Aimée Patricia Ndembi Ndembi, psychologue, Département de recherche sur les dynamiques sociales (DRDS), Laboratoire de recherches sur la famille, la santé et le corps (Larefsac)/Institut de recherches en sciences humaines (IRSH/Cenarest), Libreville, Gabon. Présidente/Cofondatrice du Réseau d’Afrique centrale pour la santé reproductive des femmes : Gabon, Cameroun, Guinée équatoriale (GCG).
Courriel : ndembipatricia@yahoo.fr
Justine Mekuí, sage-femme, Centre hospitalier universitaire Mère/Enfant, Fondation Jeanne-Ebori, Libreville, Gabon. Coordinatrice médicale du Réseau d’Afrique centrale GCG et formatrice régionale de l’AMIU (aspiration manuelle intra-utérine). Courriel : jMekuíella@gmail.com.
Marie-Chantale Ntjam, psychologue clinicienne, Département de psychologie, Université de Douala, Cameroun ; Laboratoire d’étude et de recherche en psychologie ; Centre de psychologie clinique et de psychoéducation ; Présidente de l’association Yan Mam-psy ; Coordinatrice du Réseau d’Afrique centrale GCG-Cameroun. Courriel : ntjamcinq@yahoo.com.
Gail Pheterson, psychosociologue, Département de psychologie, Université de Picardie Jules-Verne, Amiens, France ; Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa), CNRS/Université Paris 8. Cofondatrice et directrice de recherche du Réseau d’Afrique centrale GCG ; Cofondatrice/Codirectrice de l’Initiative caribéenne sur l’avortement et la contraception.
Courriel : gpheterson@gmail.com.
Marijke Alblas, médecin, consultante internationale pour la santé et les droits des femmes, spécialiste en avortement, Afrique du Sud. Formatrice des professionnels de soins du Réseau d’Afrique centrale GCG et de l’Initiative caribéenne sur l’avortement et la contraception.
Courriel : malblas@iafrica.com.
Iris Ursula Moundaka, psychosociologue de la santé, chercheuse et coordinatrice du Réseau d’Afrique centrale GCG dans la région de Moyen-Ogooué, Gabon.
Courriel : irisursula@gmail.com.
Correspondance : Réseau d’Afrique centrale pour la santé reproductive des femmes.
Courriel : reseaugcg@gmail.com
Cet article a été publié en anglais sous le titre Midwives and Post-Abortion Care in Gabon : “Things have really changed” dans Health and Human Rights Journal, 2019;21(2):145-155. Il est traduit ici par Diane Lamoureux. Version anglaise : https://cdn1.sph.harvard.edu/wp-content/uploads/sites/2469/2019/12/Pheterson.pdf
Résumé
Les complications résultant d’avortements spontanés ou provoqués constituent une des premières causes de mortalité des femmes en Afrique sub-saharienne. Le Réseau d’Afrique centrale pour la santé reproductive des femmes : Gabon, Cameroun, Guinée-équatoriale (Réseau GCG) a été fondé en 2009 pour identifier et surmonter les obstacles aux soins après avortement. La recherche a permis d’identifier le manque de formations et d’équipements en soins d’urgence parmi les praticiens en soins de santé de première ligne. Pour combler cette lacune, le Réseau GCG a mis en place un programme pour former des sages-femmes à la pratique des aspirations manuelles intra-utérines (AMIU), aux protocoles d’administration du misoprostol et à l’insertion du DIU-T en cuivre. Cet article en trace un bilan rétrospectif après neuf ans (2009-2018) d’activités. Les résultats quantitatifs et qualitatifs montrent une corrélation entre la pratique de l’AMIU par les sages-femmes dans les centres de santé et la baisse spectaculaire des délais de traitement, ce qui coïncide avec un déclin de la mortalité liée à des complications après avortement. Nos résultats montrent également comment ces avancées ont été menacées par l’opposition liée au fait que ce sont des sages-femmes qui dispensent ces traitements dans certains centres médicaux en milieu urbain, malgré l’appui du ministère de la Santé du Gabon à l’utilisation par les sages-femmes de ces nouveaux protocoles. Le droit des femmes à la santé, incluant l’accès à un avortement sécurisé, est une position que le Réseau GCG partage avec les quarante pays africains qui ont ratifié le Protocole à la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique. Le programme de formation montre comment une stratégie d’action directe peut doter le personnel médical, principalement celui des sites périphériques disposant de peu de ressources, des compétences pour prodiguer des soins d’urgence d’avortement et d’après avortement, alors même que les gouvernements n’ont pas transposé leurs engagements en matière de droits humains en textes de loi.
INTRODUCTION
Plus de la moitié des cas de mortalité reliée à la grossesse se produisent en Afrique subsaharienne. Parmi ceux-ci, les complications liées aux avortements non sécurisés constituent une des causes les plus communes et les plus faciles à éviter ou à traiter [1]. Par « avortement », nous entendons les avortements spontanés, provoqués ou manqués, de même que plusieurs autres conditions requérant l’évacuation des débris utérins comme les morts fœtales in utero et les grossesses molaires.
Au Gabon, l’interdiction légale de l’avortement n’empêche pas les femmes de mettre fin à une grossesse non désirée. Le risque de sanctions pénales les a cependant obligées à le faire sans assistance médicale, jusqu’à ce que surviennent des complications. Le fait que des avortements incomplets ou provoqués présentent souvent les mêmes symptômes et requièrent le même traitement que les fausses couches ou les grossesses arrêtées transforme toute femme se présentant à l’hôpital avec des malaises en début de grossesse en suspecte et la rend donc susceptible d’être interrogée, réprimandée ou maltraitée par le personnel médical.
