Covid-19 : Adapter sa pratique libérale

En pleine épidémie de covid-19, comment les sages-femmes libérales continuent-elles de travailler ? Organisation du cabinet, visites à domicile, équipements de protection, décontamination, téléconsultations et hygiène drastique. Pour celles qui refusent de lâcher leurs patientes malgré la baisse de revenus, tout est à repenser.

La sage-femme libérale Céline Puill, lors d'une visite à domicile chez une patiente à Fontenay-sous-Bois.

« J’ai eu des pics de stress. Quand je dois aller chez une patiente que je ne connais pas, c’est horrible. J’ai peur d’attraper ce virus et de le transmettre. Si cela arrivait, ce serait affreux. L’horreur ! … et puis la honte aussi. Cela voudrait dire que j’ai complètement échoué dans ma gestion du risque. » Au soir du jeudi 19 mars, la sage-femme libérale Céline Puill s’adapte en urgence. Son cabinet se situe à Fontenay-sous-Bois, en région parisienne. 

Si nombre de ses consœurs ont renoncé, quelques-unes ont choisi de poursuivre une partie de leur activité. Mais pour continuer à soutenir les patientes au cœur de l’épidémie de covid-19, il faut mettre en place de nouvelles pratiques. Celles qui ont fait ce choix se rejoignent sur les principes généraux à mettre en place. L’hygiène doit être drastique. Mais sans recommandations détaillées provenant de leurs tutelles, chacune fait un peu à sa façon. « Entre la ville et la campagne, les contraintes sont très différentes », ajoute Laurence Platel, dont le cabinet se situe à Saint-Sébastien-sur Loire, en banlieue nantaise. Quoi qu’il en soit, toute patiente qui présente un tableau clinique évocateur du covid-19 doit être orientée vers un généraliste ou vers les urgences médicales si elle se trouve en détresse respiratoire.

ANNULER

Globalement, toutes les sages-femmes ont abandonné les consultations « non urgentes », même si ce terme n’est pas toujours simple à définir. Dans un communiqué du 15 mars, le Conseil national de l’Ordre des sages-femmes a d’ailleurs demandé aux professionnelles de « limiter leur activité en présentiel aux consultations essentielles ». Les professionnelles interrogées ont par exemple annulé l’ensemble de leurs consultations de rééducation du périnée, certaines ayant tout de même conseillé à leurs patientes quelques exercices à faire à la maison. Côté gynécologie et contraception, les professionnelles ont aussi supprimé la plupart des rendez-vous. Mais certaines demandes restent urgentes, encore plus dans ce domaine. 

Une sage-femme cite en exemple un diagnostic de bartholinite réalisé la semaine passée, tandis qu’une autre mentionne la mise en place d’une contraception en post-partum. « J’ai posé un implant voilà quelques jours. J’ai donc accepté de recevoir une patiente en consultation, mais je ne lui ai pas fait son frottis, pour ne pas encombrer les labos d’analyse », explique Aurélie Albandéa, qui se partage entre un cabinet à Chevigny-Saint-Sauveur, dans la métropole dijonnaise, et un autre à Arceau, un village de campagne situé à vingt minutes en voiture de Dijon. 

Depuis le 15 mars, les femmes peuvent prolonger la prescription de leur pilule avec une ancienne ordonnance et la contraception d’urgence est disponible en pharmacie sans prescription. Mais Christelle Morin, qui a un cabinet dans le vingtième arrondissement de Paris, s’interroge : « Qui va contrôler leur tension ? Le pharmacien ? Pour les nouvelles patientes, prend-on le risque d’une prescription à distance en reportant la prise de tension dans 3 mois ou doit-on prescrire des micro-progestatifs malgré le risque d’importants effets indésirables ? » Pour les sages-femmes aussi, le diable se cache dans les détails.

