Maternités menacées : l’équation impossible ?

Les petits hôpitaux réalisant moins de 300 accouchements par an situés en zone rurale sont au coeur du débat sur les fermetures de maternités. Faute de médecins, leur maintien serait dangereux selon le Gouvernement. De leur côté, les oppossants en appellent à l'égalité républiacine et demandent le maintien de services publics de proximité. La planification de l'offre de soins est en réalité un dossier complexe, mêlant considérations géographiques, économiques, sociologiques et démographiques.

Le maintien des petites maternités, souvent situées en zone rurale, est devenu le symbole de l’accessibilité des services publics. Pour le Gouvernement, elles ne peuvent être maintenues sans médecins en nombre suffisant. Agnès Buzyn l’assure : les questions économiques n’entrent pas en ligne de compte (Télécharger le document ci-dessous).

Mais la fin des exceptions géographiques entrainerait des risques pour les femmes les plus éloignées. Entre fermer ou maintenir ces petits établissements, les décideurs n’auraient-ils donc le choix qu’entre deux mauvaises solutions ?

« On ne peut rechercher l’égalité absolue entre les territoires, compte tenu de la répartition humaine en France, estime Jeanne-Marie Amat-Roze, pionnière de la géographie de la santé et professeure à l’université de Créteil à la retraite. Mais il faut de l’équité, c’est-à- dire une justice, en particulier dans les péri- phéries ou les déserts médicaux. »

Le débat sur les zones concernées est d’autant plus vif que de nombreuses maternités sont passées sous la barre des 300 accouchements annuels, seuil fixé en 1998 pour autoriser l’activité d’obstétrique.

FIN DES DÉROGATIONS ?

En 2014, la Cour des comptes dénombrait 13 maternités sous le seuil de 300 accouchements. La plupart bénéficiaient d’une dérogation en raison de leur situation géographique.

Quatre d’entre elles ont depuis été rayées de la carte et transformées en centres périnataux de proximité (CPP). Lourdes, dans les Hautes-Pyrénées, a fermé en septembre 2015, suivie par Apt (Vaucluse) en novembre 2016 puis Decazeville (Aveyron) en juillet 2017 et Die (Drôme) en décembre 2017 (lire aussi ici).

Six autres ont été adossées à des hôpitaux plus importants, dans le cadre des groupements hospitaliers de territoire (GHT) : Bourg-Saint-Maurice (Savoie), Saint-Palais (Pyrénées-Atlantiques), Saint-Affrique (Aveyron), la clinique Saint-Louis à Ganges (Hérault), Ussel (Corrèze) et Carhaix (Finistère).

Quant aux maternités de Privas (Ardèche), de Couserans (Ariège) et de Porto-Vecchio (Corse), elles sont sur la sellette, malgré le déni des autorités. En février 2019, la Cour des comptes dénombrait vingt nouvelles maternités ayant réalisé moins de 300 accouchements en 2017. Le débat entre sécurité-volume et sécurité-accessibilité se poursuit ainsi depuis plusieurs années.

La ministre de la Santé et nombre de professionnels tiennent peu ou prou le même discours: les petites maternités doivent fermer pour cause de démographie médicale sous tension. « Ne pas accepter les restructurations, c’est passer sous silence l’assouplissement de critères de sécurité où des maternités fonctionnent parfois sans pédiatre de garde, la baisse de niveau de qualification des acteurs, la multiplication des contrats intérimaires qui, malgré leur aide, ne peuvent remplacer une équipe multidisciplinaire stable», estimaient les société savantes en anesthésie, obstétrique et pédiatrie dans une tribune du Parisien du 24 février dernier.

MANQUE DE MÉDECINS

Le nombre insuffisant de médecins formés entre 1990 et 2005 serait en cause dans la pénurie actuelle, bien qu’il soit complexe de chiffrer le nombre d’obstétriciens ou d’anesthésistes en activité dans les maternités.

Des mesures correctives ont été prises, mais, en parallèle, de nombreux médecins partent à la retraite. Selon les estimations, il faudra attendre les années 2025 à 2030 pour que les tensions se réduisent.

Sociologiquement, les profils des professionnels ont aussi changé. « La jeune génération souhaite exercer en équipe, avoir une activité. Les petites maternités de moins de 500 accouchements ne leur paraissent pas attractives », explique Philippe Deruelle, du Collège national des gynécologues-obstétriciens de France.

Les gouvernements successifs ont tous rejeté la coercition pour enrayer le problème. Mais les mesures incitatives se succèdent. En discussion au Parlement, la loi Santé prévoit d’autoriser les internes à prêter main-forte aux praticiens dans les zones sous-denses.

Les contrats d’engagement de service public, accordant des primes de salaire supplémentaire, seront désormais ouverts aux étudiants de deuxième et troisième cycles des études médicales et aux praticiens à diplôme hors Union européenne (Padhue). Ces derniers pourront exercer de plein droit, après étude de leur dossier, d’ici à fin 2021.

