Julie Chateauneuf : « En reprenant les gardes, j’ai vraiment retrouvé cette vibration. Tu sais, quand tu te sens très, très vivante »

« En reprenant les gardes, j’ai vraiment retrouvé cette vibration. Tu sais, quand tu te sens très, très vivante. »

Photo de Julie Chateauneuf
« En reprenant les gardes, j’ai vraiment retrouvé cette vibration. Tu sais, quand tu te sens très, très vivante. »

Pourquoi as-tu choisi de devenir sage-femme, vocation ou hasard ?

Je me souviens qu’à 18 ans, je me demandais comment on choisit un métier pour toute la vie. C’est une décision tellement énorme ! Je savais que je voulais prendre soin des autres, ça oui, je peux dire que c’est une vocation. Mais sage-femme, c’est plutôt le fruit du hasard car, au départ, je ne connaissais pas ce métier. Je faisais médecine, attirée par la psychologie et la pédiatrie. C’est un peu par défaut que j’ai passé le concours de sage-femme. Quand j’ai rencontré des consœurs, tout a changé, j’ai eu un vrai coup de foudre. Avec le recul, sage-femme me correspond davantage que médecin. C’était plutôt un mal pour un bien. J’ai fait deux premières années de médecine à la faculté Paris VI Saint-Antoine-la–Pitié-Salpêtrière, puis l’école de sage-femme de Saint-Antoine.

Y a-t-il un moment clé ou une rencontre qui t’a confortée dans cette voie ?

Oui, mon premier stage en salle de naissance, à Gonesse. J’ai rencontré deux sages-femmes qui m’ont fait confiance, Stéphanie et Sophie. Elles m’ont laissé la main sur un accouchement sans péridurale, pour que j’aie un maximum de sensations. C’était un moment très fort, un saut dans le grand bain que je n’oublierai jamais et qui m’a fait adorer ce métier. Un très beau souvenir.

Quel a été ton parcours au sortir de l’école ?

En 2015, j’ai fait deux mois à l’hôpital Tenon (Paris 20e) puis j’ai enchainé les CDD à l’hôpital de Montreuil. Mon plan de départ était de partir à Mayotte, la première maternité de France. J’ai finalement eu le coup de foudre pour l’équipe de Montreuil et j’y suis toujours. C’est une grosse maternité mais l’équipe est très familiale. Je suis restée en salle de naissance et en services d’hospitalisation jusqu’en 2019. J’y ai également fait des consultations dans l’unité de prise en charge des femmes vulnérables (victimes de violences et/ou souffrant de pathologies psychiatriques, et/ou avec des parcours migratoires traumatiques, etc.) et dans l’unité de réparation des femmes victimes de mutilations génitales féminines. J’ai pris conscience que la prise en charge de la vulnérabilité de toutes ces femmes était un pan important et indispensable dans mon métier. Pour aller plus loin dans la prise en charge des vulnérabilités, je suis partie travailler six mois en Côte d’Ivoire, au nord d’Abidjan, j’ai fait de la salle de naissance, des services d’hopitalisation et j’ai surtout découvert la prévention en consultations, principalement à propos du VIH. À mon retour, j’ai embrayé sur un projet VIH (déploiement de Trod VIH au sein des CPEF, « tous les accompagnants qui passent les portes d’un CPEF doivent se voir proposer un dépistage du VIH »), puis j’ai travaillé presque trois ans au réseau de santé périnatale du 93 et nord 77. J’étais chargée de veiller à la bonne mise en œuvre des politiques de santé, particulièrement celles contre les violences faites aux femmes. Ça me plaisait énormément. J’aime travailler en équipe autour d’un projet commun, avec les gens du terrain et les professionnels motivés, partir de rien et construire. J’aime l’effervescence des énergies, surtout en Seine-Saint Denis où des projets innovants ne cessent de se mettre en place.

Tu es sur plusieurs fronts ! 

Oui, je diversifie ma pratique. Ce métier est très ouvert, c’est l’une de ses grandes qualités, on peut faire plein de choses différentes. Et moi, il y a beaucoup, beaucoup de choses qui me plaisent. Pendant les trois ans au réseau de santé périnatale, j’avais le sentiment qu’il me manquait quelque chose, quelque chose qui fasse vibrer mon cœur. Alors, j’ai repris une garde hebdomadaire en salle de naissance. 