Cet article décrit la stratégie mise en place entre 2009 et 2018 par un réseau local en Afrique centrale afin de prodiguer des soins d’urgence de qualité à des femmes présentant des complications liées à l’avortement. Nous commençons par décrire le contexte sociojuridique de notre terrain de recherche et nous poursuivons avec le diagnostic de terrain, le processus de formation, l’évaluation quantitative et qualitative de nos résultats et les défis actuels. Des études quantitatives qui prouvent l’impact statistique de la formation ont déjà été publiées, sans toutefois élaborer sur le processus de formation comme tel. Nous résumons brièvement les pratiques et les modalités d’intervention qui se logent derrière les résultats rapportés. Notre étude qualitative par entrevues, publiée ici pour la première fois, donne la parole à des sages-femmes comme praticiennes médicales d’urgence ou comme témoins dans des départements hospitaliers. Alors que notre étude quantitative nous permet de mesurer nos avancées et nos reculs dans un contexte hospitalier entre 2009 et 2018, l’étude qualitative met en lumière les dynamiques sociales à l’œuvre à travers l’analyse d’entrevues menées avec 20 sages-femmes et 12 médecins pratiquant dans des environnements urbains et ruraux, ayant tous participé à la même formation, au cours de ces neuf années. À la fin de notre article, nous évaluons notre méthode dans le contexte du mouvement global pour des avortements sécurisés. Au lieu de mettre en avant un discours des droits humains dans l’espoir de persuader les gouvernements de fournir des services adéquats d’avortement pour les femmes, en concordance avec leur ratification du Protocole de la Charte
africaine des droits de l’Homme et des peuples relatif aux droits des femmes (mieux connu sous l’appellation Protocole de Maputo), nous présumons l’existence de ces droits et nous mobilisons directement notre réseau de dispensateurs de soins de santé d’urgence qui ont cruellement besoin de meilleurs outils cliniques.
En toile de fond : des avortements à hauts risques et un traitement inadéquat des complications
En 1969, les contraceptifs ont été déclarés illégaux au Gabon et leur vente strictement interdite (loi 64/69). Ce n’est qu’en 2000 qu’on a mis fin à cette prohibition et qu’un droit explicite à la contraception a été proclamé dans le cadre d’une série de mesures concernant la santé des femmes et des enfants (loi de 2000). Depuis, les femmes ont pu et même ont fortement été encouragées à réguler leurs grossesses. Cependant, dix ans plus tard, les méthodes modernes ne représentent que 11,5 % des moyens contraceptifs, et les femmes continuent de se fier principalement à l’avortement pour réguler leur fertilité [2]. Pour les avortements, les plantes aux propriétés abortives sont la méthode traditionnelle largement favorisée. Les adolescentes apprennent à utiliser ces plantes comme une stratégie discrète, quoique risquée, pour avorter gratuitement et en cachette de leurs parents [3]. Des femmes plus âgées se fient à cette méthode pour espacer ou limiter les naissances [4]. Les méthodes les plus fréquentes sont l’insertion de la tige d’une plante dans l’utérus ou l’ingestion de décoctions à base de plantes comme des tisanes et des douches vaginales avec du citron, du ndolé, des racines de papayer, de l’herbe, des feuilles de manioc, des feuilles de papayer, du gingembre, du permanganate, de l’eau de Javel, du sel ou de la quinine. Dans une étude menée par Iris Moundaka, coordinatrice du Réseau GCG dans la région du Moyen-Ogooué, sur les obstacles aux soins après avortement, 60 % des femmes interviewées sur leur propre avortement ou sur celui de leurs amies ont mentionné un résultat positif sans complication et 40 % ont fait état de certaines complications. Le taux de succès encourage les autres à faire de même ; quant aux comptes-rendus de complications, cela va de la résolution favorable, quoique traumatique, avec l’aide d’un thérapeute traditionnel, d’un pharmacien ou d’un médecin à des invalidités permanentes ou à des décès tragiques [5, 6].
En 2018, les femmes interviewées pour une étude sur l’utilisation de la contraception dans le nord du Gabon ont fréquemment fait référence à l’utilisation de la médication abortive misoprostol (souvent appelée par son nom commercial, Cytotec) [7]. Le
Cytotec, comme les produits traditionnels, a fait son entrée dans le milieu populaire des arrière-boutiques, des rues et des marchés ; il est disponible à bas prix chez certains marchands locaux. On peut aussi s’en procurer auprès des pharmaciens et médecins. Même s’ils sont plus efficaces que les plantes abortives, les avortements résultant de la prise de misoprostol nécessitent souvent une supervision médicale dans les cas d’expulsion incomplète ou de complications dues à des médicaments de piètre qualité, à des doses mal ajustées ou à des conditions de santé préexistantes [7, 8].
En Europe occidentale, la mortalité et la morbidité dues à l’avortement sont décrites comme « négligeables » par l’OMS [9]. En revanche, les complications consécutives à des avortements non sécurisés en Afrique centrale sont parmi les causes principales de la mortalité reliée à la grossesse. Au Gabon, 1 femme sur 85 en âge de procréer risque de mourir d’une grossesse au cours de sa vie [10]. Ainsi, dès que nous parlions d’avortement, nous avons entendu des commentaires comme « une fille de mon village est morte la semaine dernière » ou « tout le monde au Gabon connaît au moins une femme qui est morte de complications suite à un avortement ».
