Beaucoup de jeunes sages-femmes envisageaient un travail salarié à la fin de leur formation, après que leurs études se soient déroulées quasi exclusivement à l’hôpital. Leur motivation initiale était souvent de « faire des naissances » et la pratique hospitalière les confirmait dans une vision technique de la naissance, le top étant les gardes « bloc obstétrical » et l’accompagnement pendant quelques heures de femmes et de bébés dont on ne connaît ni le passé ni l’avenir (même si ce moment fort manifeste qu’ils sont sous-jacents), mais où l’on pense exercer une toute-puissance médicale.
Les conditions actuelles de l’exercice salarié dans des maternités surchargées, avec une mauvaise reconnaissance de leur autonomie et de mauvaises conditions salariales, motivent au contraire les défections des sages-femmes hospitalières. Attaché à un système hospitalier sous le contrôle exclusif des gynécologues-obstétriciens, le Pr Nizan a commis une tribune dans Le Monde tentant d’opposer sages-femmes hospitalières, et plus généralement salariées, aux libérales qui bénéficieraient de conditions de travail et de rémunérations enthousiasmantes. Évidemment, on en est loin ! Ce serait selon lui cette séduction perverse qui expliquerait la désertion des sages-femmes hospitalières, plus que leurs conditions de travail et leur manque de reconnaissance ! Diviser pour mieux régner…
C’est en fait l’ensemble de la prise en charge des grossesses physiologiques et la possibilité pour les sages-femmes d’exercer leurs compétences médicales pour répondre aux aspirations des femmes et améliorer la sécurité obstétricale et postnatale qui est à repenser.
De quelle vision de la santé des femmes a-t-on hérité ?
Les problèmes de santé publique et les représentations culturelles sur lesquels s’est construite l’organisation de la santé des femmes après la Seconde Guerre mondiale ne sont plus du tout ceux d’aujourd’hui, pourtant nous traînons ces représentations.
Au sortir de la guerre, des régions entières connaissaient un problème de reconstruction, avec des logements sans confort, les restrictions alimentaires étaient encore courantes, la contraception était inexistante et les grossesses étaient souvent subies et enchaînées, avec peu de moyens de surveillance médicale. Le Conseil de la Résistance crée la Sécurité sociale en 1945, c’est-à-dire la prise en charge des dépenses de santé et de maternité, et la PMI, service public pour protéger la santé des familles vivant souvent dans des conditions difficiles.
Ce sont ces circonstances qui ont présidé au salariat massif des sages-femmes, avec un développement des maternités publiques, mais aussi des maternités privées appartenant à des médecins et gynécologues ayant les moyens d’investir, avec l’assurance de faire des actes rétribués par l’assurance maternité. Ces maternités apparaissent comme la modernité. Pour les femmes et les enfants : garantie de sécurité ; pour les sages-femmes : garantie d’un salaire régulier, d’un emploi du temps anticipé, et l’accès à tous les nouveaux droits sociaux du salariat (congés payés, de maladie, de maternité, horaires par roulements) pour elles qui, libérales, exerçaient nuit et jour, plus ou moins payées par les familles. Elles ont donc massivement répondu aux sirènes du salariat, cantonnées à la salle d’accouchement et ses actes techniques, et aux soins infirmiers des accouchées, dans des services sous responsabilité des médecins. Dans les maternités privées, elles abdiquaient même leurs compétences d’accoucheuses, les médecins leur déléguant la surveillance du travail, mais venant « réaliser l’acte » payé par l’Assurance Maladie.
Au long de la seconde moitié du XXe siècle, la naissance, événement familial, s’est ainsi transformée en acte médical quasi chirurgical. En France, le tout-médical s’est emballé jusqu’à ne plus faire de différence dans le suivi de la physiologie et de la pathologie. Alors que les moyens de surveillance obstétricale se sont considérablement développés (échographie, dépistage de l’hypertension maternelle, du diabète, etc.), toute grossesse reste suspecte à priori. La sage-femme, spécialiste de la physiologie, devient donc une profession aux compétences fantômes… Et jusqu’aux années 90, la démographie des sages-femmes libérales s’est réduite comme une peau de chagrin, certaines ne survivant que grâce aux actes infirmiers.
Dans le même temps, la famille a beaucoup évolué, le couple est beaucoup plus indépendant de sa famille large, il n’habite pas forcément dans la même ville. La vie des jeunes femmes ne ressemble pas à celle de leurs mères et l’expérience de celles-ci n’est pas forcément une aide. Les jeunes grands-mères actives sont d’ailleurs moins disponibles. Le seul interlocuteur des parents est donc souvent le médecin qui ne répond qu’avec sa formation médicale, et souvent un homme avec ses à priori. En effet, il est intéressant de constater que lorsque la formation de gynécologie médicale existait, elle formait essentiellement des femmes, tandis que les gynécologues-obstétriciens étaient quasi exclusivement des hommes. Sans doute la chirurgie restait difficilement accessible aux femmes, alors que les vocations masculines d’obstétriciens ne manquaient pas. Peut-on y lire le désir masculin inconscient de contrôler cette matrice que leur refuse la nature, dans un moment où les genres tendent socialement à l’égalité (et où la masculinité peut se définir comme un moins : celui de la maternité) ? On pourrait en trouver illustration dans les prises de position de l’Ordre des médecins : en 1962, il interdisait aux médecins de participer aux activités des Plannings familiaux ; en 1967, il exprimait encore de fortes réserves envers la loi Neuwirth qui a légalisé la contraception (refus de transformer les médecins en « régulateurs de contraception »). Avec cette résistance, il faudra attendre 1974 pour le remboursement des contraceptifs par la Sécurité sociale et son extension aux mineures. En 1973, l’Ordre des médecins s’oppose à la légalisation de l’IVG dans un communiqué. Il faudra deux ans de mobilisation et de pratique illégale du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception pour aboutir à la loi Veil. L’Ordre des médecins a toujours voulu imposer ses vues à la place des femmes.
