« Le travail de nuit en douze heures est populaire, mais pas sans risque » 

Laurence Weibel est docteure en neurosciences et chronobiologiste, experte d'assistance médicale à l’Institut national de recherche et sécurité (INRS). Elle détaille les risques des gardes de douze heures de nuit au vu des connaissances actuelles.

Quels sont les risques du travail de nuit en gardes de douze heures ?

Les sages-femmes ont été les premières à travailler en douze heures, puis cela a été généralisé. De façon générale, le travail en douze heures est devenu populaire. Pour les dirigeants, cela permet à la fois d’organiser des rotations avec plus ou moins les mêmes équipes et cela permet d’externaliser les temps de transmissions et d’habillage/déshabillage sur le temps personnel des agents. De leur côté, les salariés pensent que cela les préserve de certains risques psychosociaux, car ils sont moins souvent présents sur le site et bénéficient de plus de jours de repos.


Laurence Weibel, docteure en neurosciences et chronobiologiste à l’Institut national de recherche et sécurité (INRS). © D.R.

Pourtant, les risques sont majorés avec le travail de nuit en douze heures, comparé aux nuits de huit heures. Les études ont montré une augmentation du risque d’erreur à partir de la neuvième heure de travail. Dès 2014, l’INRS a alerté sur l’augmentation des risques d’accidents du travail, de prise de poids, de conduites addictives et des pathologies du dos. Les mécanismes sont connus : l’humain est un animal diurne et sa physiologie est organisée autour de rythmes circadiens. Le travail de nuit engendre un conflit avec l’environnement, ce qui aboutit à des désynchronisations et une dette de sommeil. Une expertise de l’Anses de 2016 a catégorisé les risques, selon qu’ils soient avérés, probables ou possibles. Parmi les risques bien documentés, on retrouve les troubles du sommeil, la somnolence, les syndromes métaboliques comme l’obésité abdominale ou l’hypertension artérielle. Concernant les risques probables, on note une baisse des capacités cognitives de concentration ou de mémoire, l’anxiété, la dépression, le surpoids et l’obésité, les maladies cardiovasculaires et les cancers du sein ou de la prostate. Enfin, les risques possibles portent sur l’augmentation des lipides dans le sang, l’hypertension artérielle et les accidents vasculaires cérébraux.

Les syndicats commencent à alerter sur les conséquences du travail de nuit en douze heures. Ils se rendent compte que cela pose problème en termes de performance au travail. Parmi les effets nouveaux relevés du travail de nuit, on note aussi une plus grande insatisfaction au travail et d’intention de quitter son travail. Par ailleurs, les divorces et séparations sont plus fréquents chez les travailleurs de nuit, et le temps passé avec les enfants est réduit.

Les effets sur la santé sont constatés à long terme. À plus court terme, l’argument le plus percutant auprès des employeurs concerne l’augmentation des accidents du travail, plus nombreux et plus graves. À l’hôpital, il peut s’agir d’accident d’exposition au sang ou du risque d’erreurs. 

Pourtant, le travail de nuit semble intégré par les sages-femmes et ne pose pas tant problème…

Plusieurs facteurs contribuent à la satisfaction des sages-femmes vis-à-vis de leur travail : leur formation est élevée, elles sont impliquées dans les décisions concernant leurs tâches, et bénéficient d’une certaine autonomie par rapport à d’autres agents hospitaliers. Mais elles souffrent d’un manque de reconnaissance et de la difficulté à trouver l’équilibre entre vie privée et professionnelle. 

La spécificité du travail de nuit à l’hôpital est qu’il n’est pas évitable. Dans certains services cependant, le contenu du travail est différent entre le jour et la nuit. Concernant les sages-femmes, du fait qu’il s’agit d’une activité non programmée et proche de l’urgence, le contenu est à peu près identique. Seules les opérations programmées, comme les césariennes, n’ont pas lieu la nuit. Les sages-femmes ont aussi plus de responsabilités la nuit, car elles sont moins nombreuses et les médecins moins présents.