Le réseau d’Afrique centrale : fondation et réseautage
Le Réseau d’Afrique centrale pour la santé reproductive des femmes : Gabon, Cameroun, Guinée équatoriale (Réseau GCG) a été mis en place par deux psychologues engagées, Aimée
Patricia Ndembi Ndembi, du Gabon, et Gail Pheterson, de France, la première venant de compléter une étude sur la contraception dans son pays et la seconde ayant développé un modèle pour améliorer l’accès à l’avortement sécurisé dans les Caraïbes [4, 11, 12]. Elles se sont rencontrées en France à l’Université de
Picardie Jules-Verne, à Amiens, où elles ont mobilisé une équipe avec d’autres universitaires d’Afrique centrale, notamment avec Marie-Chantale Ntjam, du Cameroun, et avec Christelle Mbia et Iris Moundaka, du Gabon. Elles ont également invité la sage-femme gabonaise Justine Mekuí et le médecin résidant en Afrique du Sud et experte en avortement Marijke Alblas à se joindre à elles pour adapter l’Initiative caribéenne sur l’avortement et la contraception au contexte de l’Afrique centrale. L’Initiative caribéenne a été conçue en 2001 pour enquêter sur les pratiques d’avortement dans une sous-région des Caraïbes caractérisée par de fréquents voyages d’une île à l’autre alors que les lois sur l’avortement varient de l’interdiction totale à l’autorisation de l’avortement pendant le premier ou les deux premiers trimestres de grossesse. En constituant un réseau comprenant des praticiens de soins de santé et des féministes, les chercheuses ont repéré la pratique d’avortements – légaux et illégaux – par des professionnels de la santé lesquels, sous le sceau de la confidentialité, ont exprimé leur besoin d’améliorer leurs compétences et la disponibilité des soins. Ayant débuté sur cinq petites îles du nord-est de la Caraïbe et ayant progressivement étendu le projet à toute la région, les chercheuses ont organisé des ateliers régionaux et interrégionaux de même que des conférences sur l’aspiration manuelle intra-utérine (AMIU), les protocoles d’utilisation du misoprostol et la contraception. Ces ateliers de formation ont mobilisé un réseau de praticiens de la santé et de féministes de quatorze pays des Caraïbes réunis à Antigua en 2005 pour des sessions de formation et pour rédiger une déclaration signée par des professionnels de la santé et des scientifiques demandant la dépénalisation de l’avortement dans les Caraïbes [13]. Actuellement, cette Initiative entretient des contacts avec Solidarité Fanm Ayisyen (Sofa) pour former des médecins et des infirmières de zones rurales et urbaines en Haïti.
Le principal objectif du Réseau GCG est de prévenir les morts évitables et les invalidités chez les femmes dues à des complications reliées à la grossesse. Dans l’esprit de l’Initiative caribéenne, nous avons commencé notre travail dans des sites périphériques dotés de faibles ressources et, à partir de là, dans les centres médicaux d’urgence les plus proches. Nous avons démarré le projet en 2009 à Bitam, une petite ville du nord du Gabon à proximité de la frontière sud du Cameroun et de la frontière orientale de la Guinée équatoriale. Les frontières étatiques dans cette région sont un héritage colonial qui écartèle une population, les Fangs, partageant une langue, des coutumes et des besoins matériels.
Après 10 jours de visite des centres de santé de la région frontalière de Bitam, nous avons rassemblé à peu près tout le personnel médical du côté gabonais de la frontière – environ 40 personnes – de même que les sages-femmes des villes avoisinantes du Cameroun et de la Guinée équatoriale. Les participants ont exposé les principaux risques de santé liés à la grossesse, à savoir l’infection, l’hémorragie, l’hypertension et l’anémie sévère, qui se combinent souvent au VIH-Sida, au paludisme, à la tuberculose et au diabète. Ils ont fait état des lacunes sur le plan matériel, dont l’éclairage, l’eau, l’électricité, les gants stériles, les stéthoscopes, les téléphones, les moyens de transport, les incubateurs, l’oxygène, les banques de sang et les contraceptifs. De plus, ils ont déploré les obstacles à l’accès aux services que rencontrent les femmes (provenant d’un manque d’argent ou de moyens de transport), de même que ceux auxquels ils sont eux-mêmes, comme praticiens, confrontés dans la dispensation de soins d’urgence (dus à un manque d’équipement et de formation). Ils se sont sentis soulagés par la présence d’une équipe internationale dirigée par un membre de leur communauté (la sage-femme Mekuí est née à Bitam et parle fang) visant à améliorer la dispensation des soins. Nous étions persuadées que, bien qu’il nous soit impossible de pallier les besoins en infrastructures, nous pouvions améliorer les soins d’urgence sur place.
Nous nous sommes ensuite tournées vers le centre médical d’Oyem, la capitale provinciale, à une heure de route de Bitam. Là nous avons rencontré Rosalie Ndoutoume, la seule spécialiste en gynécologie-obstétrique de toute la province la plus au nord du Gabon, le Woleu-Ntem, laquelle a rapidement accepté qu’on dispense des enseignements aux sages-femmes dans son hôpital. Nous sommes ensuite allées à Libreville, la capitale du pays, située à neuf heures de route, où nous avons rencontré l’Association des sages-femmes de même que des spécialistes en gynécologie-
obstétrique dans des hôpitaux publics, qui ont tous accepté de faire partie de notre réseau. La pratique médicale standard, tant à Libreville qu’à Oyem, pour traiter des complications liées à l’avortement était jusqu’alors la procédure D&C (dilatation et curetage) sous anesthésie générale. Nos nouveaux alliés gynécologues-
obstétriciens – également chercheurs – savaient (en conformité avec les lignes directrices de l’OMS) que l’aspiration manuelle intra-utérine constituait une méthode plus sûre, plus rapide et moins onéreuse, d’où leur accueil favorable à notre initiative [14]. Ils allaient devenir de proches collaborateurs en participant à la collecte des données dans les hôpitaux pour illustrer l’impact de notre travail. En plus de nous accueillir dans les hôpitaux, ils nous ont également aidées en sous-main, par exemple en usant de leur autorité au bureau des douanes de l’aéroport pour récupérer le matériel expédié d’Europe et en mettant à notre disposition les dons internationaux pour l’AMIU stockés dans leurs placards.
En entendant parler de notre projet, un de nos nouveaux alliés nous a fait part de son étude récente (à partir de 2009) portant sur une comparaison entre les délais de traitement d’urgence dans le principal hôpital public de Libreville. Le temps moyen d’attente pour l’admission en salle d’urgence et le traitement de femmes qui sont mortes d’hémorragie du post-partum ou d’éclampsie était de 1,2 heure alors que celui des femmes mourant de complications après avortement était de 23,7 heures. Ses collègues et lui en ont conclu que la discrimination à l’encontre des femmes ayant
provoqué un avortement augmentait leur risque de mortalité [15]. Cette corrélation entre le stigmate de l’avortement et un traitement médical inadéquat a été documentée ailleurs en Afrique et dans le monde [16, 17]. Mais, même avec des efforts pour éradiquer le stigmate, l’affluence dans les services d’urgence obstétrique mine les capacités de dispenser les meilleurs soins puisqu’il faut recourir à une hiérarchisation des urgences, selon des critères discutables. En plus de combattre le stigmate de l’avortement, notre objectif était d’améliorer l’efficacité des services d’urgence afin de permettre à toutes les patientes de recevoir des soins de qualité en temps opportun.
