D’où est venu votre intérêt pour les enjeux d’équité en santé ?
Lors de mes recherches en pharmacologie, mon épouse, elle-même gynécologue-obstétricienne, m’a incité à m’intéresser au muscle lisse utérin. Cela m’a permis d’élargir mes recherches à la menace d’accouchement prématuré et à la prééclampsie. Je suis donc arrivé vers l’obstétrique à travers la pharmacologie. Par ailleurs, en tant qu’hépatologue généraliste, je rencontre surtout des personnes obèses, ayant un trouble de la consommation de l’alcool ou des migrants avec des hépatites virales. Ces patients sont en majorité des personnes défavorisées. C’est pourquoi j’ai cherché à mieux comprendre la façon dont ces populations interagissent avec le système de santé. Enfin, j’ai entendu à la radio l’économiste Esther Duflo, qui a reçu le Nobel d’économie en 2019 pour ses travaux sur la pauvreté et les questions de développement.
Elle présentait ses études sur les incitations financières à visées sociales, dans le domaine de la scolarisation ou de la vaccination, par exemple. L’incitation économique s’inscrit dans la lignée du « nudge » en économie comportementale. Le « nudge » est un outil de suggestion disposé dans l’environnement, destiné à nous aider à faire le bon choix, pour notre propre intérêt ou celui de la société. C’est un coup de pouce pour inciter quelqu’un à réaliser l’action que l’on désire. Un des nudges les plus connus est la fausse mouche apposée au centre des urinoirs à l’aéroport d’Amsterdam pour inciter les hommes à la viser, réduisant ainsi les salissures. J’ai contacté Esther Duflo et nous avons échangé. C’est ainsi qu’est né le projet Naître.
Quel est le dispositif de l’étude Naître ?
L’idée est partie du renoncement aux soins, très élevé au sein des ménages dont le revenu est le plus faible. En périnatalité, nous savons qu’un statut socio-économique faible est lié à un risque de soins prénatals inadéquats, lui-même à l’origine de complications de la grossesse. Les populations migrantes, et notamment les femmes originaires d’Afrique subsaharienne et d’Afrique du Nord, sont particulièrement concernées. Nous avons donc construit un essai randomisé en grappe pour évaluer l’impact d’incitations économiques conditionnées sur le devenir de la grossesse de femmes couvertes par la Couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) ou l’Aide médicale d’État (AME). Il a été financé par la Direction générale de l’offre de soins et dirigé par Laurent Laforêt, le chef de projet de l’étude Naître. Le critère de jugement principal est composite et concerne l’apparition d’au moins une complication significative pour la mère et/ou son enfant. Au total, 32 maternités de toute la France ont participé à l’étude. En pratique, il s’agissait d’évaluer si un transfert monétaire de 30 euros à chaque consultation prénatale programmée peut réduire les complications maternelles et périnatales chez les femmes sans ressources provenant du travail. Dans ma conception, l’incitation ne devait pas avoir un caractère punitif. J’avais deux impératifs : que le dispositif ne soit pas conditionné au fait que la femme ait un compte en banque, et qu’il ne soit pas stigmatisant. C’est pourquoi nous n’avons pas retenu le don d’un bon d’achat, qui serait un marqueur indirect de pauvreté. À l’inclusion, lors d’une première consultation en maternité, les femmes recevaient une carte de paiement, mais celle-ci n’est créditée qu’après chaque consultation honorée. Cette carte permettait des achats en magasin seulement, mais pas de retrait d’espèces ni d’achats en ligne. Au total, 3777 femmes ont été incluses, dont 1984 dans le groupe intervention et 1791 dans le groupe contrôle. En pré-analyse, l’incitation économique a permis une réduction relative de 50 % du suivi prénatal inadéquat et de 27 % du risque de petit poids de naissance ou de prématurité. Pour l’instant, les résultats ne sont pas consolidés.
Comment l’étude a-t-elle été accueillie ?
