Après avoir été violée au Bénin, Stella a été embarquée par un réseau de traite des humains jusqu’en Libye, où elle a été vendue à quatre reprises. Arrivée en Italie, elle est encore exploitée sexuellement. À Marseille aussi, elle est violée à de nombreuses reprises, par des hommes blancs, certains armés. « Si je raconte ça à la police française, les agresseurs me tueront, rapporte-t-elle à une journaliste du Monde. C’est simple : vous êtes une femme migrante, vous êtes une esclave sexuelle. » Comme un grand nombre d’autres femmes meurtries, Stella est une patiente de Jérémy Khouani, médecin généraliste dans une maison de santé du IIIe arrondissement marseillais, un des endroits les plus pauvres de France. Traumatisé par les histoires et les symptômes de ses patientes, l’homme, qui est également enseignant-chercheur à l’université d’Aix-Marseille, décide d’user de la seule arme qu’il apprécie : la science. Il arrive à monter une étude d’ampleur sur le sujet, s’entourant d’une dizaine de scientifiques marseillais. Leurs conclusions ont récemment été publiées dans la revue médicale The Lancet Regional Health – Europe.
Un risque de viol multiplié par 18
L’équipe a choisi de travailler sur les violences survenues dans le pays d’accueil. Les résultats sont affligeants. Presque 5 % des femmes ont subi un viol au cours de leurs 12 derniers mois de vie en France, soit un risque 18 fois plus élevé que celui connu dans la population générale de notre pays. Les femmes ayant subi des violences sexuelles avant d’arriver – soit plus des trois quarts d’entre elles (75,7 %) – présentent davantage de risques d’en subir à nouveau. Celles qui n’ont pas de compagnon en France et celles originaires d’Afrique de l’Ouest sont également plus à risque. Preuve supplémentaire que les pays d’accueil ne sont pas protecteurs, tout au moins la France, les femmes qui n’ont pas bénéficié d’un dispositif d’aide à l’hébergement présentent aussi un risque plus élevé de subir des agressions sexuelles. Enfin, 40 % des femmes de l’étude avaient subi une mutilation sexuelle.
Pour parvenir à ces résultats et limiter les biais de recrutement, les chercheurs n’ont pas travaillé à partir d’un centre de santé. Ils ont monté leur étude de cohorte rétrospective au sein d’une population de femmes de plus de 18 ans demandeuses d’asile enregistrées auprès de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) depuis plus d’un an, mais moins de deux ans. Entre octobre 2021 et mars 2022, l’équipe a retenu 273 femmes. Presque la moitié des participantes avaient entre 26 et 35 ans, provenaient d’un pays d’Afrique de l’Ouest et étaient engagées dans une relation de couple avec un partenaire présent sur le sol français.
Pas ou peu d’assistance
Du personnel féminin expérimenté et rôdé aux enquêtes sur les violences sexuelles a mené les entretiens, le plus souvent réalisés dans un hôpital partenaire de l’étude. Lorsque ce n’était pas possible, l’entretien a eu lieu par téléphone. Chaque fois que cela était nécessaire, sont intervenus des interprètes qui avaient l’habitude de travailler avec des demandeuses d’asile. Sur les 273 femmes de l’étude, 84 avaient donc subi des violences sexuelles au cours des 12 derniers mois passés en France. Dix-sept femmes avaient été violées et quinze femmes plus d’une fois. Dix femmes avaient été forcées de se prostituer. Sur la cohorte complète, plus de 9 femmes sur 10 avaient consulté un médecin au cours de l’année passée, mais moins de 1 sur 10 avait eu recours à des soins ou aux services de police au moment des violences. Plus de la moitié des femmes ayant subi des violences sexuelles n’avaient reçu aucune assistance. Plus de 40 % des violences sont survenues à leur hébergement et les violeurs étaient pour la plupart inconnus.
Malgré ce dernier chiffre, les femmes qui bénéficient de mesures d’accueil, spécialement d’un hébergement, sont moins à risque que les autres. Aussi les chercheurs interpellent-ils les Pouvoirs publics à ce sujet. Ils alertent également sur le faible recours aux soins. Pour eux, leurs résultats « soulèvent la question de la possibilité de garantir une protection internationale aux femmes qui fuient des violences sexuelles ». En 2021, l’Office -français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) a accepté seulement 26,4 % des dossiers présentés par des femmes africaines, alors que 56,3 % des femmes africaines incluses dans la cohorte avaient subi une mutilation génitale. Le sujet énerve Jérémy Khouani, le médecin à l’origine de l’étude, à en croire ses confidences au Monde à propos d’une mère et de sa fille : « J’ai dû pratiquer un examen gynécologique sur une préado pour mesurer la quantité de ses lèvres qui avait survécu à son excision. Si tout était effectivement rasé, elles étaient déboutées, car il n’y avait plus rien à protéger. »
■ Géraldine Magnan
Pour en savoir plus :
- « Incidence of sexual violence among recently arrived asylum-seeking women in France: a retrospective cohort study », Jérémy Khouani et coll., The Lancet Regional Health – Europe, en ligne, 18 septembre 2023
- « Le viol, passage presque inévitable de la migration » : à Marseille, huit femmes témoignent, Le Monde, 18 septembre 2023