Quels besoins de santé pour les femmes aujourd’hui ?
Aujourd’hui, avec leurs acquis dans la vie sociale, l’accès à la contraception, les femmes ont de nouvelles demandes. Désormais, la plupart des grossesses répondent à un projet d’enfant, c’est un choix investi de désir, dans lequel les parents veulent s’impliquer personnellement. Par ailleurs, les conditions de vie et d’hygiène pour une grande majorité de femmes n’ont plus rien à voir (toilettes privées, salles de bain, nourriture suffisamment abondante et variée, conservation des aliments au froid, etc.), augmentation du niveau d’éducation (80 % d’une tranche d’âge en fin de secondaire) constituant une prévention sanitaire.
D’autre part, les connaissances médicales et les techniques mobilisables pour suivre les grossesses – en particulier l’échographie – permettent un dépistage fiable des risques obstétricaux. Les risques de pathologie menacent moins de 20 % des grossesses. Le rapport du HCSP de 1994 est une petite révolution : il reconnaît la mauvaise efficience de l’hypermédicalisation, le souhait des familles de se réapproprier l’humanité de la naissance, l’existence de risques différenciés selon les grossesses, et la nécessité d’un suivi adapté. Le Collège des gynécologues-obstétriciens reste cependant persuadé qu’ « une grossesse ne peut être considérée comme normale qu’après l’accouchement » !
Mais il faut attendre le Plan de périnatalité de 2005 « Humanité, Proximité, Sécurité » pour que soit actée une différenciation des grossesses « à risques » et des grossesses « à bas risques » et de leur suivi. Cette différenciation est alors à la base de la prise en charge dans la plupart des pays d’Europe. Cette différenciation justifie la reconnaissance des compétences médicales de notre profession dans le réseau de soin périnatal et la mise à jour des études de sages-femmes (PCES, bac+5). Malgré les contestations, le plan évoque même timidement l’expérimentation des maisons de naissance sous la stricte responsabilité des sages-femmes. Cette évolution répond aux transformations sociales, elle résulte aussi des batailles menées par les sages-femmes et leurs organisations pour la reconnaissance de leurs compétences par les Pouvoirs publics.
En effet, les libérales, confrontées personnellement et individuellement à leurs responsabilités médicales et à la demande des femmes, ont dû depuis les années 90 définir leur place spécifique dans le système de santé et se battre pour la faire reconnaître par les Pouvoirs publics, à un moment où l’on constatait le manque d’efficience de notre système obstétrical (recul de notre classement européen en termes de mortalité périnatale à la 23e place sur 28 pays). Les sages-femmes libérales et leurs organisations représentatives se sont donc positionnées comme partenaires de premier recours de la santé de la femme, praticiennes de la physiologie gynécologique et obstétricale. La Sécurité sociale a entendu une promesse d’efficience et permis à la démographie des sages-femmes libérales de se développer. Les compétences de la profession se sont enrichies pour tout ce qui concerne la physiologie des femmes (suivi gynécologique, contraception).
Ce début de reconnaissance devrait profiter à l’ensemble de la profession. Cependant, dans le même temps, la prise en charge obstétricale en milieu hospitalier n’a pas évolué, grossesses à risques ou physiologiques étant traitées dans les mêmes cadres, sous la même organisation hiérarchique qu’il y a 20, 30, 40 ans… dans un hôpital public en crise. Faute de financement, les conditions de travail des sages-femmes se sont même dégradées de façon stressante, mettant en cause l’accueil et l’accompagnement des patientes et même leur sécurité. La reconnaissance de la profession nécessite de bousculer cette organisation qui n’aborde la maternité que sous un angle technique. Si les grossesses à risques doivent être identifiées et suivies en milieu médicalisé sous responsabilité des gynécologues-obstétriciens, les grossesses à bas risques doivent pouvoir être suivies par les sages-femmes, dans des unités dédiées sous leur responsabilité médicale à part entière (tout dépistage de risque entraînant un transfert en unité pathologique), où l’accent est mis sur la prévention, l’optimisation des compétences des femmes, l’éducation à la parentalité. Il est évident qu’une telle réforme répond et aux aspirations des femmes et à l’amélioration du suivi médical et psycho-prophylactique des maternités et leur sécurité. Mais il ne faut pas se cacher qu’elle se heurte aux conceptions fort peu féministes et très corporatistes de certains gynécologues arc-boutés sur leur pouvoir médical et hiérarchique et de leurs organisations. C’est cependant l’objectif que doivent se fixer les organisations représentatives des sages-femmes, assurées qu’elles ne mènent pas un combat corporatiste, mais de santé publique au service des femmes. Les sages-femmes doivent tisser un réseau ville-hôpital à partir de leurs compétences spécifiques et communes, assurant la sécurité des patientes et l’étayage de la parentalité.