L’étude a suscité la controverse. Son acceptabilité sociale est questionnée : la fin justifie-t-elle les moyens ? Quand j’ai commencé à travailler sur le projet, ce fut un cauchemar. Nous espérions nous appuyer sur les centres municipaux de santé de Seine-Saint-Denis, mais nous avons rencontré une levée de boucliers des professionnels de santé. Très hostiles aux incitations financières, ils évoquaient un risque de « marchandisation du soin », estimant que cela altérerait le colloque singulier ou que les ressources utilisées pourraient être déployées ailleurs. Pour eux, le suivi sous-optimal de certaines populations de femmes précaires ne relevait pas d’un problème d’accès aux soins. Venant du CHU de Dijon, j’ai aussi été perçu comme un universitaire hors sol. J’ai argumenté en expliquant qu’une incitation financière ne pourrait fonctionner que si l’offre de soins existe effectivement, ce qui est le cas.
Le projet d’étude a aussi été rejeté par le Comité de protection des personnes (CPP) la première année où nous l’avons déposé. Ce comité d’éthique a rendu un premier rapport où il estimait que l’argent n’était pas la principale source de la vulnérabilité des femmes et qu’il ne devrait pas être au centre d’une telle étude. L’essai était aussi suspecté d’avoir un effet pervers, « celui d’accentuer chez ces femmes en précarité que c’est quand elles sont enceintes qu’elles sont intéressantes ». Il était même écrit que « cela conduit les familles en précarité à avoir souvent beaucoup d’enfants » ! Un autre argument était que le dispositif perturberait la relation de soins, avec un praticien moins bien rémunéré que la patiente, à 25 euros la consultation, contre 30 euros pour la femme. À la place, le CPP proposait d’offrir plutôt un soin de beauté, de coiffure ou de massage aux femmes comme contrepartie pour « les valoriser ».
Le refus était incompréhensible et, à mon sens, le CPP a confondu morale et éthique. La morale est contingente et dépend du contexte, ce qui n’est pas le cas de l’éthique. Cette dernière ne pose pas la question du bien et du mal, qui est celle de la morale. Par définition, la réflexion éthique est engagée lorsqu’on ne sait plus ce qu’il est juste de faire, lorsqu’on a perdu le repère. Le CPP suspectait les femmes pauvres de mal dépenser leur argent et leur a par la suite interdit la possibilité de bloquer l’argent ou de faire des achats en ligne. C’est pourquoi le dispositif repose sur une carte de paiement valable en magasin, créditée à chaque consultation.
Qu’en pensent les femmes concernées ?
Le dispositif était accusé d’être paternaliste et de ne pas permettre une information éclairée des femmes. Nous avons donc mené une enquête à la fois auprès d’elles et des professionnels de santé pour connaître leur point de vue. L’étude vient d’être publiée dans le British Medical Journal open (1). Elle inclut 26 femmes en situation de précarité, dont 14 bénéficiaires du dispositif et 12 non-bénéficiaires, interrogées après l’accouchement. Nous avons aussi interrogé sept professionnels de santé. Ce qui m’a le plus frappé est que les bénéficiaires ont rapporté un sentiment de reconnaissance à travers le dispositif, au-delà du soutien économique. Cela leur a donné le sentiment qu’elles comptent et qu’on se soucie d’elles. Elles ne se sont pas senties stigmatisées. Nos analyses montrent aussi que les femmes n’ont pas thésaurisé l’argent, mais l’ont dépensé rapidement, majoritairement en produits alimentaires.
Les professionnels, en revanche, perçoivent le dispositif de façon négative. Globalement, ils restent peu convaincus et réticents, craignant que le dispositif ne perturbe leur relation aux patientes et estimant qu’une meilleure utilisation des fonds pourrait être faite. Pourtant, dans le cadre de l’étude, pour éviter toute gêne aux professionnels, ce fut un membre de notre équipe de recherche qui activait le paiement de la compensation financière. Nous gérions aussi les appels des femmes, inquiètes parfois de ne pas recevoir ce qui était annoncé.
Le fait que le CPP ait suggéré que nous proposions des soins esthétiques à la place d’une compensation financière relève d’une méconnaissance absolue de ce que signifie être pauvre. Les critiques me font penser à une série d’articles du Monde pendant la crise des Gilets jaunes. Suite au portrait d’un couple avec deux enfants, vivant avec 2300 euros par mois, aides sociales incluses (2), les commentaires critiques de leurs dépenses ont été nombreux. Le journal Le Monde a ainsi analysé comment les personnes vivant sous le seuil de pauvreté sont souvent soupçonnées de faire de mauvais choix ou de mal gérer leur argent (3). Or, comme tout le monde, elles peuvent faire de mauvais choix, mais on oublie alors qu’elles le font avec bien plus de contraintes que les autres, qu’elles doivent en permanence faire des arbitrages bugétaires. Ces jugements sont bien plus paternalistes que l’incitation économique elle-même. Elle relève davantage d’une forme de redistribution.