Mission humanitaire en Arménie avec ASF (actions santé femmes). © Droits réservés.

Ça te manquait trop ? 

Oui. En retournant en salle d’accouchement, j’ai vraiment retrouvé cette vibration, tu sais, quand tu te sens très, très vivante. Ce rythme d’un jour par semaine me permet de ne pas être trop énervée par les dysfonctionnements de l’hôpital public et me laisse le temps de faire ce que j’aime à côté. J’avais peur d’avoir perdu la main de l’accouchement. Eh bien non, ça ne se perd pas, c’est comme le vélo. Par contre, il faut retrouver le sens de l’organisation dans sa tête, savoir prioriser les urgences, réapprendre à réfléchir plus vite quand la salle de naissance est remplie et qu’il y a énormément de travail. Finalement, après un mois de garde, ça y est, c’est reparti comme avant. 

En plus de la salle de naissance, je réalise des consultations pour les femmes excisées qui souhaitent se faire réparer et je coordonne le projet Partage (voir Profession Sage-Femme n° 308, février 2025). Partage est une consultation prénatale proposée aux futurs pères et mon travail consiste à en faire la promotion, à organiser son déploiement en allant voir tous les professionnels qui travaillent dans le champ de la périnatalité et de la petite enfance. Nous expliquons pourquoi il est important de faire cette consultation et d’impliquer les futurs pères. Un peu de salles de naissance, un peu de consultations et un peu de « projets », c’est l’équilibre parfait pour moi !

Donc, tu es membre de l’unité Réparons l’excision ? 

Oui, il s’agit de l’unité de réparation des femmes victimes de mutilations sexuelles féminines, au CHI André Grégoire, à Montreuil. La prise en charge des femmes excisées est complexe et ne se limite pas à la chirurgie. Leurs histoires sont très souvent empreintes de traumatisme, elles ont besoin d’une prise en charge globale et transversale. On parle de « réparation médico-psychosociale et chirurgicale ». On travaille en équipe autour de la patiente et sous la responsabilité de la chirurgienne Sarah Abramowicz. L’équipe en question comprend une chirurgienne, une psychologue, une sage-femme, une médecin légiste, une sexologue, une assistante sociale, une coordinatrice administrative et une secrétaire médicale. Chaque maillon est important. La secrétaire, par exemple, joue un rôle essentiel car elle est la porte d’entrée pour ces femmes qui hésitent pendant des années à faire le pas. S’ajoutent au dispositif des groupes de parole animés par la psychologue et la sexologue, ainsi qu’un atelier de danse-thérapie. Le but est que les femmes puissent se réconcilier durablement avec leur corps et se réparer. 

Peux-tu décrire une consultation ?

Ma consultation dure 45 minutes, c’est assez lourd. Je dois essayer de la connaître au maximum pour lui façonner un parcours sur mesure au sein de notre unité de réparation. Beaucoup de sujets sont abordés : parcours médical, hygiène de vie, situation sociale, logement, violences… Est-ce que c’est une femme qui a connu le parcours migratoire à pied ? En bateau ? Est-elle en état de stress post-traumatique ? Et ensuite, tu parles évidemment de l’excision, des circonstances de l’excision et de sa réaction. Si on lui a fait petite, je lui demande quand elle a pris conscience que c’était mal ? Je pose des questions sur les conséquences de l’excision sur sa vie quotidienne et sa vie sexuelle. L’enjeu de ce rendez-vous est de pouvoir tracer et aussi de lui expliquer son parcours futur au sein de l’unité.

Comment se déroule l’excision ?

