
Sage-femme, était-ce une vocation ?
Au départ, j’hésitais entre devenir médecin, sage-femme ou infirmière. J’étais sûre de deux choses : je ne voulais pas me retrouver derrière un bureau et je voulais travailler au plus près des humains, avec une attirance particulière pour les femmes et les enfants.
J’ai étudié à Paris V-Descartes, puis à l’école de sage-femme Baudelocque, rattachée à la maternité de Port-Royal. J’y suis restée après l’obtention de mon diplôme en 2016. Je suis donc un pur produit de Port-Royal !
Sur Instagram, vous décrivez le métier de sage-femme comme le plus beau du monde…
Il est souvent présenté ainsi. Mais ce métier a sa part d’ombre et c’est ce qui fait que sa part de lumière est si éclatante. Il n’y a pas de juste milieu, chez nous : quand c’est grave, c’est très grave. Mais quand c’est beau, c’est merveilleux ! J’étais à un mariage ce week-end et parmi les enfants présents, quatre ont vu le jour dans mes mains. J’ai marqué une pause pour les regarder et je me suis dit, « c’est fou quand même ».
C’est vraiment un statut particulier dans ce monde, que d’être sage-femme. Moi, je le prends comme un privilège.
Pleurez-vous souvent dans votre métier ? Et si oui, de joie ou de tristesse ?
Oui, d’émotion positive ! C’est souvent quand les pères sont très émus que ça me touche le plus. J’ai ma petite larme. Elle est toujours bien reçue car les gens sont contents que l’on partage leur bonheur. Dans les situations très difficiles, je me pince pour ne pas pleurer devant les parents. Mais je pleure après. Quand il y a la naissance d’un enfant décédé, par exemple, on s’en occupe à deux. On ne se laisse jamais toute seule face à la mort. Dans la petite pièce dédiée, face au fœtus que l’on prépare, les larmes coulent et on les laisse couler.
Vous évoquez « l’ivresse de l’indispensable métier »…
On a besoin des sages-femmes. Je l’ai ressenti très fort pendant le Covid, lorsque nous étions catégorisées « métier essentiel ». Et c’est vrai ! Les femmes n’ont pas cessé d’accoucher pendant la pandémie. Tout s’est arrêté ou presque, mais pas nous.
Vous soulignez l’importance d’apprendre tous les jours, pour mieux comprendre, pour évoluer…
Les journées d’une sage-femme se suivent et ne se ressemblent pas. Nous faisons face à un large éventail de situations et nous devons apprendre constamment. Jusqu’à récemment, par exemple, je ne savais pas comment bien accompagner les fumeuses ou celles en proie à d’autres addictions. Je ressentais un vrai désarroi face à certaines de mes patientes. Lorsqu’elles s’adressent à une sage-femme, elles s’adressent à une « sachante », elles attendent beaucoup de moi en somme. Il s’agit d’être à la hauteur. Je suis donc en pleine formation en addictologie et j’ai dorénavant des clés pour accompagner ces problématiques.

Quel genre d’addictions voyez-vous ?
Nous avons une file active de femmes enceintes avec des problèmes d’addiction. Cela va de la femme seulement « tabagique » aux « crackeuses de la colline ». La colline du crack n’existe plus, mais les crackers sont toujours là, du côté de la porte d’Aubervilliers. Ces personnes nous sont adressées par des partenaires extérieurs, lorsqu’ils repèrent une grossesse. Avec la prostitution en toile de fond, parfois, en plus de la grande précarité. La grossesse peut se révéler une motivation très forte pour ces femmes et on garde toujours l’espoir que la mère puisse entrer en cure et se soigner. On voit des mésusages de médicaments, des addictions au tramadol, par exemple, ou à d’autres substances, parfois liées à des prescriptions initiales mal suivies. L’une de nos patientes alcooliques est médecin dans la vie. Son statut social l’aide, c’est certain. Elle est sevrée depuis ses six premiers mois de grossesse, ce qui est déjà une victoire immense. Sa motivation, c’est son bébé, elle ne veut pas l’intoxiquer. La grossesse est un moment clé pour le dépistage, que ce soit pour les addictions ou les violences. Elle impose un suivi à des patientes qui avaient jusque-là des parcours de soins très chaotiques. Il ne faut pas rater cette « fenêtre de tir ». Nos efforts sont parfois couronnés de belles réussites. A contrario, j’ai reçu hier une patiente polytoxicomane, dépendante à l’alcool et aux médicaments. Son échographie a révélé un arrêt de grossesse et elle a renoncé immédiatement à son sevrage. Elle va retourner à son Stilnox et à l’alcool, c’est terrible ! Cette perte de grossesse a été un coup fatal à ses progrès. Derrière l’addiction, j’observe qu’il y a souvent une histoire de violence. C’est le cas pour les deux patientes suscitées.