Pour Yasmin El Karoui, qui travaille à Paris, dans le vingtième arrondissement, « les IVG médicamenteuses restent une priorité. Pour ce motif, j’assure les consultations gynécologiques comme d’habitude. Je continue aussi de recevoir les patientes que je ne connais pas ou celles qui ne précisent rien à propos du motif. Car il n’est alors pas rare de découvrir une demande d’IVG. »

Dans leur cabinet, en périphérie de Nantes, Laurence Platel et ses trois collègues ont décidé de reporter les consultations postnatales habituellement réalisées six à huit semaines après l’accouchement. « Nous faisons parvenir aux patientes une ordonnance de désogestrel, mais la plupart l’ont déjà en sortie de maternité », précise-t-elle. Pour sa part, elle n’est plus sur le terrain, mais travaille depuis sa maison, en téléconsultation. Elles sont seulement deux à recevoir et visiter les patientes.

DÉSINFECTER

Pour accueillir des patientes au cabinet, toutes ont modifié leur planning, prévoyant de 15 à 45 minutes entre deux patientes. Non seulement les femmes ne doivent pas se croiser, mais il faut surtout tout désinfecter : table d’examen évidemment, mais aussi bureau, lecteur de carte Vitale, clavier de carte bancaire, siège, poignées de portes, toilettes… « Chez nous, la porte du cabinet reste fermée à clé, raconte Laurence Platel. Les patientes attendent sur le parking, dans leur voiture. C’est une sage-femme qui va ouvrir la porte pour faire entrer une patiente. Cette dernière doit ensuite se passer les mains au gel hydroalcoolique. Nos collègues kinésithérapeutes, qui ont fermé leur cabinet, nous ont donné le leur. Auparavant, nous avons rappelé toutes nos patientes pour leur expliquer ce nouveau fonctionnement. »

De son côté, Ornella Ferrari, qui continue de recevoir des patientes dans son cabinet de Boulogne-Billancourt, en région parisienne, appelle également chacune d’entre elles, pour vérifier qu’une « consultation en présentiel est indispensable » et s’assurer qu’elles ne présentent aucun symptôme de covid-19. « Je leur demande aussi de bien veiller à l’horaire du rendez-vous. Elles ne doivent être ni en retard ni en avance, ajoute-t-elle. Si je suis en retard, elles doivent attendre à l’extérieur du cabinet, dans leur voiture si possible. Tout accompagnateur est interdit. Dans la salle d’attente, j’ai retiré toutes les revues, les livres, les jouets pour enfants… J’ai aussi, évidemment, collé l’affiche sur les gestes barrière. »

AU DOMICILE

« Nous avons deux sons de cloche, déplore-t-elle. Pour protéger la mère et le bébé, nous devons aller à domicile. Sauf que nous n’y avons aucune maîtrise des contacts. Il y aussi le père, les autres enfants, peut-être d’autres personnes. Au cabinet, la patiente est seule. Je peux tout désinfecter. Je change aussi de blouse entre deux patientes. » C’est aussi pour cette raison que Laurence Platel et ses collègues ont décidé de faire le moins possible de visites à domicile. « Même pour les sorties précoces, nous faisons venir les femmes et leur bébé au cabinet, précise-t-elle. Pour les rares visites à domicile que mes collègues ont conservé, elles tentent de respecter les consignes de désinfection. Elles n’emmènent pas les sangles des monito, mais demandent aux patientes de préparer des foulards en remplacement. Elles leur demandent aussi de planquer leurs enfants. Nos valises ne sont pas faciles à nettoyer. Elles ne savent pas toujours où les poser. Il faut penser au moindre détail. » 

Céline Puill a quant à elle fait le choix de ne conserver que des visites à domicile. « J’ai tout annulé au cabinet et j’utilise désormais cet espace comme un sas, où je m’habille et me déshabille entre mon domicile et celui des patientes », explique-t-elle. Elle y change notamment de tenue et de chaussures. Auparavant, elle envoie un sms à chaque patiente. Ce message leur demande de signaler immédiatement tout symptôme évocateur de covid-19, d’aérer avant son arrivée, de dégager un espace pour elle – table et chaise -, de conserver une distance de sécurité d’1,5 mètre, de prévoir carte Vitale, carnet de santé et de quoi changer le bébé pour rester dans une seule pièce, une poubelle accessible, ainsi qu’un sac en toile plastifiée comme ceux des grands magasins, qui permettra de peser le bébé et peut être lavé à 60 degrés. Dans le cas contraire, elle en a un avec elle. Elle prévient également qu’elle arrivera avec un masque et des gants. 

