« Nous avons pour l’instant peu de femmes enceintes malades. Nous avons donc une certaine “avance” à Paris, par rapport aux maternités du Grand-Est qui ont été noyées d’emblée. » Jacky Nizard, gynécologue-obstétricien, travaille à la maternité de la Pitié-Salpêtrière. Il s’exprime avec calme, avant la tempête attendue. « Nous constatons une augmentation progressive des cas de femmes enceintes depuis le lundi 9 mars, alors que le service de réanimation était déjà plein de malades du Covid, confie-t-il. Ce lundi-là a été notre baptême du feu en maternité. »
Première patiente
Un peu plus d’une semaine avant le confinement national, une patiente enceinte se présente dans un autre hôpital avec des symptômes typiques du Covid-19. Devant l’aggravation de son état respiratoire, elle est transférée en réanimation à la Pitié-Salpêtrière, à 34 semaines d’aménorrhées. Les obstétriciens consultent alors leurs collègues de réanimation, qui n’avaient pas encore pris en charge de femme enceinte avec des difficultés respiratoires durant cette épidémie. Les réanimateurs savent que, dans cette situation, l’état des “patients Covid” peut se dégrader très vite, parfois en quelques heures, vers un syndrome de détresse respiratoire aigüe. Une césarienne en urgence est décidée d’emblée, sous anesthésie générale et intubation. Le bébé, prématuré, a été pris en charge en néonatologie sur le site.
« Les pédiatres ont choisi d’accueillir le bébé au bloc pour ne pas contaminer le reste du service de néonatologie, poursuit Jacky Nizard. La patiente a été hospitalisée en réanimation, puis en pneumologie, sans nécessiter de respirateur artificiel. Elle est sortie trois jours après. Elle se porte bien, de même que son bébé. Nous pensons que la césarienne l’a aidée à récupérer, comme dans toutes les infections respiratoires survenant au troisième trimestre de la grossesse, et non pas uniquement dans les cas de Covid. »
Depuis, aucun autre cas grave n’a nécessité de césarienne à la Pitié-Salpêtrière à ce jour. Mais au moins une femme enceinte se présente chaque jour avec des symptômes du Covid. Cette montée en charge encore progressive permet aux équipes d’ajuster le dispositif en place pour accueillir les cas. « Avant cette première patiente, nous étions prêts. Nous avions revu les parcours pour éviter les infections, réorganisé les services, etc. Mais cette première prise en charge nous a permis de passer l’épreuve du feu. Nous avons pu nous ajuster et revoir la façon de s’habiller et de se déshabiller, en tenue complète, pour entrer au bloc, et où le faire, par exemple. L’AP-HP avait prodigué des cours d’habillage spécifique aux soignants. Depuis, nous avons simplifié certaines procédures. »
« Nous accueillerons tous des malades »
Une réunion des chefs de service de gynécologie-obstétrique de l’AP-HP s’est tenue le mardi 10 mars, pour éviter la panique dans les établissements. « Nous voulions surtout empêcher qu’une femme enceinte ne soit amenée en ambulance, pour la moindre toux, vers une maternité d’un hôpital-centre de référence du Covid. Nous nous sommes mis d’accord pour dire que nous aurions tous des femmes enceintes porteuses du virus dans nos services et que nous aurions tous des malades plus ou moins sévères. Toutes les maternités publiques se sont adaptées et ont défini leurs capacités de prise en charge. »
Pour anticiper l’afflux de patientes, les soins non-urgents ont été déprogrammés. Pour les femmes à bas risque, les consultations de suivi de grossesse ne sont plus proposées à l’hôpital entre les trois échographies de la grossesse, quand elle est normale. Les consultations d’anesthésie se déroulent par téléphone et certains prélèvements et analyses d’usage sont encore réalisés, mais en ville pour l’instant. « Pour les femmes à bas risque, certaines consultations et analyses n’apportent pas de bénéfice de toute façon. Nous pourrons tirer des enseignements de ces adaptations plus tard. Pour l’instant, cela permet de réorienter les effectifs ailleurs, d’organiser le télétravail pour les médecins à tour de rôle, pour éviter d’être tous malades en même temps par la suite. » Les parcours des patientes sont fléchés. Des consultations d’échographie ont été dédiées aux “patientes Covid”, pour éviter la contamination des soignants. « C’est vraiment notre obsession. »
Éviter les contaminations