Vous voyez des bébés naître avec le syndrome d’alcoolisation fœtale ?
Oui et aussi avec le syndrome de sevrage, en cas de dépendance aux médicaments par exemple. Le bébé naît avec l’addiction de sa maman parce qu’il a reçu la substance pendant toute la grossesse. Lorsqu’on l’en prive, il fait un syndrome de sevrage comme un adulte. En néonatalogie, on est parfois obligées de donner sa « dose » au nourrisson, sous contrôle bien entendu, et toujours dans une optique de sevrage. On comprend ce qu’il lui arrive en observant le même effet sur sa maman.
En plus de l’addictologie, vous avez des spécialités ?
J’ai passé un diplôme universitaire de médecine périnatale, pour mieux appréhender les pathologies de la grossesse. Idem pour l’allaitement, notre formation initiale était insuffisante. J’ai été formée par Nathalie Perrillat (voir Portrait dans Profession Sage-Femme n° 305 – octobre 2024), une ex-collègue partie en libéral. Depuis, cette question me passionne ! Je peux vraiment apporter des solutions aux mères et en mesurer les bienfaits.
Les violences faites aux femmes ?
Ah oui, je suis aussi très investie sur la question des violences faites aux femmes (VFF). C’est une réalité malheureusement très présente dans ma pratique. La grossesse est un moment propice aux réminiscences, avec des traumas qui remontent à la surface. En matière de dépistage, les études sont très claires : si on cherche, on trouve ! Les femmes se confient, pour peu qu’on les interroge. Mais que faire de ces confidences ? Les sages-femmes n’y sont pas toujours bien préparées. Et puis avec des consultations de seulement quinze minutes, aborder les VFF peut vite vous mettre en retard. Le silence est parfois plus simple.
À titre personnel, je considère qu’une consultation dédiée spécialement aux VFF serait idéale. Avec une collègue sensibilisée, nous avons entrepris d’organiser une formation pour nos équipes à Port-Royal. Ensuite nous rédigerons un protocole pour un dépistage plus efficace. C’est indispensable ! Plus de la moitié de mes patientes évoquent des violences subies, qu’elles soient conjugales ou anciennes, ou même des agressions sexuelles, comme ce viol en Erasmus dont une patiente m’a parlé la semaine dernière. Une autre patiente évoquait le climat incestuel qui régnait dans sa famille lorsqu’elle était enfant. En dialoguant avec elle, j’ai pu mettre à jour les phobies d’impulsion dont elle souffre, liées certainement à ces anciens traumas.
Pouvez-vous expliquer ce qu’est une phobie d’impulsion ?
Pour simplifier, c’est une peur obsédante d’avoir l’envie irrépressible de faire du mal à son bébé, de le noyer ou de le jeter au sol, par exemple. Ça génère une angoisse et une culpabilité terribles chez la mère. Il est essentiel de lui faire comprendre que ces peurs, ces visions ne se concrétisent jamais. Pour la maman, c’est une souffrance énorme, elle a honte d’avoir ces pensées et n’en parle à personne. Mais il n’y a aucun risque pour l’enfant. Avec la fatigue du post-partum, ces phobies d’impulsion peuvent prendre beaucoup de place et favoriser la dépression. Certaines mamans renoncent à s’occuper de leur enfant par peur d’un passage à l’acte, qui n’arrivera pourtant jamais. Le dépistage de ces phobies d’impulsion débouche sur une prise en charge psychologique. L’objectif est que le lien entre la maman et son bébé ne soit pas altéré.

Vous participez à un projet avec le Sénégal ?
Oui, c’est un partenariat avec le centre hospitalier régional de Saint-Louis, initié par le professeur Goffinet. L’idée est de comprendre leurs besoins et d’apporter des solutions concrètes pour diminuer la mortalité et la morbidité maternelle chez eux. Nous nous concentrons sur les outils organisationnels, car, sur le plan médical, ils en savent autant que nous. Ils ont une connaissance fine de leur population et leurs pratiques sont adaptées aux conditions locales : bas niveau de vie et manque de matériel. Au Sénégal, les femmes accouchent souvent dans de petits postes de santé au sein des villages, ce qui creuse encore l’écart au niveau équipement et sécurité. Le transfert au centre n’a lieu qu’en cas de complications. Nous nous plaignons parfois ici en France, mais aller là-bas fait prendre conscience du luxe de nos conditions.