La formation (à partir de 2010)
Au cours des 18 mois qui ont suivi notre enquête de terrain de 2009, le Réseau GCG a tenu des ateliers cliniques dans 8 sites ruraux et urbains au Gabon, au Cameroun et en Guinée équatoriale
sur l’AMIU, les protocoles d’utilisation du misoprostrol et sur l’insertion de DIU-T en cuivre [18]. La formation clinique a été limitée puisque nous ne pouvions ni prévoir ni programmer le traitement pour des complications liées à la grossesse. L’Initiative caribéenne sur l’avortement et la contraception nous a fourni un modèle pour répondre aux défis de la formation dans des pays aux lois restrictives sur l’avortement : nous avons identifié les praticiens les mieux placés et les plus motivés pour qu’ils deviennent eux-mêmes des formateurs locaux et, après quelques ateliers sur place, nous avons organisé des formations intensives pour ces praticiens dans des pays étrangers où l’avortement est légal et intégré dans le système de soins. Nous avons trouvé un partenaire en Tunisie, où l’avortement est légalisé depuis longtemps, qui a accepté de nous aider à organiser une telle formation intensive à Tunis en mai 2011. Même si nous n’avons pas pu répéter cette formation depuis lors, nous avons été en mesure de consolider la formation au Gabon grâce à une série d’ateliers dispensés par Marijke Alblas, notre expert consultant. En deux ans, la coordonnatrice médicale locale, Justine Mekuí, est devenue formatrice locale.
Depuis son lancement en 2009, le Réseau GCG a formé plus de 500 praticiens hospitaliers au Gabon, principalement des sages-femmes. Même si moins de la moitié des sages-femmes formées la pratiquent régulièrement, toutes la connaissent, ce qui renforce l’acceptation de l’AMIU comme outil à la disposition des sages-femmes, comme des médecins, permettant de soigner les complications après avortement. Un facteur non prévu de dissémination de ces soins d’urgence améliorés a été la politique de transferts fréquents des sages-femmes d’un point de service à un autre, tant en zone rurale qu’urbaine. Elles emportent leur matériel avec elles dans leurs nouveaux lieux de pratique où elles forment leurs collègues, sages-femmes ou médecins.
L’évaluation des formations et la transformation des pratiques
Les résultats quantitatifs
Trois des personnes qui ont été formées à Tunis – 2 sages-femmes et 1 gynécologue-obstétricien – travaillaient en équipe à l’hôpital où la recherche sur les temps d’attente pour les soins d’urgence a été menée. Cette étude nous a fourni un repère sur la situation qui prévalait avant les formations [15]. Dans les mois qui ont suivi son retour de Tunis, l’équipe a réussi à faire de l’AMIU la procédure standard dans les soins après avortement. Une fois le nouveau protocole mis en place, nos associés de recherche GCG ont recueilli des informations sur les délais de traitement et ont publié les résultats suivants : alors qu’avant les formations, 100 % des complications d’urgence étaient traitées par D&C par des
gynécologues-obstétriciens avec un anesthésiste, après les formations, les deux tiers des complications ont été traités immédiatement dès l’arrivée à l’hôpital avec l’AMIU et une anesthésie locale, la moitié effectuée par les sages-femmes et l’autre moitié par le
gynécologue-obstétricien ou ses collègues (formés sur le tas). Avant la formation à Tunis, le délai d’attente moyen pour le traitement d’avortements incomplets était de 18 heures (23,7 pour celles qui en mouraient) ; après la formation, le délai moyen d’attente a diminué à 1,8 heure [19]. Les statistiques de mortalité depuis que ces soins d’urgence rapide avec l’AMIU ont été introduits en 2011 – dont la moitié prodiguée par les sages-femmes – montrent une réduction des décès de femmes ayant eu des complications liées à l’avortement de 10 % (2008-2010) à 2 % (2011-2013) [20].
En 2013, il y a eu un changement au sein du service de gynécologie du centre hospitalier, la nouvelle équipe n’a pas souhaité que les sages-femmes puissent continuer la prise en charge des avortements incomplets par l’AMIU. Les chercheurs ont continué à évaluer les délais de traitement et à les croiser avec les statistiques de mortalité. De 2014 à 2016, les délais d’attente ont augmenté et la mortalité liée aux complications après avortement est passée de 2 % à 14,1 % de toutes les mortalités liées à la grossesse [20]. Sans pratique de l’AMIU par les sages-femmes, les gynécologues-obstétriciens ont accordé la priorité aux femmes présentant des complications sévères, nécessitant une salle d’opération, une anesthésie générale et de longues interventions comme les césariennes ou l’hystérectomie. Pendant ce temps, les femmes présentant des problèmes a priori mineurs, dont des avortements incomplets, ont encore dû attendre de longues heures dans les couloirs de l’hôpital. Les médecins pratiquaient l’AMIU comme intervention rapide uniquement lorsqu’ils en avaient le temps. Mais les délais d’attente étaient bien plus importants que lorsque les sages-femmes, maintenant inactives au côté des femmes en crise, intervenaient sur le champ.
Les analyses qualitatives des améliorations et des reculs
L’équipe a entendu dire que les sentiments parmi le personnel médical se sont transformés, passant de l’exaspération envers les patientes qui avaient provoqué un avortement à l’exaspération par rapport aux administrations hospitalières rigides qui empêchent des professionnels de prodiguer des soins qui pourraient sauver des vies. Cependant, le ministère de la Santé a soutenu l’équipe GCG dans sa formation des sages-femmes comme praticiennes d’urgence de l’AMIU. Yolande Vierin, la directrice de la santé maternelle et infantile du ministère, a demandé au Réseau GCG de « former toutes les sages-femmes du Gabon ». Mais les hiérarchies à l’intérieur des établissements hospitaliers sont parfois plus déterminantes pour les protocoles médicaux que les prises de position gouvernementales, surtout si l’on prend en considération les réticences du ministère à parler ouvertement d’avortement. Un chef de service inflexible ne peut pas empêcher des formations nationales, des formations sur le tas dans les zones urbaines ou rurales, ou l’utilisation de leurs compétences par les sages-femmes quand elles le peuvent, avec ou sans autorisation. Mais les obstacles hiérarchiques arbitraires peuvent miner la qualité des soins dans une ressource médicale spécifique, avec de graves conséquences pour les femmes.