Seul le ou la partenaire est admis en salle de naissance. « Mais nous envisageons de ne plus les autoriser du tout. Cela risque d’arriver. » Ils ne sont déjà plus admis au bloc obstétrical pour les césariennes, ni dans la salle d’examen des nouveau-nés. Aucune autre visite n’est tolérée dans le service. Mais chaque décision est amenée à évoluer en fonction de la situation. « Le problème de l’accompagnant en salle de naissance est majeur et nous devons prendre en compte, en plus des risques médicaux, les demandes des femmes/couples. »
Certains soignants sont déjà malades, y compris en maternité. À la Pitié-Salpêtrière, ils attendent les résultats de leur test et respectent un confinement. « Pour l’instant, les soignants testés positifs ne viennent pas travailler. Mais cela changera sûrement quand nous aurons besoin d’eux si leurs symptômes sont légers. L’AP-HP a octroyé des arrêts de travail aux soignantes enceintes au troisième trimestre (elles font partie des patients classés à risque par le Haut Conseil de santé publique, ndlr) mais certaines ont choisi de venir. Les étudiants médecins ou sages-femmes aussi sont là. En tant que stagiaires, ils font partie des effectifs et nous continuons de les former. J’assure des cours aux étudiants de médecine par visio-conférence, même si certains sont dans une pièce juste à côté, pour éviter de les regrouper. »
L’objectif de la Pitié-Salpêtrière est de tenir sur la durée. « Nous organisons une montée en charge de l’activité. Certains bâtiments de l’hôpital sont progressivement réservés aux patients Covid, étage par étage. Nous allons essayer de moins hospitaliser de malades. En fonction de la situation, nous aurons recours à des procédures dégradées. Les maternités de l’AP-HP vont rester ouvertes, car il s’agit pour la plupart de gros centres. En revanche, les cliniques privées et les petites structures risquent de fermer par manque de personnel. S’il leur manque trois ou quatre médecins ou professionnels par garde, ils ne pourront pas fonctionner. Mais le transfert de leurs patientes vers les maternités de l’AP-HP n’a pas encore été formellement anticipé ni organisé. »
Gestion au plus juste
La Pitié-Salpêtrière doit aussi gérer la pénurie de masques. « Nous avons connu des vols comme dans tous les hôpitaux du monde, de la part de soignants. Les masques FFP2 sont désormais derrière une porte à code et numérotés. Les masques chirurgicaux sont dans une boite sur une table devant toute l’équipe et chacun signe pour avoir son masque. Les stocks sont bas et nous anticipons le manque. » Aujourd’hui, tous les soignants portent en permanence des masques chirurgicaux, réservant les FFP2 aux soins spécifiques des femmes malades.
En suite de couches, ce sont les patientes qui ont dérobé les flacons de gel disposés dans leurs chambres. Près de 45 bouteilles ont disparu d’un coup au début. Désormais, les flacons sont eux aussi surveillés.
La Pitié-Salpêtrière a également pris ses dispositions face au manque de tests. Alors que tout le monde recommande de tester, la maternité a décidé de s’en passer. « Le résultat n’a aucune influence sur la conduite à tenir. Nous ne prélevons donc pas les femmes enceintes avec des symptômes légers, témoigne Jacky Nizard. Ces tests sont précieux et nous les économisons. » Lorsqu’une femme enceinte a 38° de fièvre et un syndrome grippal, les médecins vérifient qu’elle ne présente aucune complication. Puis, au cas par cas, elle est renvoyée chez elle, l’hôpital prenant de ses nouvelles par mail toutes les 48 heures.
Rassurer et informer les patientes
Pour l’instant, les équipes tentent de rassurer les femmes enceintes. Une sage-femme est dédiée aux femmes qui présentent des symptômes du Covid depuis le lundi 16 mars. « Les femmes ont peur. Une sage-femme s’est proposée en renfort. Pour l’instant, nous n’avons pas souhaité l’exposer en salle de naissance. Elle se charge donc de rappeler les femmes, de décaler leurs consultations, de répondre à leurs questions et de prendre de leurs nouvelles. Les futures mamans sont surprises, car les soignants hospitaliers n’appellent jamais eux-mêmes les patientes. Elles apprécient d’autant plus ce dispositif. »
Elles l’apprécient d’autant plus que, peu préparés, les professionnels hospitaliers et de ville ont dû s’adapter en urgence. Chacun cherche et recoupe une masse d’informations pour, à son tour, prévenir les femmes enceintes de nouvelles organisations, sans cesse évolutives.
Le suivi des patientes à leur retour à domicile semble par exemple incertain. Jeudi 19 mars, les agents de l’Assurance Maladie continuaient d’organiser les prises en charge dans le cadre du Prado, mais via des liaisons téléphoniques, à distance, selon Jacky Nizard. Alors que l’obstétricien anticipait les difficultés de maintien de ce service, cette organisation administrative a bien cessé depuis, selon nos informations.