L’âge est-il un critère en matière de travail de nuit ?

La question de l’âge nous pose des problèmes en épidémiologie, car souvent des personnes qui n’apprécient pas le travail de nuit s’y soustraient. Nous n’avons donc des données que concernant les personnes les plus robustes, qui semblent le supporter. Ainsi, les données recueillies dans les études épidémiologiques sont en dessous de la réalité. C’est ce qu’on appelle « l’effet du travailleur sain » ou « Healthy Worker Effect ».

Il n’y a pas de seuil d’âge ou de nombre d’années d’exposition au travail de nuit qui a été défini comme étant déterminant par rapport aux risques. Mais on sait que notre horloge biologique vieillit elle aussi. Avec l’âge, la majorité des personnes devient de plus en plus du matin, se couche plus tôt et se lève plus tôt. L’horloge biologique s’ajuste plus lentement en cas de décalage horaire, le rythme circadien est moins robuste et les risques de désynchronisation sont plus élevés. La qualité du sommeil et donc la capacité de récupération sont aussi dégradées. Cela devient très évident après 60 ans. Cela va devenir un véritable sujet avec l’allongement de la durée du travail et le recul de l’âge de la retraite. 

Quels sont les enjeux de la recherche sur le travail de nuit ?

Il reste de nombreuses études à mener, car les études épidémiologiques actuelles ne caractérisent pas assez finement l’exposition au travail de nuit. On devrait y intégrer des critères tels que le nombre de nuits consécutives auquel un travailleur est exposé, le temps de repos entre les nuits, les horaires des postes, etc. De ce fait, il est complexe d’affiner les messages de prévention pour l’instant. Nous ne sommes pas en mesure de dire que le travail de nuit de telle heure à telle heure est pathogène ni que trois nuits consécutives le sont.

D’autres pistes de recherche, qui ne concernent pas que les sages-femmes, portent sur les polyexpositions des travailleurs, au travail de nuit et aux agents chimiques par exemple. La chronopharmacologie a par exemple montré que certains médicaments étaient plus ou moins efficaces selon l’heure de la prise. 

Quelles mesures de prévention peuvent-être prises à l’hôpital ?

On sait que l’horloge biologique se décale à partir de la deuxième ou troisième nuit de travail consécutif. Nous préconisons donc des rotations rapides : trois nuits consécutives maximum. Il est de plus préférable d’éviter les postes longs, supérieurs à huit heures. Les 3 x 8 sont à éviter, car elles soumettent le plus l’organisme à une désorganisation répétée. Les rotations rapides sont préférables. 

Par ailleurs, la micro-sieste permet d’éviter les dommages liés aux hypovigilances la nuit. Une sieste de 15 à 20 minutes, composée d’un sommeil léger, permet de restaurer la vigilance durant 3 à 4 heures. L’organisme se détend tout en restant sensible aux stimuli extérieurs. La courte durée permet de se réveiller facilement et d’être rapidement opérationnel.

Pour les postes de douze heures, il est nécessaire de soigner les temps de transmission et de les intégrer au temps de travail. Quand un salarié travaille en douze heures la nuit, ses temps de repos sont plus longs et il doit mettre à jour les informations à son retour, sans quoi la qualité des soins sera amoindrie : c’est ce qu’on appelle « la reprise en main ». 

Il est aussi possible d’agir sur le contenu du travail de nuit, en effectuant les tâches les plus sollicitantes en début de garde. Les sages-femmes ont sans doute déjà exploré la question ou acquis des habitudes de travail dans ce sens. L’expert de son travail reste le salarié. L’idéal est que les salariés participent à la réflexion sur ces questions d’organisation, qu’ils soient associés aux décisions et qu’ils puissent avoir un planning souple. Et enfin, affecter en priorité les gardes de nuit aux personnes volontaires, car elles en supportent mieux les impacts et conséquences sur leur vie sociale ou familiale.

Propos recueillis par Nour Richard-Guerroudj