Notre étude qualitative menée auprès de praticiens dans des services médicaux ruraux et urbains donne un portrait général de l’expérience des sages-femmes. En 2017-2018, deux des co-auteures de cet article, la coordinatrice médicale GCG (Mekuí) et sa présidente (Ndembi Ndembi), ont mené des entrevues semi-directives auprès de 20 sages-femmes ayant reçu la formation AMIU et des entrevues non directives auprès de 12 médecins (7 spécialistes en gynécologie-obstétrique et 5 médecins généralistes). Cette recherche était soutenue par le Centre national de la recherche scientifique et technologique, où Ndembi Ndembi occupe un poste de chercheur. La moitié des sages-femmes et la totalité des médecins ont été interviewés sur leur lieu de travail (où ils pouvaient se référer aux dossiers des patients) ; l’autre moitié des sages-femmes a été interviewée à Lambaréné et à Koulamoutou, lors de la Conférence annuelle de l’association des sages-femmes du Gabon, durant laquelle le Réseau GCG tient un atelier d’une journée. Les interviewés travaillaient principalement dans les hôpitaux publics, même si des soignants pouvaient aussi pratiquer en cliniques privées, puisqu’ils cumulent souvent divers postes dans et hors du système public.
Notre guide d’entretien pour les sages-femmes portait sur la nature des urgences liées à l’avortement et les résultats des traitements par AMIU ; la formation et la pratique dans des contextes différents ; l’attitude des médecins face à l’autorité accrue des sages-femmes ; leur degré de satisfaction par rapport à l’AMIU ; leurs sentiments concernant l’avortement ; et leur opinion vis-à-vis de la loi restrictive du pays. Nos entrevues non directives avec les médecins commençaient par la question générale suivante : « Comment trouvez-vous l’implication des sages-femmes dans la prise en charge des avortements incomplets par l’AMIU ? »
Pour avoir un échantillon indicatif des urgences reliées à l’avortement, nous avons demandé à 2 des 20 sages-femmes de nous détailler la nature des problèmes qu’elles traitaient avec l’AMIU selon le lieu de pratique et sur une période précise. Dans le cas d’une sage-femme du centre hospitalier universitaire de Libreville, durant la période s’étendant de mars 2015 à avril 2018, 26 des 39 urgences (67 %) qu’elle traitait par l’AMIU résultaient d’avortement provoqué incomplet, 6 (15 %) d’un œuf clair, 4 (10 %) de fausse couche incomplète et 3 (8 %) d’une grossesse arrêtée. Toutes les grossesses se situaient entre 6 et 12 semaines. Dans le cas de l’autre sage-femme, du centre hospitalier régional de Port-Gentil, de juillet 2018 à janvier 2019, 8 des 13 interventions (61 %) étaient attribuables à un avortement provoqué incomplet à moins de 12 semaines, 3 (23 %) à un œuf clair à moins de 13 semaines de grossesse, 1 (8 %) à une expulsion partielle avec infection dans le cas d’une grossesse multiple et 1 (8 %) à des restes placentaires après l’accouchement. Quant aux résultats, ni ces deux sages-femmes ni les autres que nous avons interviewées n’ont eu de complication. Nous allons maintenant nous reporter aux entrevues et présenter les diverses questions qui y ont été abordées.
La formation a lieu autant in situ que dans des ateliers nationaux. Une sage-femme soutient : « Lorsque je suis arrivée [à un nouveau poste dans un hôpital urbain], je ne savais pas comment la pratiquer. Alors une collègue [sage-femme] me l’a enseignée et j’ai participé ensuite à une formation. » Une autre explique : « J’ai été formée par le gynécologue. Je la pratique depuis deux mois. Je suis dans la province du Haut Ogooué [une zone rurale]. Ça a vraiment changé les choses. » Un médecin raconte : « Je forme les sages-femmes, j’ai besoin de leur aide. J’ai des cas qui m’arrivent jour et nuit de toute la province. Je suis débordé. »
Les formations ont lieu autant dans les zones rurales qu’urbaines, mais les situations ne sont pas comparables. Pour les sages-femmes en zone rurale, la formation AMIU a été essentielle pour leur donner les moyens de traiter des femmes incapables de voyager jusqu’à un spécialiste en gynécologie-obstétrique. Par exemple, le centre de santé de Kango est situé à 100 km de Libreville et la route est si mauvaise qu’il faut parfois plus de deux heures pour se rendre à la capitale, sans parler des frais prohibitifs de transport. Même s’il y a un médecin généraliste à Kango, c’est la sage-femme, plus expérimentée que le médecin généraliste sur les questions liées à la grossesse, qui prend en charge les complications après avortement. Dans d’autres villes de province comme Mabanda et Ndindi, où il n’y a ni médecin ni sage-femme, une infirmière accoucheuse ayant reçu la formation GCG pratique les AMIU. À Oyem, le chef-lieu d’une province rurale du Nord, le spécialiste a déclaré : « Depuis que les sages-femmes pratiquent l’AMIU, je peux dormir tranquille. De temps en temps, je jette un coup d’œil, tout va bien et il n’y a jamais eu de problème. Les sages-femmes font ça très bien. » De même, à Tchibanga, un chef-lieu du Sud, le gynécologue, avec l’aide du directeur régional de santé, a invité les infirmières des sites ruraux avoisinants à venir dans son hôpital pour une formation. « Nous [les gynécologues-obstétriciens] les accompagnons [les sages-femmes et les infirmières] dans un premier temps, nous ne leur donnons pas tout de suite les aspirateurs. Ensuite, après avoir pratiqué suffisamment, elles pourront le faire. »
En revanche, dans les zones urbaines, la coopération entre les divers professionnels de la santé ne va pas nécessairement de soi. Les sages-femmes font part de leurs pires expériences : « Je n’ai jamais eu l’occasion de l’utiliser [le kit AMIU], le médecin a confisqué les canules », « On nous a fait la guerre avec cette affaire d’AMIU ; j’ai été convoquée plusieurs fois par mes supérieurs. Il [le gynécologue-obstétricien chef de service] m’a dit “La sage, j’espère que le jour où ça va mal tourner tu sauras ouvrir le ventre”. » Cette dernière citation est révélatrice de la moquerie sarcastique de certains médecins à l’égard des sages-femmes, puisqu’ils présument que les soins après avortement dépassent leurs capacités professionnelles. En fait, nombre d’études montrent que les résultats cliniques de la pratique de l’AMIU sont équivalents pour les sages-femmes et les médecins [21, 22, 23].
