Covid-19 : La colère d’une sage-femme

Ornella Ferrari est sage-femme libérale à Boulogne-Billancourt, en région parisienne. Elle se tient régulièrement informée des risques épidémiques et a pris très tôt conscience de la gravité du Covid-19. Ses liens étroits avec l’Italie ont renforcé ses craintes. Aujourd’hui, tous les cabinets de sages-femmes et les centres de protection maternelle et infantile autour de son cabinet ont fermé. Dans cet isolement, ses sentiments oscillent entre colère et désespoir.

Ornella Ferrari, avec un masque chirurgical. ©OrnellaFerrari

« En ville, on est seul. Mais je ne me suis jamais sentie aussi seule. J’ai l’impression d’avoir été lâchée au milieu de l’océan sans bouée. Je n’ai aucun lien avec les maternités et les hôpitaux qui m’entourent. Je suis très déçue. Il n’y a aucune cohésion entre les professionnels de santé en ville et ceux de l’hôpital. Aucun de mes partenaires habituels ne me répond. Mes patientes accouchent essentiellement dans les maternités de Saint-Cloud et de l’hôpital Foch, dans l’ouest parisien. Dans une moindre mesure, mes autres patientes accouchent à Paris, à l’hôpital Necker, ainsi qu’à la maternité privée Notre Dame de Bon secours de l’hôpital Saint-Joseph, et à la maternité catholique Sainte-Félicité.

Pour pouvoir échanger avec les professionnels de ces établissements, j’ai même essayé de passer via mes patientes, en leur demandant de solliciter les professionnels de ces maternités pour moi. Je n’ai eu aucun retour, depuis une semaine. Comment puis-je préparer mes patientes à leur futur accouchement si je ne sais pas quelle conduite à tenir a choisi leur maternité ? Le papa pourra-t-il être présent à l’accouchement ? Auront-elles accès à une analgésie péridurale ? Dans le contexte actuel de l’épidémie de Covid-19, il est permis d’en douter, les anesthésistes étant également réanimateurs. Or, une sage-femme qui ne sait pas répondre ne rassure pas ses patientes. Pour les primipares qui doivent accoucher dans dix jours, la situation est vraiment angoissante.

Le problème numéro 1

Dans ce contexte, pourquoi les maternités ne se mettent-elles pas d’accord sur un protocole commun ? Pourquoi ne nous invitent-elles pas à leurs réunions ? Comment dois-je m’organiser pour accueillir les sorties précoces ? Les messages sont contradictoires. Par exemple, une de mes patientes est très angoissée. Elle va très bien, mais lors de la dernière échographie, on lui a annoncé un léger retard de croissance intra-utérin. Le poids de son bébé serait inférieur au 15ème percentile. Le terme de sa grossesse est à 38 SA.

Alors que tout le reste est bon, l’équipe de la maternité lui a annoncé un déclenchement, qu’elle refuse. L’équipe l’a alors menacée de mort fœtale in utéro si on ne sortait pas son bébé de façon urgente. Ensuite, ils l’ont rappelée pour remettre ce déclenchement à plus tard, le lendemain ou le surlendemain de la date initialement prévue, en fonction de la place disponible. Forcément, la patiente ne comprend pas.


D’autres femmes n’arrivent pas à savoir si leur rendez-vous d’échographie est maintenu ou pas. Certaines me signalent que la maternité de l’hôpital Foch aurait tout externalisé, tandis que celle de Saint-Cloud continuerait de les faire. Moi, je n’en sais rien. Mais si, dans 3 jours, je dois recevoir dix patientes de Foch, il faudrait quand même que je puisse un minimum le prévoir. J’ai prévu 45 minutes de battement entre 2 patientes afin qu’elles ne se croisent pas et que j’ai le temps de tout désinfecter.

Or, cette affluence risque de se produire car toutes mes consœurs ferment leur cabinet les unes après les autres, faute de masque de protection. Certaines collègues partagent leur salle d’attente avec des médecins généralistes, qui reçoivent énormément de patients porteurs du Sars-Cov-2. C’est scandaleux. Car dans ces conditions, on ne peut pas recevoir des femmes enceintes. Il est en effet impossible de séparer les patients en salle d’attente.

La PMI a également fermé ses portes. Les professionnels avec qui je partage mon cabinet, un podologue et un ostéopathe, ont également fermé. Pour nous, le problème numéro 1, ce n’est pas le coronavirus, c’est un manque d’organisation sans nom, ainsi, bien sûr, que le manque de masques !

