Pourquoi sage-femme ?
Ma mission de vie, je l’ai décelée à l’adolescence. J’avais ce refrain récurrent en moi : « J’ai envie d’aider les autres. » Et je voulais être au cœur de la vie des gens, dans leur vérité nue, là où l’on met bas les masques, là où la rencontre est sincère de bout en bout. Enfin, j’adorais les sciences naturelles, j’avais une véritable fascination pour le vivant. Être au début de la vie, à la lisière, aux portes de l’inconnu, m’attirait plus que tout autre chose. J’hésitais entre pédiatre, gynécologue-accoucheur ou sage-femme. J’ai décidé d’être sage-femme parce que, les études étant plus courtes, je pouvais aller plus vite sur le terrain.
Quels ont été les premiers défis dans ce métier ?
Les études, d’abord, m’ont semblé difficiles. J’ai étudié à l’ESF de l’hôpital Foch, à Suresnes. À l’époque, c’était concours d’entrée, plus trois ans de cursus. Je me suis retrouvée immédiatement en salle de naissance, ou en stage infirmier en cancérologie, en pneumologie, avec des incontinents, des grabataires, des stades avancés de cancer. Je faisais les soins de corps en souffrance. J’ai découvert la réalité des odeurs, de la laideur, de la douleur… Nous avions 18 ans, aucune préparation, aucun soutien psychologique. On se débrouillait toutes seules. Quand j’y repense, c’était incroyable. Sans parler de l’âpreté des rapports avec nos aînées les sages-femmes, souvent maltraitantes avec les jeunes élèves.
Nous avions peu de vacances, nous n’étions pas rémunérées, les promotions n’étaient pas mixtes, bref… ce n’était pas drôle. Pourtant, j’aimais ça. À aucun moment je n’ai pensé arrêter.
Après les études, d’autres défis m’attendaient. À 21 ans, j’ai commencé par travailler six mois dans une clinique privée parisienne, en gardes de 24 heures. J’avais les clefs de l’établissement. La nuit, j’étais toute seule à gérer la salle de naissance, et les quinze lits de suites de couches. Je devais savoir quand c’était le moment pour téléphoner au médecin, afin qu’il vienne juste faire l’accouchement. Il n’y a pas plus difficile ! Je n’avais pas d’infirmière avec moi, juste une auxiliaire de puériculture. Je faisais tout, de l’accueil des urgences au suivi des femmes en travail, tout en étant disponible la nuit pour les femmes en suites de couches. À 21 ans, c’était dingue. Ces petites structures n’existent plus, fort heureusement.
Ensuite, je suis entrée à la Pitié-Salpêtrière. J’avais 22 ans, je me retrouvais à donner des ordres à une équipe d’infirmières qui avaient vingt ans de métier. La sage-femme en salle de naissance est maître à bord, elle est l’autorité et la responsable. Pas toujours facile de s’imposer…
Et puis bien sûr le stress de la gestion d’une salle de naissance : prendre la bonne décision, être joignable à tout moment, ne rien laisser au hasard, avoir de la méthode et une extrême rigueur…
As-tu aimé travailler à La Pitié-Salpêtrière ?
J’ai été très heureuse comme sage-femme à la Pitié pendant vingt ans. Sous l’égide du Pr Darbois, on bénéficiait d’une vraie reconnaissance de notre métier, on était vraiment considérées en tant que profession médicale, on assumait nos accouchements pleinement, la conduite du travail, avec une belle autonomie. J’avais une cheffe anesthésiste extraordinaire, Mme Jeanne Seebacher, pionnière de la péridurale pour les accouchements en France. La Pitié était le seul hôpital où nous pouvions réinjecter des doses de péridurale. Jeanne Seebacher avait ouvert cette prérogative aux sages-femmes. Cela faisait partie de notre outil obstétrical. En fonction de la dilatation du col et de l’état d’avancement du travail, je ne faisais pas les mêmes doses, c’était passionnant.
Grâce à la confiance qu’on nous accordait, ma pratique a évolué. Comme je pouvais doser moi-même la péridurale, je faisais en sorte que la parturiente garde une motricité sans avoir de douleur. J’ai ainsi pu progressivement installer les femmes à l’accouchement en position quasiment accroupie, c’est-à-dire que les étriers n’étaient plus des soutiens de mollets, mais des appuie-pieds. Ce n’était plus un lit d’accouchement, c’était un fauteuil d’accouchement. Évidemment, c’était beaucoup plus eutocique, plus en rapport avec la physiologie de la femme. Je me souviens qu’un mari venant du Maghreb m’a dit un jour : « C’est trop bien, c’est comme au bled. » C’était le plus beau compliment qu’il puisse me faire.
Comme nous n’avions pas de pédiatre en salle de naissance, j’ai dû me mettre à la réanimation néonatale des tout-petits : intubation, perfusion, etc. Ce sont les anesthésistes qui m’ont appris cela. Bref, si j’ai aimé passionnément ce métier, c’est aussi grâce à ces gens qui m’ont fait confiance et qui ont partagé généreusement leur savoir.