Parfois, comme il en a été question plus haut, la pratique de l’AMIU dépend des responsables administratifs de l’hôpital. Les sages-femmes s’informent mutuellement des services disponibles à leur centre médical et orientent les patientes en fonction de ceux-ci : « J’ai été formée par une collègue [sage-femme], mais j’envoie les femmes au CHUL [hôpital public de Libreville] parce que je n’ai pas le droit de la faire dans mon établissement pour l’instant. » Nonobstant, les interférences occasionnelles des administrateurs ou des médecins, certaines sages-femmes hésitent à pratiquer l’AMIU jusqu’à ce qu’elles se sentent en confiance. Une d’entre elles admet : « J’ai été formée, mais je n’ai pas encore pratiqué. Il faut du courage. J’ai peur de commettre une erreur au niveau du bloc paracervical. » Une autre dit : « Nous, les sages-femmes, nous nous soucions plus que les médecins de réduire la peur et la douleur des femmes. »
Dans l’ensemble, même dans les établissements urbains, les sages-femmes et les médecins travaillent de concert afin d’éviter aux patientes de longs délais avant le traitement. À Libreville et à Port-Gentil, par exemple, où le nombre de patientes à l’hôpital est important, les soins d’urgence dispensés par les sages-femmes libèrent les obstétriciens pour les chirurgies majeures dans les salles d’opération. Une sage-femme remarque : « Je pratique l’AMIU depuis six ans. J’ai sauvé beaucoup de vies… parfois le médecin est occupé… c’est vraiment une bonne chose. » Une autre raconte : « Ici, c’est moi qui prends en charge les avortements incomplets, c’est très pratique. » Et une autre ajoute : « Ce sont les gynécologues eux-mêmes qui m’envoient leurs patientes. »
En ce qui concerne la satisfaction générale par rapport à la méthode dans le pays, que ce soit en zone rurale ou urbaine, les sages-femmes et les médecins font part de leur soulagement et de leur fierté quant à l’amélioration des traitements rendue possible par l’AMIU. Un médecin rural déclare : « Quand les sages-femmes sont formées, elles font du travail merveilleux. Elles sauvent des vies. » Et une sage-femme remarque : « Je suis très satisfaite de cette pratique. Les choses ont vraiment changé. » Des phrases comme « J’ai/elles ont sauvé des vies » et « Les choses ont vraiment changé » reviennent régulièrement au fil des entrevues.
Officiellement, la formation GCG à l’AMIU concerne les soins après avortement et le réseau aborde peu, en premier lieu, la question de l’avortement volontaire. Dans nos entrevues, nous avons néanmoins demandé aux sages-femmes de nous faire part de leurs sentiments face à l’avortement et au caractère restrictif de la loi gabonaise. Alors que les sentiments par rapport à l’avortement vont de la tragédie, au jugement moral, jusqu’à une acceptation résignée, les opinions concernant la loi sont sans équivoque en faveur de la dépénalisation. Voici un exemple de sentiments contradictoires : « Ma nièce est décédée suite à un avortement. » « C’est une mauvaise chose, évidemment, et pour une chrétienne, c’est difficile. » « J’ai perdu plusieurs patientes, c’est révoltant. » « Je pense qu’on doit aider les adolescentes. » « L’avortement, ce n’est pas bien, mais il existe, il n’y a pas d’éducation à la planification
familiale. » « En tout cas, l’avortement clandestin, c’est tous les jours. Que faire ? Il faut sauver des vies. »
En ce qui concerne la loi, les opinions exprimées dans les entrevues reflètent le consensus de la Conférence annuelle fréquentée par des centaines de sages-femmes, à savoir une dénonciation unanime de l’interdiction de l’avortement. « On doit changer la loi, trop c’est trop, nous vivons dans l’hypocrisie. » « Les choses doivent évoluer. » « La loi est dangereuse. » « Nous devons revoir la loi. » « Cette loi est caduque. » « Heureusement que cette loi n’est pas suivie. »
La contraception, le misoprostol et l’éducation communautaire
Dans cet article, nous avons insisté sur l’AMIU. Cependant, les formations GCG incluaient également des sessions sur la contraception avec des ateliers pratiques sur l’insertion de DIU (dispositifs intra-utérins), les protocoles d’utilisation du misoprostol à des fins abortives ou pour les traitements après avortement et des groupes de parole pour diminuer le stigmate lié à l’avortement. Ces formations se sont déroulées en parallèle avec les activités du Réseau GCG dans le domaine de l’éducation communautaire.
En ce qui a trait à la contraception, nous avons mis l’accent sur la facilité d’accès, les faibles coûts, l’efficience à long terme, le minimum d’effets secondaires et de complications et la facilité d’insertion et de retrait. Le DIU-T en cuivre correspondait à ces critères et les études longitudinales menées par le Réseau GCG montrent la satisfaction des femmes par rapport à cette méthode [18]. En ce qui concerne l’utilisation du misoprostrol, nous nous sommes fiées aux recommandations de l’OMS [8]. Pour la diminution du stigmate, le partage d’expériences dans des groupes de parole et des conférences sur la réalité de l’avortement dans le monde ont contribué à normaliser, et donc à déstigmatiser l’avortement.