On attrape les filles et on coupe le clitoris. C’est fait par des femmes de la famille, dans des conditions terribles, avec des lames ou tout ce qu’elles trouvent de tranchant. Quand les femmes se souviennent, elles racontent qu’on leur a fait croire que c’était l’heure du déjeuner ou que c’était l’heure de la promenade. Et en fait, là, on les a attrapées, maintenues par les quatre membres et on les a coupées. Elles se souviennent très bien de la douleur… abominable. Une fois qu’elles sont excisées, on fait une grande fête. Elles disent : « c’est la coutume ». Mais l’excision n’est absolument pas prescrite, ni dans le Coran, ni dans la Bible, ni dans la Torah, pas du tout. Aucune religion n’exige de commettre cette horreur. L’excision est simplement le reflet d’une inégalité ancienne et terrible entre l’homme et la femme. Cette dernière ne doit pas éprouver de plaisir, elle doit être dévouée à l’homme et répondre à ses désirs. Lui, en revanche, a le droit d’être polygame… Le problème c’est qu’il y a des endroits où, si une femme n’est pas excisée, elle va être très difficile à marier dans certaines ethnies. 

Types de mutilations génitales féminines
Il existe quatre grandes catégories de mutilations génitales féminines :
Type 1 : ablation partielle ou totale du gland clitoridien (petite partie externe et visible du clitoris et partie sensible des organes génitaux féminins) et/ou du prépuce/capuchon clitoridien (repli de peau qui entoure le clitoris)
Type 2 : ablation partielle ou totale du gland clitoridien et des petites lèvres (replis internes de la vulve), avec ou sans excision des grandes lèvres (replis cutanés externes de la vulve)
Type 3 : « infibulation », ou rétrécissement de l’orifice vaginal par recouvrement, en sectionnant et en repositionnant les petites lèvres, ou les grandes lèvres, parfois par suture, avec ou sans ablation du prépuce/capuchon et gland clitoridiens
Type 4 : toutes les autres interventions néfastes au niveau des organes génitaux féminins à des fins non médicales, consistant par exemple à piquer, percer, inciser, racler ou cautériser les organes génitaux
Source : OMS, 31 janvier 2025

Quelques chiffres :
Plus de 230 millions de filles et de femmes vivantes aujourd’hui ont subi des mutilations génitales féminines (MGF) dans 30 pays d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie où les MGF sont pratiquées.
Les MGF sont pour la plupart pratiquées sur les filles entre la petite enfance et l’âge de 15 ans.
Les MGF sont une violation des droits humains des filles et des femmes.
Le traitement des complications médicales des MGF coûterait aux systèmes de santé 1,4 milliard de dollars américains (USD) par an, un chiffre qui devrait augmenter si des mesures urgentes ne sont pas prises pour qu’elles soient abandonnées.
Les attitudes à l’égard des MGF évoluent. Selon le dernier rapport de l’UNICEF sur le sujet, 400 millions de personnes en Afrique et au Moyen-Orient (principales régions qui pratiquent les MGF) y sont opposées.
Source : OMS, 31 janvier 2025

Est-ce que les femmes excisées savent toujours qu’elles le sont ? Arrive-t-il que vous leur appreniez ? 

Tu as raison de poser cette question parce que certaines ne le savent pas. Celles que je rencontre dans le cadre de l’unité le savent, bien sûr, puisqu’elles souhaitent une réparation. En revanche, en dehors de l’unité, il m’est arrivé plusieurs fois de devoir annoncer à des femmes, lors de suivis de grossesse ou lors de l’accouchement, qu’elles étaient excisées. C’est notre devoir en tant que sage-femme de les informer, mais aussi de prévenir. Si elles viennent d’accoucher d’une fille, je les informe que l’excision est interdite en France, qu’elle est sanctionnée d’une peine de prison et d’une amende très lourde, et aussi, chose essentielle, que la sentence est la même si les mutilations sont pratiquées à l’étranger sur un enfant français.

Toutes les femmes excisées en souffrent-elles physiquement, psychologiquement dans leur vie sexuelle ? 

Alors, je n’ai pas rencontré toutes les femmes excisées ! Mais je peux essayer de parler de celles que j’ai rencontrées au sein de l’unité. Celles qui peuvent avoir une vie sexuelle à peu près normale sont rares. Il y a au minimum une perte de plaisir, voire pas du tout de plaisir, une perte de sensations ou alors beaucoup de douleurs, ça dépend des femmes. Cette partie de leur corps est porteuse de trop de violences et de traumatismes. La perte d’identité de femme revient aussi beaucoup, il leur manque quelque chose. Le clitoris, c’est leur identité de femme, celle dont on les a privées sans leur demander leur avis. Oui, elles ne se sentent pas femmes. Les plus jeunes, surtout, ont un énorme complexe, ça les bloque dans leurs relations et elles se sentent très différentes de leurs amies.