Parlons un peu de votre compte @BoumleCœur sur Instagram (Cf. p. 28). Il remporte un beau succès…
J’ai commencé à écrire des posts pendant la pandémie. Au tout début, nous étions dans l’inconnu, habillées en cosmonautes, personne ne mesurait vraiment la gravité de la situation. Nous avons été confrontées à des cas très lourds, sans savoir exactement quoi faire, face à des gens qui comptaient énormément sur nous. Certains collègues avaient très, très peur, comme en temps de peste. Je me souviens d’infirmières et d’auxiliaires qui ne voulaient pas prendre en charge les patientes atteintes. Elles disaient « moi j’ai deux enfants, si je meurs, que vont-ils devenir ? ». C’est un fait que nous ne savions pas bien ce que nous risquions. Le Covid compliquait la grossesse et la grossesse compliquait le Covid. Nous avons dû césariser en urgence des mères jeunes, imposer une prématurité à leur bébé, envoyer des mamans en réanimation, en croisant les doigts pour que tout se passe bien.
C’est donc pendant le Covid que vous avez commencé à écrire vos impressions sur Instagram ?
J’avais le sentiment qu’il fallait absolument que je retranscrive ce qui se passait, pour qu’on n’oublie pas. Les mots restent et je voulais garder une trace, comme un journal de bord. On minimise beaucoup ce qu’il s’est passé, a posteriori. On pense qu’on l’a tous attrapé et qu’on y a tous survécu… Mais pas tous, en vérité… On a perdu des mères, on a perdu des enfants, nos collègues sont tombés malades, certains en subissent encore les conséquences. Et nous, on était au milieu de ça.
Pourquoi ce titre @BoumleCœur ?
J’ai tout le temps, dans un coin de ma tête, le rythme cardiaque des bébés. Il vient des monitorings, ça fait « toutoum, toutoum, toutoum, toutoum ». Quand ce rythme change, nous savons qu’il faut intervenir. @Boumlecœur vient de là.
Le Boum évoque aussi une explosion, chaque fois que notre cœur de sage-femme fait boum, et c’est souvent. On est tout le temps entre des émotions fortes, de la joie extrême à la peur ultime. Il y a tout ça dans BoumleCœur. J’ai trouvé ce titre en deux minutes et je ne pensais même pas continuer ce compte ni être lue. Je ne l’avais dit à aucune collègue, même pas à mes amis proches. Il est suivi aujourd’hui par 5 000 personnes. C’est notamment Anna Roy qui m’a mise en lumière sur Instagram, dès le début, alors que je ne l’avais pas sollicitée. Elle m’a dénichée sur le réseau, je ne sais pas comment, et m’a invitée à tourner un épisode de son podcast « Tout sur elles ».
Vous n’avez pas fait d’études littéraires, sauf erreur. Plutôt un bac scientifique, je crois ?
Oui, j’étais obligée, même si j’ai plutôt une sensibilité littéraire. La physique et les maths, je n’ai d’ailleurs jamais compris à quoi cela servait dans mon métier. Déjà quand j’étais en médecine, je trouvais que l’enseignement n’avait aucun sens, si ce n’est celui d’opérer une sélection draconienne entre les prétendants.
Écrire a toujours été un réflexe pour moi, notamment dans les moments compliqués. Quand je sors d’une garde difficile, par exemple, ou d’une garde qui, au contraire, a été particulièrement belle. Parce que j’essaie de parler de ce qui est beau aussi, même si c’est plus difficile. J’ai toujours été environnée de mots. Ma mère était autrice, éditrice. Et mon père est chercheur en sciences humaines, philosophe. Plus jeune, je tenais des journaux intimes. Hélas, je les détruisais à la fin, de peur que quelqu’un ne tombe dessus. Je le regrette aujourd’hui.
Quelle est la place des mots dans le métier de sage-femme ?