Des sessions d’éducation populaire dans les villes, les villages et les écoles secondaires sur la sexualité, la contraception, l’avortement et l’accès aux soins de santé se poursuivent. Des femmes et des filles appartenant à quatre générations différentes participent aux rencontres dans les villages. Les directions d’école secondaire invitent les coordonnatrices du Réseau GCG et les experts médicaux à s’adresser aux élèves. Les sages-femmes servent souvent de facilitatrices dans les réunions et jouent un rôle comme personnes ressources. Nos réponses aux questions soulevées dépendent de l’existence d’une contraception de qualité et de services après avortement dans la communauté. En leur absence, l’éducation dans des localités à faibles ressources se transforme souvent en avertissements et réprimandes à l’encontre des femmes et des filles sexuellement actives plutôt que de servir d’occasion pour transmettre des informations et faciliter l’accès aux services.
Discussion : Les stratégies politiques et les méthodes cliniques
À l’échelle internationale, souvent les groupes mettent l’accent sur la dépénalisation de l’avortement comme condition nécessaire à l’accès des femmes à de meilleurs services. Cette approche législative s’est soldée par des succès à long terme et par des reculs sévères. D’autres insistent sur l’avortement médicamenteux à base de mifépristone-misoprostol en diffusant les médicaments localement ou par internet. Cette mobilisation internationale témoigne de la lutte pour obtenir des avortements sécurisés et accessibles sans soutien professionnel ou en l’absence d’autorisation gouvernementale. Tant l’approche top-down de l’accès légal aux services que l’approche du terrain de rendre les médicaments abortifs disponibles sont cruciales. Il y a place et besoin pour une diversité de tactiques dans cette bataille épineuse.
La stratégie que nous avons présentée dans cet article combine une méthode de terrain avec une méthode institutionnelle. Nous sommes convaincues que les femmes ont besoin et droit à des services institutionnels dispensés par des professionnels qualifiés et disposant de l’équipement nécessaire, particulièrement lorsqu’il s’agit de complications liées à la grossesse qui menacent leur vie. Alors que nous revendiquons la dépénalisation de l’avortement, nous savons que la mise en place de services ne peut attendre les transformations législatives ; nous savons également que de bonnes lois ne garantissent pas l’accessibilité aux services. Notre expérience nous enseigne que de s’adjoindre des alliés bien placés dans le système est plus rapide et s’avère souvent une stratégie de changement plus efficace que de travailler avec des organisations gouvernementales et non gouvernementales dépendantes des autorisations et des subventions du ministère pour passer à l’action. Nous considérons la mobilisation discrète de professionnels de soins sur le terrain plus prometteuse et plus durable. Les sages-femmes de notre réseau sont des piliers de la santé publique. Elles sont en faveur de réformes législatives, mais n’attendent pas après elles pour exprimer leur solidarité avec les femmes. « Heureusement que cette loi n’est pas suivie. »
Nous comprenons que beaucoup de militantes en faveur du droit à l’avortement dans le monde opèrent dans des sociétés où les décès liés à la grossesse, en dehors des avortements non sécurisés, sont faibles. Ce n’est pas la situation que nous vivons. Nous sommes également au courant que dans beaucoup de pays les avortements à domicile ont été tabous jusqu’à l’utilisation du misoprostol. En Afrique centrale, les avortements à domicile ont longtemps constitué la norme culturelle, tout comme d’autres soins à domicile ; le recours aux experts médicaux modernes est plus lié à une situation d’urgence qu’à une habitude sanitaire. Chercher de l’aide après un avortement, que l’on a pratiqué soi-même ou selon les méthodes traditionnelles, s’inscrit dans le modèle des soins d’après. En fait, les soins après avortement sont la norme un peu partout si l’on considère les avortements spontanés, les fausses couches ou d’autres évènements abortifs ; ces scénarios sont si courants que les femmes prennent souvent la peine de résider à proximité d’une ressource médicale durant leur grossesse et de retarder l’annonce de leur grossesse jusqu’après le troisième mois de gestation.
L’accès au misoprostol a été aussi révolutionnaire pour les femmes que l’accès à la contraception. Les avortements à domicile avec le misoprostol en Afrique centrale (même sans le mifépristone,
l’autre médicament qui lui est idéalement associé) sont plus sûrs que jamais ; ils nécessitent cependant un soutien médical en cas de complication. Des doses répétées de misoprostol peuvent, ou non, permettre de remédier à des avortements incomplets ou à des avortements maison qui tournent mal. Comme toute autre méthode clinique, son efficacité dépend autant de réalités matérielles que sociales. Les femmes gabonaises ne se précipitent pas dans les services médicaux lorsqu’elles perçoivent les premiers signes de complication. Elles attendent, en espérant que leur situation s’améliore, afin d’éviter les reproches parentaux, l’humiliation publique ou les sanctions pénales, sans parler des prix excédant leurs moyens et d’une intervention médicale qui fait peur. Ce n’est que lorsque leur situation se détériore gravement qu’elles se décident à demander de l’aide et, là encore, elles doivent trouver l’argent pour le transport et attendre un autobus, un bateau ou une voiture. Le temps d’arriver à l’hôpital, elles peuvent avoir saigné durant plusieurs jours. Traiter une femme dans cet état avec du misoprostol n’a aucun sens. Cette femme a besoin d’un traitement immédiat, pas d’un remède requérant une surveillance médicale à l’hôpital. Généralement, il n’y a pas de lit disponible et, de façon générale, les femmes essayent d’éviter l’admission à l’hôpital à cause des coûts et de la visibilité sociale. L’AMIU est la réponse médicale la plus sécuritaire et la plus responsable. Cela prend dix minutes, alors qu’avec le misoprostol, les femmes doivent attendre des heures, voire des jours, et l’aspiration peut quand même s’avérer nécessaire. Ainsi, sur le plan clinique, matériel, social et financier, l’AMIU est la méthode à privilégier pour sa rapidité, sa sécurité et son efficacité dans le traitement des complications après avortement.