Assez rapidement, j’ai eu envie de transmettre à mon tour tout ce que j’avais appris. D’ailleurs, nous avions des élèves sages-femmes de Saint-Antoine qui venaient pour cela, c’était génial.
As-tu vécu des expériences particulièrement marquantes ?
Il y a cette histoire que j’ai longtemps racontée en pleurant : ce grand prématuré, trop précoce pour être réanimé, mais qu’on ne veut pas laisser « gasper », comme on dit, pendant des heures (gasp : suffocation jusqu’à la mort, accompagnée de souffrance). Ce jour-là, nous avons décidé d’accélérer le processus. Le nouveau-né avait déjà le « grasping », il serrait mon doigt. Au fur et à mesure que l’anesthésiste poussait la seringue, je sentais les petits doigts se desserrer… (Cette fois encore, Anne n’y coupe pas et étouffe un sanglot.)
Une autre expérience que je peux raconter : c’était en 2004, la Pitié-Salpêtrière avait été sollicitée pour qu’une équipe de journalistes vienne tourner l’émission Immersion totale, de Carole Gaessler. Je partais en préretraite trois semaines après et c’était le moment ou jamais de transmettre. J’ai fait partie des quatre sages-femmes suivies pendant leur garde par cette équipe. Un dimanche, on nous a descendu une femme dont l’enfant était mort in utero, à terme. J’étais de garde avec une jeune sage-femme, alors j’ai préféré la prendre en charge. Les journalistes ont demandé à venir avec leur caméra. Les parents étaient d’accord, à condition qu’on ne les voie pas à l’image. J’ai fait l’accouchement, les journalistes sont restés derrière la porte. Ensuite, j’ai fait le soin de l’enfant mort, ils l’ont filmé de loin. À la fin du reportage, on me voit rentrer avec l’enfant habillé dans la salle de naissance.
Plus tard, un bloc opératoire a été transformé en salle d’interview avec Carole Gaessler, pour partager ma pratique et parler de cet accompagnement de la naissance d’un enfant mort.
Cette séquence de l’émission, souvent intégrée dans d’autres émissions au fil des ans, a tellement marqué les téléspectatrices que, pendant des années, des femmes m’ont interpellée, dans mon quartier ou autre, pour me parler de leur propre deuil et me dire combien cette émission les avait éclairées sur leur vécu d’une fausse couche tardive.
As-tu des regrets ?
Au départ, je me destinais à travailler dans l’humanitaire. J’avais été très marquée par ma lecture de Le massacre des innocents, le livre de Bernard Clavel.
Les « innocents » en question étaient les enfants du tiers-monde. J’avais hâte de partir « aider les autres, les plus malheureux du monde », mais il me fallait d’abord acquérir une expérience, pratiquer mon métier. J’avais 21 ans, c’était un peu tôt et financièrement compliqué. J’ai repoussé mon départ, tout en me formant en médecine tropicale, entre mes gardes. Et finalement, je ne suis jamais partie. Il m’a fallu cinq ans pour être enfin titularisée à la Pitié. Je n’aurais pas retrouvé mon poste à mon retour, et il m’était impossible d’y renoncer. C’est le seul regret que j’ai, je crois.
Quels facteurs ont joué un rôle dans ta décision de changer de carrière ?
Le facteur déclencheur a été le changement d’horaires qui nous a été imposé : on est passé à des gardes de 12 heures au lieu de 24 heures. Ma vie familiale s’en est trouvée complètement bouleversée, ce nouveau rythme était difficile à concilier avec trois enfants et un mari qui travaillait beaucoup. J’avais beaucoup moins d’espace de repos, le tour revenait très vite.
Ensuite, M. Darbois, le chef de service avec lequel je travaillais si bien, s’en est allé et a été remplacé par un autre, beaucoup moins expert en voie basse.
Enfin, la charge de travail a augmenté, le nombre d’accouchements s’est accru de 25 %. Le nombre de sages-femmes, en revanche, est resté le même, tout comme la paye. J’ai fini à vingt euros de l’heure net. C’était il y a vingt ans, mais quand même.
L’autre facteur déterminant est que, parallèlement à mes activités de sage-femme, j’avais acquis le métier de conteuse. J’avais créé mon association et j’étais prête à bifurquer. Encouragée par mon mari, j’ai saisi l’opportunité de partir en préretraite avant qu’elle ne disparaisse. À l’époque, on pouvait le faire dans la fonction publique, quand on avait 3 enfants et 15 ans d’activité derrière soi. Cela faisait vingt ans que j’étais sage-femme, j’adorais mon métier. J’avais 42 ans, des projets plein la tête et une opportunité à saisir qui ne se représenterait plus. Je l’ai prise comme un cadeau de la vie et suis partie avec 50 % de mon salaire.
Interview à suivre dans le numéro de mars.
Propos recueillis par Stéphane Cadé