En 2011, l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) demandait la suppression pure et dure des visiteurs médicaux, dont l’activité relève de la publicité selon le Code de santé publique. À la suite du scandale du Médiator, le rapport de l’Igas sur la pharmacovigilance et la gouvernance de la chaîne du médicament ne leur reconnaissait qu’une « utilité ponctuelle », dénonçant surtout un « rôle pervers, à la fois inflationniste et contraire à la santé publique ». Les conclusions des inspecteurs étaient lapidaires : « Il n’y a pas d’alternative à l’interdiction de la visite médicale. »
INTERDICTION ABANDONNÉE
Aucun gouvernement ne s’y est pourtant attaqué. En 2011, le ministre de la Santé, Xavier Bertrand, a interdit les visites médicales individuelles dans les hôpitaux, où seules des visites collectives sont autorisées. De son côté, Emmanuel Macron, élu depuis 2017, s’est toujours opposé à la suppression des visiteurs médicaux. L’Igas pointait pourtant l’échec des tentatives de régulation de leur activité. La charte de la visite médicale de 2004, renforcée en 2014, instaurant des règles déontologiques et des obligations de formation, n’a pas convaincu. L’objectif des visiteurs médicaux est bien d’inciter les soignants à prescrire médicaments, dispositifs médicaux ou cosmétiques. Comment croire alors qu’ils « concourent à la qualité des traitements, tout en évitant le mésusage et les dépenses inutiles », comme le stipule la charte ?
En réalité, la visite médicale a perdu de la vitesse d’elle-même, en France et dans le monde. Les visiteurs médicaux étaient 24 000 à sillonner l’Hexagone en 2007. Leur nombre est tombé à 12 000 en 2014 et ils sont probablement moins de 10 000 actuellement. Depuis le milieu des années 2000, face à la généralisation des génériques sur le marché officinal et au durcissement des dispositions réglementaires, l’industrie pharmaceutique a réduit ses investissements alloués à la visite médicale. De leur côté, les soignants, en particulier les médecins généralistes, boudent de plus en plus l’information fournie par les visiteurs médicaux. Du côté des sages-femmes, aucune donnée n’est disponible sur leurs rapports avec les représentants des labos.
Les professionnels de santé disposent aujourd’hui de nombreux moyens de s’informer sur les médicaments et produits pharmaceutiques : congrès, recommandations, collègues, experts, méta-analyses, synthèses, cercles de qualité, revues indépendantes, séminaires et ateliers. L’instauration de la formation continue obligatoire leur a aussi donné le choix de leurs sources d’information et des sujets sur lesquels ils souhaitent améliorer leurs pratiques. La visite médicale ne représente plus le seul moyen de s’informer en détail sur les traitements disponibles sur le marché.
Et l’aspect récréatif de la visite, permettant une pause entre deux patients, ne fait plus le poids face à la surcharge de travail des soignants. La visite médicale est donc de plus en plus jugée chronophage et peu crédible.
Les généralistes l’interdisent ou la limitent, faute de temps ou par conviction. Et la crise du Covid-19 a été un frein supplémentaire. Seuls les médecins spécialistes tendent à maintenir un lien avec les visiteurs médicaux et restent des cibles marketing privilégiées de l’industrie pharmaceutique, du fait de la spécificité de leurs prescriptions. Les spécialistes accorderaient aussi plus de temps aux visites, permettant davantage de questionnements et compensant ainsi la crédibilité limitée du contenu du message des visiteurs médicaux. On peut supposer que les sages-femmes, tout aussi spécialistes, sont ciblées elles-aussi. Mais difficile de savoir combien de professionnelles considèrent la visite médicale comme une aide ou comme une entrave.
MARKETING MULTICANAL
Quoiqu’en berne, la visite médicale ne disparaît donc pas. L’industrie pharmaceutique estime toujours le contact direct et personnel comme le meilleur moyen de faire connaître un produit. Mais, face à la nouvelle conjoncture, elle s’adapte et diversifie ses stratégies.
D’une part, les visiteurs médicaux changent de profil. Pour l’industrie, ils doivent être capables de répondre aux exigences des soignants pour les rassurer quant à leur prescription. Savoir faire référence aux recommandations de bonne pratique, connaître les données de pharmacovigilance et donner des informations médico-économiques, tout en laissant des supports d’information transparents à diffuser auprès des patients : telles sont les compétences demandées.
Par ailleurs, la visite prend des formes hybrides, à la fois en présentiel et en distanciel, à travers les outils digitaux. Certaines entreprises proposent des webinaires et des ateliers à distance, ou encore des chatbots. Dans le jargon, la visite en direct permet de pousser l’information vers les professionnels : c’est le push marketing. Pour leur part, les outils digitaux permettent une stratégie « pull », qui consiste à savoir répondre aux demandes des soignants. Surtout, les industries multiplient ce mix dans le temps, en piqûres de rappel, permettant d’ancrer dans les esprits une marque ou des produits.
Pour promouvoir ses produits, l’industrie pharmaceutique a aussi choisi de recourir à des leaders d’opinion. Il s’agit de soignants dont les compétences et le charisme sont reconnus par leurs pairs, leur permettant d’avoir une certaine influence. Ils interviennent lors d’événements de formation continue, comme les congrès et symposiums. L’industrie veille à ce que ces leaders soient le plus proche possible de leurs cibles marketing, et qu’ils aient pour habitude d’entretenir des relations directes avec d’autres collègues. Ces leaders sont donc recrutés à des niveaux de plus en plus locaux. Les leaders d’opinion ont l’obligation d’énoncer leurs liens d’intérêts lorsqu’ils s’expriment en congrès ou dans des écrits. En tenir compte est indispensable pour juger la valeur des informations données. Alors que l’industrie pharmaceutique s’ajuste, à chaque sage-femme de rester vigilante et de multiplier les sources d’information.
■ Nour Richard-Guerroudj