En attendant, le recours aux intérimaires est fréquent et décrié. « Dans certains cas, la question des compétences individuelles se pose, estime Philippe Deruelle. Mais surtout, les vacataires ne sont pas à même de s’inscrire dans une réflexion et une organisation d’équipe. Or dans la majorité des accidents, c’est bien la communication et l’organisation entre soignants qui pêche. »

Dans un rapport de 2013, le député de l’Isère, Olivier Véran – alors socialiste et aujourd’hui député LREM – relevait de nombreux abus et l’absence de contrôle des contrats temporaires : cumul d’activité entre temps pleins salarié et missions courtes, organisation des gardes ne respectant pas les périodes de repos obligatoires, etc.

Les vacataires coûtent aussi très cher. En 2013, Olivier Véran rapportait qu’un praticien hospitalier gagne environ 260 euros nets par garde, contre 650 euros nets en mission temporaire. Le tarif d’une garde de 24 heures passe de 600 à 1300 euros, auxquels s’ajoutent les frais d’hébergement, de transport, de repas et les cotisations, triplant le coût global pour un hôpital.

Tous les vacataires n’auraient pas profité de leur position de force pour maintenir ce statu quo. Au Blanc, dans l’Indre, et à Bernay, dans l’Eure, des candidatures pour des postes fixes ont été déposées. Les ARS contestent cette version, estimant n’avoir pas reçu de candidature valable et ces maternités ont fermé. Ce fut aussi le cas à Die (lire aussi ici).

En tout cas, la nécessité de faire des économies ne semble pas totalement absente des décisions de fermeture. Certains s’interrogent : faut-il maintenir les petites maternités quel qu’en soit le coût ? Et quels seraient les risques de ne pas le faire ?

DISTANCE DANGEREUSE

Le nombre d’accouchements hors maternité (AHM) augmente depuis plusieurs années. En 2017, la Statistique annuelle des établissements de santé en recensait 2857. Évelyne Combier, médecin de santé publique, et Adrien Roussot, géographe de la santé au CHU de Dijon, ont dénombré 6733 AHM entre 2012 et 2014, à partir des données du PMSI : 6622 sont survenus à domicile ou pendant le transport, 111 dans des établissements sans maternité et 41 en CPP.

« Les AHM ont augmenté, passant de 2104 en 2012 à 2329 en 2014. Pour com- parer leurs issues à celles des femmes ayant accouché en maternité, nous avons exclu les femmes hospitalisées quelques jours avant l’accouchement, qui n’avaient aucune probabilité d’accoucher hors structure », précise Adrien Roussot.

Les premiers résultats, rendus publics lors du colloque Émois, à Nancy, en mars 2019, confirment les risques, déjà mis en évidence par d’autres travaux. Si la majorité des AHM concerne des femmes résidant à proximité d’une maternité, le taux d’AHM est proportionnellement plus élevé pour les femmes résidant à plus de 45 kilomètres d’un établissement. Pour cette population, le risque d’AHM est multiplié par 3,6.

« Au niveau méthodologique, nous n’avons pu discriminer les accouchements à domicile programmés transférés des accouchements extrahospitaliers inopinés », précise Évelyne Combier. Reste à savoir combien de femmes sont concernées par cet éloignement.

POPULATION À RISQUE

Dans Le Monde du 21 mars dernier, le géographe de la santé Emmanuel Vigneron estimait à 716 000 le nombre de femmes situées à plus de 45 minutes d’une maternité en 2017, soit 5 % des femmes en âge de procréer. De son côté, la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), un service gouvernemental, retient le chiffre de 320 000, soit 2,5 %.

Ces différences seraient dues aux outils de calcul qui tiennent compte de différents facteurs : heures creuse ou pleines, fonds de carte routiers actualisés, hypothèse de ralentissement en raison de la géo- graphie… « J’emploie le même outil depuis des années, souligne Emmanuel Vigneron. Cela permet des comparaisons fiables dans le temps. L’éloignement des femmes est bien en progression. »

Les temps et distances moyennes calculés par ces outils restent cependant sous-estimés car ils tablent uniquement sur la voiture comme mode de transport et ne tiennent pas compte des variations dues aux conditions climatiques, par exemple.

En 2012, la Drees rapportait que plus de 50 % des femmes accouchaient à plus de 30 minutes de leur domicile dans huit départements. La fermeture de 52 établissements depuis cette date a-t-elle changé la donne ? L’organisme doit rééditer son étude et livrer ses résultats en 2020.

Par ailleurs, pour disposer d’indicateurs fiables, la Drees analyse actuellement les impacts de la distance domicile-maternité sur la morbimortalité maternelle et fœtale, sur les pratiques professionnelles et le risque d’AHM pour la période 2014-2016.