En salle de naissance, il n’y a pas toujours besoin des mots. Quand on a le masque et qu’on est deux à s’occuper d’une femme, un regard ou un petit geste de la main suffisent. Nous carburons à l’adrénaline, nous faisons les choses un peu automatiquement, les gestes sont imprimés dans nos corps et c’est heureux ! Les mots n’arrivent qu’après, comme une mise à distance, quelque chose qui vient un peu ranger les émotions, y remettre un peu d’ordre. Écrire permet de prendre du recul sur ce qu’on vient de vivre, de le ramener dans du connu. Quand on accompagne la naissance d’un bébé dans le silence, par exemple, quand le bébé ne respire pas… Il y a intérêt à mettre des mots par-dessus, tenter d’y mettre du sens coûte que coûte. En cela, les mots sont aussi une autothérapie, je crois. Ils permettent de canaliser les émotions pour qu’elles n’envahissent pas trop la psyché. Parfois, on est confrontées à des situations d’où l’on pourrait ne pas revenir… Ce week-end, par exemple, il y a eu un accouchement extrêmement difficile à la maternité, par le siège. Je n’y étais pas, mais l’histoire s’est propagée dans tout Port-Royal à la vitesse de l’éclair. On est très solidaires les unes envers les autres, on est toutes allées voir la sage-femme et la médecin cheffe de garde qui ont été confrontées à ça pour leur dire : « Ce n’est pas de ta faute. Tu as fait tout ce qui était possible. » Même si on est la meilleure dans sa pratique, on reste à la merci d’un coup du sort, d’une probabilité infime… Comment vivre avec ces choses-là ensuite, quand on a tout bien fait ? C’est tellement injuste. Les mots peuvent aider je pense, dans ce genre de situation, à évacuer, à distancier, à cheminer, à se consoler.
Vous évoquez le « privilège de se nicher au creux de l’intime ». Les sages-femmes sont-elles les dépositaires de secrets et de chuchotements ?
Nous recueillons des confidences de nos patientes, sur les violences qu’elles ont subies, par exemple. Quoi de plus intime ? J’ai écrit cette phrase aussi parce que je me rends compte que je suis dans les secrets de mes amies, du fait de mon métier. Je connais leurs essais, leurs fausses couches, leurs interruptions de grossesse. C’est vrai aussi des amies de mon conjoint, qui sont donc plutôt ses amies à lui. Je connais plein de choses sur elles que je ne lui dirai jamais. Des histoires de femmes, quoi ! Nous, les sages-femmes, en recueillons beaucoup. Des mots, toujours des mots.
Les mots remplissent-ils toujours leur mission d’apaisement, de mise à distance en ce qui vous concerne ?
Quand je les trouve, oui. Mais parfois, les mots me manquent. Par exemple, en ce moment, pour mes patientes toxicomanes, j’ai toujours des ébauches de choses à écrire dans ma tête, mais je n’arrive pas à finaliser. J’écris par fulgurances. Ça traine longtemps dans ma cervelle, mais dès que c’est prêt, ça vient vite.
Vous évoquez aussi votre nom écrit à l’encre indélébile dans des tas de carnets de santé…
Là encore, c’est une trace, une trace dans le temps. Ça signifie : « J’étais là dans ce moment dingue ». Ça me regonfle, ça booste mon ego. Une sage-femme est là pour les autres, toute la journée. Ma vie privée n’a pas sa place à la maternité. Si je ne vais pas bien, tant pis ! Je ne suis pas devant un tas de dossiers qui s’en fichent si je pleure. Les autres comptent sur moi. Un petit boost d’ego, dans ces conditions, ça fait du bien !
Vous évoquez la reconnaissance des femmes, des couples et même de vos copines, c’est important ?