« Quand j’arrive chez une patiente, je laisse mon manteau, mon écharpe, mon casque de vélo dans un sac poubelle à l’extérieur du logement, dans le couloir de l’immeuble, explique-t-elle. Comme j’ai sonné en bas à l’interphone, la porte d’entrée est ouverte quand j’arrive. Je mets un masque et me nettoie les mains au gel hydroalcoolique. Ensuite, j’entre et pose mon sac sur la table, à l’endroit qui a été dégagé pour mon arrivée. Je me déplace avec mon eau de Javel, que j’utilise si nécessaire. Si la patiente a un tensiomètre, je me sers du sien. Si je dois utiliser le mien, ainsi que mon stéthoscope, je les lave après utilisation avant de les remettre dans mon sac. » Quand elle rentre chez elle, comme toutes ses collègues, ses premiers gestes visent à se laver les mains et le visage, mettre ses vêtements à la lessive et prendre une douche. Toutes craignent de rapporter le Sars-Cov-2 à la maison.

TÉLÉCONSULTATIONS

Peu à peu, les sages-femmes passent aux téléconsultations. Côté outil, chacune a ses préférences : téléphone ou visio-conférence avec Skype, Zoom, Signal, Hangouts… Ces outils sont surtout utilisés pour des consultations prénatales non urgentes, essentiellement en préparation à la naissance. « Nous nous questionnons sur la présence des anesthésistes en salle de naissance au moment où nous serons au pic de l’épidémie, souligne Aurélie Albandéa. Nous ne pouvons pas laisser les patientes accoucher dans ces conditions sans aucune préparation ! Par ailleurs, en acceptant de suivre une grossesse, je me suis engagée moralement auprès des femmes et des couples. Je ne peux pas les laisser tomber. » 

Dès le début du confinement, plusieurs sages-femmes ont décidé d’assurer des téléconsultations. « Je perds de l’argent. Je savais que ces consultations ne seraient pas rémunérées. Mais tant pis, c’est un choix. Cette crise sanitaire dépasse les questions de rentabilité. Il faut qu’on soit solidaires ! », témoigne une sage-femme qui désire garder l’anonymat.

Dans un arrêté du 19 mars, venant compléter celui du 14 mars et publié au journal officiel le 20 mars, le gouvernement a autorisé la « télésanté » aux sages-femmes jusqu’au 31 mai 2020. « Ces actes de téléconsultations peuvent être facturés à l’Assurance Maladie dans les mêmes conditions que les consultations en présentiel soit à hauteur de 25 euros pour le territoire métropolitain (27,30 euros pour les DROM) », précise l’Assurance maladie. Ils seront pris en charge à 100% par l’Assurance maladie obligatoire jusqu’au sixième mois de grossesse, puis à 100% par l’assurance maternité ensuite.

QUELLE COTATION ?

Problème : les sages-femmes ne peuvent coter qu’une téléconsultation simple, codée TCG. Autrement dit, seules les consultations médicales, de type obstétrique et gynécologie, devraient être payées. Pas les consultations de préparation à la naissance, ni l’entretien prénatal précoce pourtant obligatoire. L’Organisation nationale syndicale des sages-femmes (ONSSF) est montée au créneau le 22 mars. Elle a appelé les sages-femmes « à réaliser ces actes en télémédecine et à facturer ces actes à la CNAMTS, dès lundi 23 mars ».

De son côté, Laurence Platel a déjà assuré un cours de préparation à la naissance en groupe. Elle a retrouvé simultanément trois patientes en visioconsultation, après les avoir prévenues du manque de sécurisation de ce type d’échange. À sa surprise, les femmes ont profité de ce dispositif pour aborder des problématiques très intimes, dont elles ne parlent jamais en groupe et rarement en consultation individuelle.

Côté pratique, le choix de l’outil est compliqué, d’autant plus que nombre de nouveaux acteurs se précipitent sur le marché, quand les anciens assaillent les professionnels de santé d’un marketing agressif. « On a l’impression de voir les vautours débarquer dans nos e-mails déjà surchargés », commente une praticienne. Des médecins généralistes ont également signalé du détournement de patientèle par un site qui propose des téléconsultations aux patients dont le médecin ne serait pas disponible. Les malades s’y trompent, et pensent consulter un confrère du même cabinet. Tous les noms des sages-femmes que nous avons recherchés figuraient également sur ce site.

