Pourquoi avoir choisi de traiter l’histoire récente du toucher des bébés ?
Pour mon travail de thèse en sociologie entamé en 2012 et soutenu en 2017, j’ai voulu comprendre pourquoi les parents, qui pourtant ne remettent pas en cause le suivi médical, vont chercher des recours complémentaires pour soigner leurs nourrissons : les soins d’un « toucheur » – une pratique encore fréquente dans la Sarthe, où j’ai exercé – ou ceux d’un ostéopathe. J’ai donc observé ces pratiques et interrogé les différents acteurs qui interviennent dans le parcours de soin des nourrissons. En remontant l’histoire, j’ai distingué deux approches du toucher des bébés qui ont évolué différemment depuis les années 1950. D’une part, le « toucher-manipulation », professionnel, intrusif, plutôt à visée diagnostique et d’autre part, le « toucher-contact », plus chargé d’affects. Il est intéressant de noter que la valorisation du toucher manipulatoire n’est pas apparue avec le « grand déménagement » des naissances du domicile à l’hôpital dans les années 1950. Même à la maison, avant l’ère de la technicisation de la naissance, les gestes d’accueil des nouveau-nés étaient vigoureux et intrusifs. Et plus on manipulait les corps des bébés, plus on contrôlait le toucher-contact, en limitant la proximité mère-bébé, le partage du lit parental, etc. Dans les années 1970, Frédéric Leboyer et Bernard This, suivis de Michel Odent – pour ne citer qu’eux – ont semé des graines en faveur du respect du corps du nouveau-né et d’un accueil moins violent. Mais ces précurseurs arrivaient trop tôt pour que leur parole soit admise par une doxa médicale prônant l’intervention systématique. La bascule a eu lieu dans les années 1990, durant lesquelles notre façon de nous représenter le corps a changé. Le respect de l’intégrité des corps devient primordial, les manipulations sont de plus en plus limitées alors que la proximité mère bébé est prônée. Cette histoire des soins aux bébés tente d’analyser les changements du statut du toucher et de comprendre ce que cherchent les individus dans les différents recours de soins.
Vous vous apprêtez aussi à jouer votre propre rôle de sage-femme dans une performance artistique et politique, Y’a un os…
L’idée de ce spectacle est née d’une rencontre avec Julie Bouhaillier, docteure en paléontologie humaine et Anne-Laure Rouxel, danseuse et chorégraphe. Toutes les trois, nous nous interrogions, à travers nos disciplines, à la façon dont les femmes sont accompagnées en Occident aujourd’hui et pourquoi l’accouchement continue de cristalliser autant de peurs. Julie Bouhaillier a remis en cause l’idée que le bassin des femmes, du fait de la bipédie, serait inadapté à la taille de la tête fœtale, devenue plus importante au fil de l’évolution. Dans sa thèse de 2007, elle montre que les contraintes obstétricales ne sont pas spécifiques aux humaines, dont la variabilité pelvienne est importante. De son côté, Anne-Laure Rouxel a publié Bouger votre bassin, pour accompagner en mouvement la naissance de votre enfant, aux éditions Leduc en 2020, et anime des ateliers de danse prénatale pour les femmes enceintes et les professionnels de santé depuis 2011. Nous avons imaginé un spectacle en forme de dialogue, parlé et dansé, faisant appel à la réflexion et au ressenti du public, pour expliquer en quoi les Sapiens ont bien la capacité d’accoucher. Nous présenterons cette performance scientifique, féministe et politique le 10 mai au théâtre de la Reine Blanche, à Paris, dans le cadre du cycle “Des savants sur les planches”.
Qu’est-ce qui vous a amenée à faire un documentaire sur une patiente atteinte de mucoviscidose ?
J’ai été recrutée en 2019 comme chargée de recherche en anthropologie pour un travail auprès d’adolescents et de jeunes adultes atteints de mucoviscidose. Le projet supposait une approche filmique, pour montrer la vérité de la maladie au quotidien. D’une année prévue initialement, j’ai finalement filmé Salomé pendant deux ans et demi… Sa santé s’est en effet dégradée dès les premiers mois de notre collaboration et j’ai été témoin de son chemin vers l’acceptation de la greffe des poumons qui devenait la seule issue pour sa vie, puis de son retour au monde et des enjeux que cela implique. Un producteur a aimé ce matériau et, en sortie de confinement, France TV Slash a été intéressée par le sujet qui faisait écho à une jeunesse qui s’interroge sur le nouveau souffle à donner à sa vie. Nous avons fait des tournages complémentaires pour en faire un film : Salomé, le second souffle.
Que vous apportent les dimensions artistiques que vous explorez ?
Mes recherches en sciences sociales et l’écriture me permettent de prendre du recul par rapport à ma pratique de sage-femme et d’approfondir une réflexion de fond sur notre art. À travers les créations artistiques, je porte plutôt une parole engagée en faveur du respect de la physiologie de l’accouchement et du rôle des sages-femmes. Mon militantisme s’inscrit davantage dans la transmission de savoirs et d’expériences que dans la confrontation. À travers l’écriture, le film ou le théâtre, je reste sage-femme. Filmer Salomé pendant son processus de greffe pulmonaire et d’adaptation à sa « vie d’après » a été l’accompagnement d’un passage, très proche de ce que proposent les sages-femmes lors des différents passages de la vie des femmes. Il y a une continuité entre mes activités, même si, au théâtre, apprendre des textes est vraiment quelque chose de nouveau et de difficile (rires).
Avez-vous d’autres projets ?
Nous allons encore travailler la création de Y’a un os pour en proposer une pièce de théâtre dont la première aura lieu le 20 janvier 2023 à Tours. D’autres dates sont prévues par la suite. En parallèle, ma qualification d’enseignante-chercheuse va peut-être m’ouvrir des perspectives dans l’enseignement supérieur. Mais surtout, je suis ravie de publier avec Jacqueline Lavillonnière un manuel de l’obstétrique physiologique à la rentrée prochaine, édité aux Presses universitaires François Rabelais, préfacé par Nathalie Sage-Pranchère. Il était primordial que Jacqueline Lavillonnière, qui a accompagné tant d’accouchements à domicile et enseigne la physiologie, puisse mettre en forme son expérience et son savoir scientifique pour transmettre le suivi de grossesse et l’accompagnement de l’accouchement dans le respect de la physiologie. Je suis heureuse d’avoir accompagné l’écriture de ce manuel d’obstétrique physiologique.
Bio express
1991 : Diplômée de l’école de l’ESF Saint-Antoine, à Paris
1991-2003 : Salariée de la maternité de Paimpol, dans les Côtes-d’Armor
2001 : DEA d’ethnologie
2003 : Intègre la Société d’histoire de la naissance
2005 : Publication de Bord de mères, éditions ELPEA
2006 : Installation en libéral à Sablé-sur-Sarthe
2011 : Enseignante à l’ESF de Tours
2017 : Soutenance de thèse de sociologie
2022 : Qualification d’enseignante-chercheuse par la section Maïeutique du Conseil national des universités
■ Propos recueillis par Nour Richard-Guerroudj