Quand on répare le clitoris, ça remarche ? Le plaisir revient ?

Oui, à condition qu’il y ait un accompagnement transversal et global. Si tu fais juste de la chirurgie, ça ne marche pas. La sexologie est hyper importante, la psychologie aussi, s’il y a des difficultés sociales, ça va être compliqué d’être focus sur la réparation, au même titre que la cicatrisation post-chirurgie n’est pas envisageable si la femme n’a pas de logement et dort à la rue. Bref, chaque maillon compte énormément. Les femmes passées par l’unité sont très satisfaites, justement parce qu’il y a eu cette prise en charge multidisciplinaire.

Est-ce que la réparation est taboue ou bien les femmes en parlent-elles ouvertement dans leur famille ?

La plupart du temps, c’est tabou. Mais si elles n’en parlent pas, c’est aussi parce que c’est leur projet à elles, elles ne veulent pas qu’on leur enlève ça. Elles nous le disent : « On ne m’a pas laissé le choix quand j’étais petite, mais aujourd’hui, c’est moi qui choisis. Je choisis de faire cette reconstruction. » Elles n’ont pas envie d’avoir l’avis des autres. C’est une décision en leur for intérieur, une démarche très, très intime. Elles en parlent parfois à leur mère, leur sœur ou leur conjoint. C’est mieux, bien sûr, si l’entourage est soutenant, même s’il s’agit d’une seule personne. En l’occurrence, le conjoint peut-être un allié solide. Le groupe de paroles des femmes sert à cela, elles échangent et se soutiennent mutuellement. L’une d’entre elles m’avait dit : « On commence ce parcours en se sentant très, très seule. Mais à la fin du parcours, on se sent énormément accompagnée. » 

C’est essentiellement des femmes africaines, ou d’origine africaine ?

Essentiellement d’Afrique de l’Ouest, mais pas que. On peut avoir une femme née en France, excisée pendant des vacances au pays, comme on peut avoir celle qui vient d’arriver sur le territoire, envoyée par l’Ofpra. Parfois, elles ont fui leur pays pour éviter un mariage forcé, ou bien avec leur fille sous le bras pour éviter que celle-ci ne subisse le même sort qu’elles. C’est toujours une démarche hyper militante de leur part, hyper féministe, c’est un acte d’émancipation magnifique.
Je leur dis chaque fois : « C’est un acte très, très fort que vous venez de réaliser en entrant dans ce bureau. » Contre l’excision, contre les mutilations.

Est-ce qu’il y a d’autres mutilations génitales que l’excision ?

Oui, l’infibulation, c’est une excision de type 3. Horrible. On suture les lèvres externes ou les lèvres internes de la vulve, de façon à ne laisser qu’une petite ouverture pour que l’urine et les menstruations puissent s’écouler. Cela devient une paroi, du tissu cicatriciel. Le docteur Abramowicz nous a appris à désinfibuler les patientes qui sont sur le point d’accoucher en salle de naissance et sous péridurale.

Alors là, il y a une campagne lancée par l’association Excision, parlons-en. Tu connais sans doute ?

Oui, on travaille avec eux. Ils font de la prévention auprès des jeunes filles, surtout avant les départs en vacances. Dorénavant, les parents sont prévenus qu’ils risquent gros s’ils excisent leur fille pendant un voyage au pays. La dernière exciseuse en France a été condamnée en 2001 à huit ans de prison. Normalement, on ne devrait plus avoir une seule excision dans notre pays. Comme je te disais, le fait de le faire dans un autre pays ne change rien au niveau de la loi si l’enfant est français. La réalité est moins reluisante.

Face à tout cela, t’arrive-t-il de ressentir une fatigue émotionnelle ?