Comment avez-vous choisi les critères des bénéficiaires de l’étude ?
Il était possible d’adopter une approche géographique, en réservant l’incitation aux femmes résidant dans certaines zones géographiques défavorisées. Mais en réalité, ce n’est pas pareil d’être pauvre dans un environnement défavorisé ou dans un environnement qui ne l’est pas, en termes d’offre et d’accès aux soins. Nous avons donc retenu comme critère le statut des femmes en matière de couverture sociale. Bénéficier de la CMU-C ou de l’AME est un marqueur de précarité. Le fait que l’AME cible les étrangers en situation irrégulière reste cependant une épine irritative pour certains. Nous avons même dû argumenter avec le CPP pour expliquer que, dans tous les cas, les femmes bénéficiaires de l’AME sont prises en charge par notre système de soins et que notre intervention pourrait réduire les issues sous-optimales, elles-mêmes coûteuses.
Le dispositif de l’étude pourrait-il être généralisé ?
D’un point de vue technique, l’incitation économique est facile à généraliser pour les femmes en situation de précarité. En pratique, il faudrait une étude de mise en œuvre préalable. Il faudrait aussi choisir entre incitation conditionnelle, où l’argent n’est donné que si la femme assiste effectivement à la consultation, ou inconditionnelle. Avant, les allocations prénatales étaient bien conditionnées au fait que les femmes aillent en consultation de suivi de grossesse.
Pour l’instant, alors que l’étude médico-économique est en cours et que les résultats ne sont pas consolidés, nous ne pouvons affirmer que le dispositif est coût-efficace. Nous sommes en train de chiffrer ce que ce système de prévention permettrait d’économiser, du fait de la réduction de soins et des issues sous-optimales de grossesse. Pour cela, nous devons comparer les résultats des femmes qui ont été incluses dans les deux bras de l’étude (incitation économique ou groupe contrôle) en analysant aussi les données des femmes perdues de vue, car sinon les résultats pourraient être faussés. L’extraction des données du Système national des données de santé et le chaînage à nos propres données sont en cours et nous collectons l’ensemble de la consommation de biens et services de santé de toutes les femmes.
On pourrait considérer que le dispositif est trop coûteux par rapport à ce qu’il permet d’économiser. Au total, chaque femme ne peut recevoir que 180 euros pour 6 consultations. En réalité, en moyenne, le coût est de 100 euros par femme. C’est donc peu si le dispositif était réservé aux femmes en situation de précarité. Même si le dispositif était généralisé à toutes les femmes, il reviendrait moins cher que le chèque-essence, par exemple.
L’approche préventive d’équité en santé semble encore modeste en France…
L’idée d’une incitation économique pour introduire davantage d’équité dans le système de soins fait son chemin. Un essai sur l’incitation économique dans le cadre du sevrage tabagique chez les femmes enceintes a été accepté. Un autre essai, que je coordonne, évalue également un dispositif d’incitation pour le dépistage du cancer du du col de l’utérus. Il a été autorisé sans difficulté par le CPP.
Par contre, à l’échelle des politiques publiques, la prise en compte des inégalités reste rudimentaire. Notre système d’incitation économique visait à trouver une approche innovante pour passer de l’idée à la pratique et rejoindre les populations défavorisées. Je ne suis pas un absolu défenseur des incitations économiques, mais quand je constate un problème, je ne peux rester sans chercher des solutions.
■ Propos recueillis par Nour Richard-Guerroudj
Pour en savoir plus :
(1) Bardou M., Meunier-Beillard N., Godard-Marceau A., on behalf of the NAITRE Study group, et al. Women and health professionals’ perspectives on a conditional cash transfer programme to improve pregnancy follow-up: a qualitative analysis of the NAITRE randomised controlled study. BMJ Open 2023;13:e067066. doi: 10.1136/bmjopen-2022-067066
(2) Faustine Vincent. « Gilets jaunes : Arnaud et Jessica, la vie à l’euro près ». Le Monde, 15 décembre 2018
(3) Faustine Vincent. « Gilets jaunes : pourquoi le quotidien d’un couple dérange une partie de nos lecteurs ». Le Monde, 20 décembre 2018