ET LES MASQUES ? 

Autre grave problème, qui n’épargne pas les sages-femmes libérales : la pénurie d’équipements de protection. « Ma dentiste, qui a suspendu son activité, nous a donné ses masques », témoigne Laurence Platel. Alors que les autorités ont réquisitionné tous les masques pour organiser leur distribution, au matin du 17 mars, l’arrêté publié à ce sujet oubliait tout simplement les sages-femmes. L’Ordre de la profession est monté au créneau et l’arrêté était corrigé dans la soirée. 

Résultat : alors que les médecins généralistes, infirmiers et pharmaciens sont censés recevoir 18 masques par semaine, les sages-femmes n’en recevront que 6 sur la même durée, s’ils sont disponibles. Exclusivement des masques chirurgicaux, qui ne protègent pas le porteur du masque, mais protègent son entourage, contrairement aux masques FFP2. En outre, pour conserver son efficacité, un masque chirurgical ne doit pas être porté plus de 4 heures (contre 8 heures pour le masque FFP2). 

Certes, les sages-femmes ne font aucune manipulation au niveau de la sphère ORL, mais elles s’exposent tout de même au virus. Elles doivent être protégées et doivent protéger leurs patientes. Pourtant, dans son communiqué mis à jour le 24 mars sur la « stratégie de gestion et d’utilisation des masques de protection », le ministère de la Santé écrit que « les sages-femmes libérales pourront disposer de masques chirurgicaux pour prendre en charge les femmes confirmées covid-19 ».

À en croire ce texte, les sages-femmes devraient voir en consultation ou en visite à domicile des femmes porteuses du virus et malades, excrétant donc une charge virale supérieure à celle des personnes asymptomatiques ou pauci-symptomatiques, sans protection, puisque celle-ci ne peut être assurée que par un masque FFP2. En outre, ce communiqué paraît aussi recommander aux sages-femmes de ne porter aucun masque, même chirurgical, en présence de patientes asymptomatiques ou dont le covid-19 n’a pas été confirmé. C’est pourtant la seule façon de protéger ses patientes si l’on est soi-même porteur asymptomatique du Sars-Covid-2. C’est donc un peu comme ci, à travers ce communiqué, le ministère de la Santé recommandait aux sages-femmes de s’infecter puis de transmettre le virus à leurs patientes encore épargnées.

Heureusement, en présence de leurs patientes et de leurs bébés, toutes les sages-femmes interrogées ont décidé de porter un masque chirurgical en continu. Ces professionnelles ont d’ailleurs l’habitude de se rééquiper chaque année. Certaines disposent même de masques FFP2 (lire « La colère d’une sage-femme ») qu’elles portent lors des consultations de patientes qui présentent des symptômes évocateurs du covid-19.

Pour adapter leur pratique à ce contexte épidémique, les sages-femmes libérales doivent donc prendre des risques, repenser chaque geste, soupeser chaque décision. L’Association nationale des sages-femmes libérales (ANSFL) cherche à les aider. Mais elle s’est beaucoup questionnée sur les consignes à transmettre. « Quelle légitimité avons-nous pour transmettre des consignes ? demande Laurence Platel, vice-présidente de l’association. Nous ne pouvons présenter notre réflexion personnelle comme une vérité à suivre. » Face au silence des autorités sanitaires, la profession a commencé à s’organiser. L’ANSFL participe à une « cellule de crise sage-femme covid-19 » mise en place avec le Collège national des sages-femmes (CNSF), l’Ordre, et d’autres associations professionnelles. De son côté, le CNSF a lancé un questionnaire à destination des libérales pour essayer d’identifier leurs besoins et répondre à leurs questions. Le 23 mars, la cellule annonçait travailler sur une fiche pratique à l’attention des libérales. Les sages-femmes peuvent aussi directement envoyer leurs questions aux membres de la cellule de crise, à cette adresse électronique : sf.urgence.covid@gmail.com. Les informations évoluant très rapidement, le travail est difficile. Et il n’est pas rare qu’à peine publiées, certaines informations soient déjà obsolètes. C’est peut-être aussi le cas de cet article, rédigé le 24 mars, à partir de plusieurs témoignages dont les plus anciens remontent au 18 mars.