Au contraire, ça me stimule. La colère que ça génère me donne beaucoup d’énergie pour faire plein de choses. Je suis révoltée par l’injustice entre nous, les humains. Je voudrais l’égalité pour tous, où que l’on soit et peu importe sa couleur ou son milieu social. Cette révolte, cette colère, c’est mon carburant ! Et l’hôpital, je trouve que c’est encore un endroit qui nous permet de traiter les gens de manière égalitaire. Par exemple, avec le réseau périnatal, j’ai suivi une formation sur l’environnement et la santé qui vise à informer les femmes enceintes sur les produits à privilégier et ceux à éviter, à leur donner des conseils pratiques ou à les alerter sur les dangers des accidents domestiques. Je voudrais partager ces connaissances à l’hôpital, pour qu’elles profitent à tous, même aux plus précaires. Il n’y a pas de raison qu’en plus des violences physiques, économiques, sociales, ces femmes s’empoisonnent ou se fassent du mal sans le savoir. Je me souviens d’incendies survenus en hiver, parce que des personnes utilisaient des barbecues pour se chauffer dans leur appartement ou elles s’intoxiquaient en respirant du monoxyde de carbone. Bref, je trouve important d’informer sur les gestes simples qui peuvent faire une grande différence, comme aérer les pièces dix minutes matin et soir. Il y a énormément à faire pour transmettre des messages clés et améliorer la santé de tous. La Seine-Saint-Denis est un département difficile, beaucoup de gens sont touchés par la précarité et la violence. Mais c’est aussi un département où l’on trouve plein d’acteurs passionnés et volontaires, des professionnels qui s’engagent, qui ne détournent pas les yeux et apportent leur pierre à l’édifice. C’est ce qui fait que la Seine-Saint-Denis joue un rôle d’éclaireur, nos projets sont souvent repris ensuite par d’autres territoires. 


Mission humanitaire à Bodo en Côte d’Ivoire. © Droits réservés.

Cette souffrance que tu côtoies, ces histoires que tu entends influencent-elles ta perception du monde et ton engagement politique ? 

À fond. Pour moi, tout est politique. Avant mon passage par le réseau de santé périnatale, j’étais encore jeune, je ne voyais pas tout ça. Mais maintenant, je suis convaincue que tout est politique. Dès qu’il est question de choix, il y a combat. En revanche, avec l’expérience, je parviens à trouver le juste équilibre pour me préserver, ne plus être énervée ou attristée. J’ai atteint le bon dosage de colère, celui qui va me donner de l’énergie sans m’être nocif. 

Les sages-femmes, d’après toi, sont-elles la première ligne dans l’accompagnement des femmes victimes de violences ?

En tant que sages-femmes, nous avons une relation très, très forte avec la patiente. C’est une relation de confiance, les femmes en ont besoin pour s’abandonner, pour se livrer à nos bons soins. Nous sommes juste à côté d’elles et nous sommes bien évidemment très à l’écoute. Donc oui, nous sommes en première ligne pour le dépistage des violences, entre autres. Elles se confient plus facilement à nous, peut-être aussi en raison du temps que nous leur accordons lors des consultations et du fait que la grossesse soit un moment vulnérable marquée par ce qu’on appelle « la transparence psychique ». Le dépistage fait partie de nos missions essentielles, même si d’autres professionnels comme les médecins peuvent tout autant y contribuer, s’ils sont sensibilisés à la précarité et aux violences.

Les jeunes sages-femmes, sont-elles assez sensibilisées aux besoins des populations précaires, selon toi ?