À propos des copines : en ce moment, j’ai dix femmes de mon entourage qui sont enceintes ! Elles me posent toutes régulièrement des questions. Pour celles dont je suis proche, ça ne me pose pas de problème. Au contraire, je suis heureuse de jouer ce rôle-là auprès d’elles. Cela me permet d’être une amie autrement. En revanche, il peut y avoir des dérives, du type : « Bonjour, je suis la cousine de ton arrière-grand-oncle, je n’ai pas fait mon inscription. Est-ce que tu peux m’inscrire ? » Là, je dis stop. Et quand une personne que je ne connais pas m’envoie une liste de questions longue comme le bras, j’ai une énorme envie de lui dire : « Ça, tu vois, ça s’appelle une consultation. Normalement ». Ces personnes, je le sais très bien, payent une fortune leur gynéco, qui les prend dix minutes et ne leur explique rien de ce qui compte pour elles. Je réponds gentiment et je ne fais évidemment payer personne, mais j’ai cette petite voix dans ma tête qui leur dit : « Va voir une sage-femme. Elle va te prendre une demi-heure, trois quarts d’heure à chaque consultation. Tu vas payer 20 balles. Vas-y ! »
On n’est pas cher payées pour ce que l’on fait, quand même ! Heureusement que nous avons la reconnaissance des femmes pour compenser le manque de reconnaissance de la société. Notre champ de compétences s’élargit sans cesse, on nous balance dans des conditions pas possibles, on sait tout faire, de vrais couteaux suisses ! J’exagère, un peu, mais au fond c’est vrai ! On est une profession médicale, encore trop souvent assimilée au paramédical. Les études de sage-femme, maintenant c’est six ans, et il y a encore des gens qui pensent que nous sommes là pour changer les couches des bébés. Les femmes savent, en général. Mais beaucoup trop d’hommes l’ignorent. Jusqu’au jour où ils assistent à la naissance de leur enfant et d’un coup comprennent ce que c’est. Après, ils changent de regard sur notre profession. Beaucoup m’ont écrit pour dire « mais Raphaëlle, ce que tu fais, c’est… wow ! » Ben oui, les gars, j’essaie de vous le dire depuis des années ! Un des slogans de la manif de 2021 était : « Nous vous avons fait naître, à vous de nous reconnaître ! »

Vous avez quelque chose comme une blessure à ce niveau-là ?
Pour m’énerver comme ça, je pense que la réponse est oui. C’est une profession de femme pour les femmes, donc elle est « gnangnantisée ». Il est temps de sortir du cliché : sage-femme, ce sont des savoirs, du travail, des responsabilités. Ça mérite salaire ! Personne ne sait qu’on est une profession médicale, alors que dès qu’une sage-femme commet une erreur, la justice s’en souvient, ne vous inquiétez pas pour ça. Bref. Oui, il y a un peu d’orgueil blessé, c’est sûr. Du féminisme aussi.
Vous évoquiez, lors de la manif de 2021 : « Notre voix qu’on n’écoute pas, nos rangs qui se vident, un cri d’alarme sur cette hémorragie, la honte d’être maltraitante malgré nous, l’espoir qui se brise, la désillusion… » Est-ce toujours un plaisir d’aller travailler ?
Nos conditions de travail ne s’arrangent pas du tout Et pourtant, à Port-Royal, nous ne sommes pas les plus à plaindre. Beaucoup de sages-femmes sont parties en libéral, en PMI ou en crèche. Certaines se sont complètement réinventées, ont entrepris de longs voyages pour fuir l’usure de l’hôpital. Le manque de reconnaissance aggrave ces problèmes. Celle des patientes ne suffit plus, celle des familles ne suffit plus. Les sages-femmes ont une expertise bien à elles. À Port-Royal, nous sommes autonomes, pas du tout sous l’égide des médecins. Avoir si peu en retour, c’est dur pour le moral et certaines ne tiennent pas le coup ou vont au burn-out. On voit des femmes extraordinaires fragilisées. Pour autant, c’est toujours un plaisir d’aller travailler, oui ! J’ai besoin de me sentir utile. Je l’ai compris pendant mes congés de maternité : je souffrais car j’avais l’impression que je ne servais plus à rien.
Que pensez-vous de la fermeture des petites maternités ?
D’abord, c’est dramatique pour les femmes. Et puis c’est dramatique pour les sages-femmes qui pratiquent dans ces maternités-là, parce que ce sont de petits mondes qu’il faudrait protéger. Je pense notamment à la maternité des Lilas, dans la tourmente ces temps-ci. Les sages-femmes y sont libres de pratiquer à un rythme moins effréné que dans les grandes maternités, elles peuvent vraiment accompagner les femmes. Pour autant que je sache, les conditions de sécurité y sont satisfaisantes. C’est juste qu’elles ne font pas assez de chiffre. C’est horrible de devoir faire du chiffre, pour une sage-femme.
En province, lorsqu’une petite maternité ferme, les patientes doivent aller plus loin, voire beaucoup plus loin. Quand c’est leur premier bébé, elles ont généralement le temps d’arriver. Mais quand c’est un deuxième, troisième ou quatrième, ça va beaucoup plus vite. Dans la majorité des cas, tout se passe bien, mais pour une maman quelque part, c’est la tragédie. Statistiquement, c’est peu, mais c’est inacceptable.
Il est question de créer des hôtels à proximité des grosses maternités, où les femmes résideraient avant l’accouchement. Qu’en pensez-vous ?