« Nous avons freiné les sorties précoces. Les femmes à bas risque sortent à J3, comme les césarisées, car nous sommes inquiets de la possibilité du suivi en ville, même si nous souhaitons faire sortir les femmes le plus rapidement possible. Nous travaillons à fond avec les libérales que nous connaissons. Mais elles vont aussi être saturées, n’ont pas toutes des masques et elles vont être malades, comme nous. Elles ont également davantage de difficultés à se faire tester. » Pour imaginer des solutions de soutien aux femmes qui vont se retrouver seules à domicile en plein post-partum, Jacky Nizard échange aussi avec des patientes et avec le Collectif interassociatif autour de la naissance (Ciane).
Depuis le mardi 17 mars, Jacky Nizard, l’obstétricienne Laura Berlingo ou la sage-femme Claire Dignac, réalisent aussi de courtes vidéos informatives, mises en ligne gratuitement. Tournées en extérieur de façon artisanale – une tablette posée sur une poubelle – elles répondent aux questions des femmes. Qui peut venir en maternité ? Comment s’organisent les sorties et les visites à domicile ? Le ton semble léger et détendu alors que l’avenir s’annonce grave, mais c’est sans doute pour ne pas ajouter à l’inquiétude des patientes. En revanche, le site Internet de la maternité n’a pas pu être mis à jour.
La colère qui monte
Le temps suspendu offre l’occasion de revenir sur la gestion de cette crise. « Par le passé, nous nous étions préparés à Ébola. Nous avions eu beaucoup de moyens financiers pour nous entrainer, même si nous savions que l’arrivée du virus en France était peu probable. Nous avons aussi eu des alertes avec le Sras en 2003, le Mers en 2012, mais nous ne nous sentions pas concernés. Nous avons eu beaucoup de problèmes en 2009 avec le H1N1 et nous avions accueilli de nombreuses patientes en état sévère. Mais avec le coronavirus, les porteurs sains sont bien plus nombreux que dans les précédentes épidémies virales et le virus se propage très vite. »
Jacky Nizard le reconnait : peu de soignants ont vu venir le drame actuel, malgré le scénario chinois connu depuis décembre 2019. « Nous n’étions pas rassurés, mais les reportages et les articles nous laissaient penser que le système sanitaire chinois était moins performant que le nôtre. Nous avions aussi du mal à lire les chiffres, car le nombre de personnes réellement porteuses du virus n’a jamais été certain. Maintenant, nous pensons que le coronavirus est dix fois plus dangereux que la grippe saisonnière et qu’il va tuer davantage. »
C’est la situation italienne qui a produit l’électrochoc. « L’Italie du nord a un système de santé identique au nôtre et nous avons compris début mars que nous allions prendre cher, sans savoir où ni quand. Nous n’avions pas anticipé que le Grand-Est serait touché en premier. Chaque maternité s’est organisée, attendant le premier cas grave. »
Comme bon nombre de soignants, Jacky Nizard ne cache pas sa colère : « Nous avons eu deux retards. L’un par manque de matériel et d’anticipation pour l’approvisionnement. Nous avons perdu au moins dix jours. L’autre retard est dû au maintien des élections municipales, censées nourrir l’agenda politique. J’ai boycotté le scrutin. Je suis en colère, car on aurait dû nous dire de mettre des masques bien plus tôt, alors que le mot d’ordre était encore que seuls les patients malades devaient mettre des masques, et les soignants uniquement lors des soins. Nous nous contaminions les uns les autres depuis longtemps. »
Les équipes font bloc
Désormais, les équipes sont passées « de la panique à une grande bienveillance ». Jacky Nizard témoigne de soignants soudés et solidaires. Cette ambiance réconforte. « Nous serons sans doute submergés dans une dizaine de jours. L’afflux de patientes ne peut s’anticiper totalement. Quelles que soient les mesures que nous mettrons en place, tout dépendra du nombre de soignants et de patientes malades. Avoir le virus ne nous fait pas peur. Nous espérons seulement avoir une forme bégnine ou que les formes sévères n’arrivent pas toutes en même temps, pour que la machine puisse tourner. Nous savons qu’il y aura des décès parmi les soignants. » Devant ce constat effroyable, Jacky Nizard se raccroche aux applaudissements des Français à 20 heures. « Ils nous font du bien. » Dans les résidences confinées, un nouveau slogan commence à émerger : « du fric pour l’hôpital public ! »
Les propos de Jacky Nizard ont été recueillis le 19 mars 2020 à 21h.