Non, pas assez. Nous n’avons pas de cours sur la précarité à l’école, sauf erreur. Ça s’apprend sur le terrain et c’est dommage. Et la précarité, ce n’est pas que la migration, loin de là, c’est aussi la santé mentale, les addictions… Tous les visages de la misère. Tout cela, en fait, c’est de l’humain et rien d’autre. On ne t’apprend pas l’humain, à l’école. Ni à gérer les décès. Très jeunes, nous les sages-femmes sommes confrontées à la mort (par des morts fœtales, des interruptions de grossesse, des réanimations, etc). Nous devons “switcher” d’une femme à l’autre, d’une chambre à l’autre, de la vie à la mort. Et je me souviens avoir eu cette réflexion sur la vie et sur la mort très jeune, vers 23 ans alors que mes amis étaient très loin de cette réalité et de ces questionnements, ils étaient à mille lieues de ces considérations. C’était juste moi, toute seule qui devais réfléchir à comment appréhender ça : une maturation rapide, à marche forcée. Je trouve hyper regrettable qu’il n’y ait pas tout cela dans le cursus, les notions de précarité, d’humanisme, de vie, de mort… Oui, ne serait-ce qu’une intervention de professionnels qui viendraient parler un après-midi pendant nos études. Et c’est la même chose dans les études médicales : je me souviens d’une interne en médecine à Montreuil, je venais de découvrir que le cœur du bébé s’était arrêté et l’interne a dû l’annoncer et en sortant elle me disait : « On ne te prépare jamais à ça quand tu étudies, on ne t’en parle même pas. »

De plus en plus de sages-femmes s’installent directement en libéral. Cela va-t-il à l’encontre de l’engagement pour les plus vulnérables, selon toi ?

Je crois qu’il y a de la place pour toutes : privé, libéral, salarié. Mais personnellement, je suis une fervente défenseuse du public. Tant pis si cela ne me fait pas que des amies, mais je pense qu’on se prive d’une expérience incroyable en passant directement au libéral après l’école. L’apprentissage en équipe, surtout auprès des plus expérimentés, est inestimable. Bien que je sois consciente des difficultés et des dysfonctionnements de l’hôpital public, et que j’exercerai probablement en libéral un jour, je trouve le public fabuleux. On y apprend énormément, on est constamment stimulée et confrontée à une grande diversité de patientes et de professionnels. Un jour, je vais mal faire ou ce ne sera pas optimal, et c’est une de mes collègues qui me montrera une meilleure manière. On apprend des autres, c’est une chance d’évoluer et de s’améliorer continuellement. Cette richesse est essentielle pour ma pratique, en tout cas.

Après toutes ces années d’engagement, quel est ton moteur aujourd’hui ?

Ce sont toujours les combats. Ce qui me plaît, c’est de contribuer à un avenir meilleur, à faire de meilleurs humains pour demain, même si c’est utopiste et évidemment l’égalité femmes-hommes ! Je crois en la prévention pour ceux qui en ont le plus besoin, et pour tous, afin que les enfants et les parents soient en bonne santé. Pour moi, l’engagement est essentiel. C’est pourquoi, même si un jour j’exerce en libéral, il me faudra des combats.

Tu te vois en libéral prochainement ?

J’aimerais beaucoup, un jour, me poser un peu et devenir une sorte de sage-femme de village. Pas tout de suite, mais terminer ma carrière en libéral, oui. J’ai envie d’accompagner les parents, de les préparer à la parentalité. En conservant pourquoi pas des gardes à l’hôpital, on verra. Sinon, j’adorerais ouvrir un centre de santé avec plusieurs professionnels, ce serait fabuleux. Un centre municipal de santé élargi, avec des soins alternatifs en plus, pour permettre à toutes les femmes et à tous les couples d’y accéder. Offrir à tous ce qui est aujourd’hui payant, comme des ateliers de yoga ou de portage bébé. Ce serait mon rêve, mais bon, c’est utopiste.

La PMI, sinon, est une option qui me plairait énormément. On y trouve de tout : préparation à la parentalité, précarité, et un véritable accompagnement du couple et de la femme. Tout le monde est sur un pied d’égalité. Les PMI font un travail de première ligne incroyable, elles aussi.

Si tu devais donner un conseil à une jeune sage-femme, que lui dirais-tu ?

Je lui dirais : « Va à l’hôpital ! » Même si c’est pour deux mois, juste pour l’expérience. C’est tellement enrichissant, formateur et stimulant. On n’y est jamais seule, on est très entourée. C’est dur, mais le métier de sage-femme est dur de toute façon, alors autant affronter cette dureté à plusieurs et avec des personnes plus expérimentées. Je lui dirais aussi : « Bats-toi pour garder ta passion intacte !
Et pour ça, choisis-toi de beaux combats. »
 

Interview réalisée par Stéphane Cadé