Ça n’a aucun sens, c’est lunaire, détaché du réel. On ne peut pas savoir quand est-ce qu’on va se mettre en travail. Et puis, construire un hôtel, payer des chambres, ça coûte de l’argent aussi, alors ? Quelle femme qui a déjà des enfants va aller s’installer à l’hôtel ? Peut-être que demain, après-demain ou dans une semaine, elle se mettra en travail. En attendant, elle fait quoi ? Elle laisse ses gamins à la maison. Avec qui ? Ça ne colle pas à la réalité des gens. S’il y a un domaine où l’on ne doit pas faire d’économies, c’est la santé.
Comment aimeriez-vous voir évoluer le rôle des sages-femmes dans les prochaines années ?
Ça passe forcément par une revalorisation financière. Elle est indispensable si l’on veut attirer les jeunes dans ce métier. Quand on fait du marketing chez Coca, on gagne dix fois plus qu’une sage-femme qui fait des naissances toute la journée. Alors il ne faut pas s’étonner que l’on ait des difficultés de recrutement !
Comment trouvez-vous votre équilibre entre vie professionnelle et vie privée ?
Je pense que quand on est sage-femme, il faut un conjoint ou une conjointe qui comprenne le rythme et qui l’accepte. J’ai cette chance, heureusement. C’était dans le contrat de base, j’ai toujours dit que je ne changerais pas mon métier, que je ne sacrifierais pas ce qui me fait vibrer. Une sage-femme a besoin d’un entourage compréhensif. Quand on alterne garde de jour-garde de nuit, ce qui était mon cas jusqu’à récemment, ça veut dire qu’il faut quelqu’un à la maison qui prenne soin des enfants. Au début, lorsque j’arrivais en garde de nuit, juste après avoir accouché, les collègues me demandaient : « Mais ils sont où les mômes ? » Je leur répondais : « Bah, oh, ils ont un père ! » Bref, les sages-femmes sont généralement en couple avec des hommes ou femmes qui ont une personnalité compatible avec leur job.
Est-ce que vous pensez travailler en libéral un jour ?
Je ne crois pas. En fait, je pense que j’aimerais vraiment la relation avec les patientes, mais pas le volet administratif. Et ne plus travailler en équipe, c’est rédhibitoire pour moi. Je dis ça aujourd’hui, mais peut-être que dans dix ans j’aurai un autre avis.
Conseilleriez-vous l’hôpital à une jeune sage-femme ?
Oui, on y encadre et on y forme bien. Ceci dit, je n’aurais pas le même discours avec toutes les femmes. On ne fait pas le même métier quand on est en libéral ou bien à l’hôpital, selon le niveau de l’hôpital aussi. On voit bien celles qui sont faites pour tel ou tel cadre de travail. C’est d’ailleurs l’un des intérêts de la profession : le choix. Je dirais à une jeune sage-femme : « Même si c’est dur parfois et qu’il te faudra avoir un peu d’épaule, ça vaut toujours le coup ! Viens, tu ne t’ennuieras jamais ! »
@BoumleCœur, 13 mars 2024
Ce mois-ci, un dimanche à 7h48, une patiente m’a confié vivre le plus beau jour de sa vie.
Aux étoiles dans ses yeux et à son sourire jusqu’aux oreilles, je peux vous assurer que ça l’était.
Et pour cause : elle tenait enfin sa fille dans les bras. Mère, alors qu’elle n’y croyait plus.
Pendant que dans les vestiaires on pestait, les yeux embués, de se traîner un dimanche de plus à la maternité. Que dans les couloirs on râlait de ne plus avoir de blouse à notre taille, encore une sage-femme de moins au 5ème, et cette imbécile d’imprimante encore en rade.
Nous ne sommes pas dupes.
Nous voyons bien que le bateau de l’hôpital public prend l’eau.
Il coule même, tranquillement, pour reprendre exactement les mots d’une maîtresse décrivant l’école publique, même combat.
Les soignantes présentes en ont marre d’être usées jusqu’à la moelle.
Ces usées aimeraient avoir les conditions de travail et la reconnaissance qui les rendraient à coup sûr plus compétentes, bienveillantes. Plus à même d’armer d’autres femmes pour cette traversée en mère qui commence à bord de ce navire cabossé.
Mais aujourd’hui dans le bateau, il y avait donc elle ce matin-là, et la vie dans ses bras.
Et surtout, il y avait toutes ces passagères qui, comme à chaque moment de doute, me rappellent pourquoi je n’ai pas envie de sauter dans une barque et le quitter.
Raphaëlle Buhot de Launay

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Interview réalisée par Stéphane Cadé