« Vous partez faire de l’humanitaire ? »

De mon côté, je suis relativement pourvue, mais ça ne va pas durer. Début janvier, j’ai commencé à voir passer des alertes sur cette épidémie à Wuhan, en Chine, avec un nouveau virus. Aux alentours du 20 janvier, je suis retournée voir les données sur le site de l’OMS. J’ai constaté que l’Iran, la Corée et le Japon étaient touchés. J’ai aussi lu des publications scientifiques, du Lancet notamment. J’ai commencé à sérieusement envisager que cette épidémie puisse se propager à l’Europe.

Comme on était encore en plein hiver, j’ai voulu passer une commande de masques et de gants. Je fais toujours une petite commande en janvier, par rapport à la grippe, la gastro, la bronchiolite, pour protéger les petits bébés qui sortent de réanimation néonatale. Comme je commençais à vraiment m’inquiéter, j’ai voulu faire une plus grosse commande : de la solution hydro-alcoolique par bidons d’1 litre, plusieurs bouteilles de 300 millilitres pour la salle d’attente et quelques petites bouteilles.

Tout le monde s’est moqué de moi : mes collègues du cabinet, ma famille, mes amis. Ils m’ont forcée à me remettre en question. Étais-je devenue hypocondriaque ? Je me suis juste fiée à mon instinct. Une pareille situation ne m’était jamais arrivée.

J’ai fini par contacter directement mon fournisseur habituel car je me suis rendu compte que sur son site Internet, il n’y avait aucun masque FFP2 et très peu de masques chirurgicaux. J’en voulais 10 à 20 boîtes, mais il n’en avait que 6. Je commande chez lui depuis six ans. Il a donc été surpris et s’est lui aussi foutu de moi. Il a rigolé. « Vous partez faire de l’humanitaire ? » Je réponds qu’il y a un virus en Asie. Agnès Buzyn, qui était encore ministre de la Santé, venait juste de déclarer qu’il n’y avait aucun problème. La France était prête, les hôpitaux avaient des réserves. J’ai quand même insisté. Le fournisseur m’a alors annoncé un mois de délai.

« Pas avant fin avril »

Début février, ça commençait à chauffer en Italie. Les foyers isolés de certaines villes du nord, dont celle où vit une partie de ma famille, ont été confinés. Les autorités sanitaires ont fait beaucoup de tests. Les cas de Covid-19 étaient nombreux. Les écoles et les différents lieux qui accueillent du public ont fermé. J’étais en panique. J’ai commencé à appeler différentes connaissances, des professionnels de santé, qui travaillent à l’étranger : en Allemagne, aux Émirats arabes, au Maroc… Je leur ai demandé s’ils avaient du matériel et si je pouvais en commander par leur biais.

Le 20 février, j’ai recontacté mon fournisseur. Il m’a répondu que les demandes d’équipements de protection avaient explosé et qu’il ne pourrait pas me livrer avant la fin du mois d’avril. J’ai aussi sollicité ma collègue podologue. Pour fabriquer ses semelles, elle porte des masques. Finalement, j’ai trouvé des masques au Maroc. J’ai commandé 200 masques FFP2. Le colis devait m’être expédié pour le 20 mars.

Mais quand j’ai vu comment tournait la situation, j’ai appelé énormément de monde pour trouver quelqu’un qui pourrait me les rapporter plus tôt par avion. J’espère que les Marocains, qui viennent d’entrer en confinement à leur tour, ne vont pas en manquer. Sinon je vais me sentir très mal.

Quand la personne qui arrivait de Casablanca m’a transmis ces masques, le 7 mars, j’en ai gardé 50 pour moi. J’en ai donné 50 à plusieurs membres de ma famille qui présentent des comorbidités, ainsi qu’à ma tante qui travaille en Ehpad. J’ai distribué les 100 masques restants à des médecins généralistes.

Des masques pour enfant

Aujourd’hui, ces masques me permettent de pouvoir poursuivre les soins urgents. La rupture de soins pour les femmes vulnérables est intolérable. Ces derniers temps, les pharmacies autour de mon cabinet ne distribuaient aucun masque aux sages-femmes. Elles les réservaient aux médecins.

Depuis hier (le 19/03, ndlr), les médecins sont censés recevoir 18 masques chirurgicaux par semaine. Pour les sages-femmes, le nombre tombe à 6. Et l’une de ces pharmacies n’a reçu que des masques chirurgicaux pour enfant ! J’ai quand même été prévenue que dans 3 jours, je dois accueillir une patiente en sortie précoce de maternité, avec une forte suspicion de Covid-19. Heureusement que j’ai encore des masques, je pourrai la recevoir sans danger pour les autres patientes et pour moi. Je pourrai même lui en fournir un. Au milieu de toute cette angoisse, c’est quand même rassurant. »

Propos recueillis le 20/03/2020