Dans le contexte qui était le nôtre, mettre l’accent sur les traitements de suivi pour une grande variété d’avortements provoqués et spontanés était réaliste, judicieux et irréprochable légalement puisque prodiguer des soins en cas d’urgence constitue une obligation professionnelle, peu importe le cadre législatif. Bien sûr, nous savons que les outils et la formation pour les soins après avortement sont les mêmes que ceux pour provoquer un avortement et nous avons fait confiance aux sages-femmes et aux médecins pour qu’ils utilisent leurs nouvelles compétences en faveur des femmes. Nous n’avons pas tenu compte du code colonial napoléonien qui interdit l’avortement au Gabon, comme dans plusieurs autres ex-colonies françaises, puisqu’il est irrationnel, injuste et dangereux [24]. Nous nous sommes rangées du côté des quarante états africains, incluant le Gabon, le Cameroun et la Guinée équatoriale, qui ont signé et ratifié le Protocole de Maputo reconnaissant le droit des femmes à un avortement sécurisé. Comme la plupart des états signataires, lorsque nous avons conçu notre projet, les trois pays où nous avons été actives n’avaient pas encore transformé leur législation nationale pour la rendre conforme à leur engagement pour la justice. Plutôt que de nous engager dans un bras de fer avec les gouvernements, nous avons priorisé des stratégies qui produisent une différence immédiate pour les femmes.
En 2019, le réseau GCG a organisé plusieurs rencontres avec les autorités sanitaires pour rendre publics ses résultats de recherche et pour discuter des obstacles à l’encontre des avortements sécurisés dans le système de santé. Nous sommes encouragées, six mois plus tard, d’apprendre que les législateurs gabonais ont révisé le Code pénal afin de permettre l’avortement dans le premier trimestre de grossesse pour les mineures en détresse et pour les adultes en cas de malformation du fœtus, lorsque la grossesse résulte d’un viol ou d’un inceste ou lorsque la santé de la femme serait sérieusement mise en danger en cas de poursuite de la grossesse [25]. Nous espérons participer à la mise en œuvre et à l’élargissement de la réforme et faciliter ainsi l’accès à des soins d’avortement.
Conclusion
En opérant un retour sur neuf ans de militantisme, nous constatons des améliorations réelles dans l’accès des femmes aux soins après avortement. Le réseau a clairement accru les services d’urgences dans plusieurs sites ruraux et urbains. Cependant, il reste encore beaucoup de travail à accomplir tant au Gabon que dans les pays limitrophes. Notre plus grand succès a été de mobiliser, former et légitimer les sages-femmes. Ce processus a reçu l’appui sans équivoque des médecins ruraux et des administrateurs des réseaux de santé. Dans les cliniques des centres urbains, certains médecins résistent à l’autorité des sages-femmes, mais la plupart expriment leur satisfaction et reconnaissent l’avantage du travail en équipe avec leurs collègues sages-femmes.
Nous espérons certainement que, en mettant en œuvre le droit des femmes au plus haut standard disponible de soins, nous parviendrons à saper les contraintes coloniales archaïques. Dans la culture fang, il y a une tradition dans laquelle les femmes désobéissent aux ordres des chefs et font entrer un esprit appelé Évus. Cet esprit apporte à la communauté l’intelligence, le savoir et la détermination à « rend[re] toute chose possible » [26]. Les sages-femmes du réseau GCG font confiance à leur propre sagesse lorsqu’elles travaillent ensemble à rendre la sexualité et la grossesse possibles pour les femmes, sans traumatisme, coercition, infirmité ou décès. Le cœur de notre lutte n’est ni légal, ni clinique, ni économique, mais politique. Le problème, c’est la subordination des femmes. Le respect pour les femmes en tant que patientes, professionnelles de santé et êtres humains autonomes est notre substance primaire et notre incontournable instrument du changement.
Financement
Nous remercions les organismes donateurs pour nos activités de recherche, de formation et d’éducation au cours de la dernière décennie : Mama Cash (Pays-Bas), Saludpromujer (Puerto Rico), World Population Foundation (Pays-Bas), HRA Pharma (France), European Society of Contraception and Reproductive Health, International Consortium for Medical Abortion, African Network for Medical Abortion, DKT International, six donatrices féministes anonymes des Pays-Bas, le Centre national de la recherche scientifique et technologique du Gabon, Assistance humanitaire (Pays-Bas), AmplyChange/African Women’s Development Fund et le Fond Match International Women’s Fund (Canada).
Remerciements
Nous sommes chaleureusement reconnaissantes de la solidarité des associations de sages-femmes du Gabon et du Cameroun dans la mobilisation pour la formation des sages-femmes. Nous remercions l’ancienne directrice nationale de la Division de la santé maternelle et infantile du ministère de la Santé du Gabon, la Dre Yolande Vierin pour sa confiance et son soutien institutionnel dès le début du projet. Nous sommes reconnaissantes envers les gynécologues-obstétriciens alliés au projet GCG, Dre Rosalie Ndoutoume,
Pr Sosthène Mayi, Dr Pamphile Assoumou et Dr Ulysse Minko Obame. Nous remercions la Dre Selma Hajri, présidente du groupe Tawhida Ben Cheikh en Tunisie et coordonnatrice du réseau régional Rawsa Mena d’avoir rendu possible la formation clinique initiale à Tunis. Nous avons une dette envers Rachel Ploem de la World Population Foundation pour avoir soutenu la première phase du projet GCG et envers Marlies Schellekens, de même que de ses associées Kras Bocklandt et Jeanine Klaajisen d’Assistance humanitaire pour leur aide matérielle essentielle et leurs encouragements. Merci également à Yamila Azize Vargas de Saludpromujer et de l’Université de Puerto Rico, de nous avoir encouragées dès le début et de nous avoir fait profiter de son large réseau de contacts. Toute notre gratitude à Marge Berer pour avoir soutenu politiquement l’équipe GCG et rendu possibles plusieurs collaborations internationales. Merci, finalement, à toutes les personnes trop nombreuses pour être mentionnées, qui travaillent collectivement à lancer les initiatives de formation et à soutenir l’amélioration des soins dans diverses localités d’Afrique centrale.
Références
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[5] Moundaka I, Obstacles à l’accès aux soins d’urgences suite aux complications des avortements non sécurisés dans la province du Moyen Ogooué : aspects juridique, socioculturel et médical. [Thèse de doctorat en sociologie]. Paris : CRESPPA, Université Paris 8, 2014, 404 p.
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[26] Nguema-Obam P. Fang du Gabon. Les tambours de la tradition. Paris : Karthala ; 2005:22-23. 192 p