« Lorsque l’on travaille à une échelle géographique un peu large comme celle du département, il est important de disposer de plusieurs indicateurs afin de bien décrire la situation. Le PMSI englobe des codes de communes de résidence des patientes peu précis et ne permet pas de discriminer les accouchements à domicile choisis. Le recours au Système national des données de santé nous permettra de retrouver les communes de domicile exactes des patientes et d’identifier, à partir des actes des sages-femmes, les accouchements à domicile programmés, expliquent Sylvie Rey et Muriel Barlet, de la Drees. Concernant les femmes résidant à plus de 45 minutes de leur maternité d’accouchement, nous allons vérifier si l’établissement en question était bien le plus proche. Nous pourrons évaluer si elles y ont été orientées en raison d’une pathologie ou s’il s’agissait de leur choix. Nous souhaitons aussi cartographier la proportion de femmes éloignées d’une maternité comme leur nombre absolu. Car en Lozère, par exemple, le pourcentage est élevé mais concerne un petit nombre de femmes, étant donné la faible densité du département. À l’inverse, dans les Alpes- Maritimes, le pourcentage est faible mais le nombre élevé. »

Les résultats, attendus aussi en 2020, permettront d’avancer dans les débats.

Les décrets de périnatalité de 1998 autorisent des dérogations quand « l’éloignement des établissements pratiquant l’obstétrique impose des temps de trajet excessif à une partie significative de la population. » Reste à définir quelle durée de trajet est « excessive » et à partir de quelle proportion le nombre de femmes concernées est « significatif ».

À ce jour, aucun seuil n’a été déterminé, renforçant le sentiment d’arbitraire des décisions des ARS. En 2012, l’Igas estimait nécessaire d’« assumer une fois pour toutes le fait que, si l’on veut maintenir le principe d’un accès aux soins suffisant pour tous les citoyens, il faut accepter de payer plus pour le fonctionnement de ces structures. »

L’incertitude permanente sur leur avenir a fragilisé ces établissements et contribué à dégrader les situations, laissant planer le doute sur une stratégie de pourrissement de la part des ARS (lire aussi ici).

PACK MATERNITÉ

Face aux protestations, Agnès Buzyn a annoncé le 29 mars dernier la généralisation d’un « pack de services » baptisé « Engagement maternité ». Destiné aux femmes habitant à plus de 30 minutes d’une maternité, il comprendrait le suivi de grossesse à domicile, le remboursement du transport vers la maternité et l’hébergement des femmes et de leur famille en hôtel proche de la maternité quelques jours avant le terme.

La ministre affirme aussi qu’une permanence de sages-femmes sera en place dès 2019 dans les territoires éloignés et qu’elles formeront les équipes du Samu aux accouchements en urgence.

Ces annonces ont été décriées de toutes part. L’ensemble des organisations de sages-femmes s’est étonné de n’avoir pas été consulté et demande un rendez-vous à la ministre.

« Si les pompiers peuvent jouer aux obstétriciens, alors en quoi les petites maternités seraient dangereuses ? s’indigne Évelyne Combier. De plus, les pompiers bénévoles se raréfient. À l’exception de Paris où les secouristes sont des médecins, ailleurs, un pompier peut être le plâtrier du coin. » Avec Adrien Roussot, elle pointe les zones blanches, où les médecins urgentistes sont sans cesse appelés en renfort.

« Dans le Morvan, l’organisation du Samu et du Smur couvre plusieurs départements et dépasse les frontières géographiques, explique Adrien Roussot. Si une patiente de la Nièvre appelle le 15, ce ne sont pas nécessairement les secours nivernais qui interviennent. Ils viennent parfois des départements limitrophes, par- courant de grandes distances. »

« Certains Smur couvrent des départements qui font à eux-seuls la taille de l’Ile-de-France. Dans l’Allier, la route Centre Europe Atlantique est réputée comme la plus dangereuse. Samu et Smur y interviennent tous les jours. Pourront-ils se détourner pour un accouchement ? », interroge Évelyne Combier.

Dans le Diois, en février dernier, il a fallu trois heures entre l’appel aux secours et la prise en charge d’une urgence obstétricale sévère, faute d’hélicoptère disponible (lire aussi ici).

En 2004, Gilles Bagou, référent pour l’obstétrique à la Société française de médecine d’urgence, est parvenu à imposer qu’un Smur ou Samu soit systématiquement engagé en cas d’accouchement. Pourtant, la recommandation n’est pas toujours effective.

La sage-femme Christelle Graff, responsable de l’observatoire des accouchements inopinés extrahospitaliers de l’Hérault, en témoigne : « Les pompiers du département interviennent en premier et le Samu n’est appelé qu’après leur bilan, malgré la plateforme de régulation commune.Bien que la majorité des accouchements inopinés soit sans risque, une patiente a le temps de faire une hémorragie sans qu’un médecin ne soit présent. Le département ne compte pas non plus de Smur pédiatrique. »

Dans l’univers des urgentistes, un accouchement inopiné à domicile est considéré comme le niveau zéro de la sécurité, tandis qu’un accouchement dans les transports d’urgence relève du niveau -1. À combien cotent-ils les urgences obstétricales graves ? Au final, les propositions d’Agnès Buzyn ont ajouté du trouble au manque de clarté déjà flagrant sur les fermetures de maternité.