Recherche sages-femmes désespérément

L’été a connu une crise sans précédent de vacance de postes de sages-femmes à l’hôpital. Inquiétant, le phénomène ne concernerait pas que la période estivale et touche d’autres professions de soignants. Ses causes apparaissent multiples.

© Alliance – adobestock.com

L’été est toujours une période tendue en maternité. Chaque fois, il manque des sages-femmes. Mais cette année, la crise fut plus rude. Bien en amont, coordinatrices, sages-femmes et médecins s’en étaient inquiétés et l’avaient fait savoir à la presse grand public. Début juillet, le Conseil national de l’Ordre des sages-femmes (CNOSF) sonnait l’alarme. « Cette année, pour la première fois, les sages-femmes ne sont pas assez nombreuses pour prendre la relève dans les maternités », notait son communiqué. Le ton était grave, et le CNOSF anticipait des conséquences
potentiellement « dramatiques ». En particulier en Île-de-France, mais pas seulement.

LA CRISE DE L’ÉTÉ

Journée de recrutement organisée par la Clinique Conti, dans le Val-d’Oise, annoncée sur Linked-in.

L’Agence régionale de santé (ARS) d’Île-de-France (IDF) s’était pourtant mobilisée avant l’été. Deux appels à candidatures pour des contrats d’allocation d’études avaient été lancés, le dernier remontant à début juin. Le dispositif permet aux établissements de santé de fidéliser, durant leur dernière année d’études, les étudiants des métiers qui connaissent des tensions. L’ARS leur octroie une allocation forfaitaire en contrepartie d’un engagement de 18 mois en établissement. Cela n’a pas suffi et l’ARS-IDF a dû convoquer une réunion d’urgence le 16 juillet.

La crise a concerné la plupart des régions. Même les cliniques privées étaient en détresse, comme la clinique Conti, du groupe Elsan, située à l’Isle-Adam, dans le Val-d’Oise. Elle a lancé un « job dating » le 3 juillet. Les annonces de recrutement se sont multipliées sur les réseaux sociaux. Fin juillet, l’hôpital du Mans recrutait des sages-femmes en CDD. Le 2 juillet, le centre hospitalier Sud Gironde, de Langon, proposait plusieurs contrats longs. Il a dû réitérer son offre mi-août, faute d’être parvenu à recruter.

MESURES D’URGENCE

Des mesures d’urgence ont bien sûr été prises pour éviter le pire. L’hôpital Antoine-Béclère, à Clamart, dans les Hauts-de-Seine, a fermé 10 lits sur 80 courant juillet. Ici, on a refusé des inscriptions. Là, des consultations de suivi ou de préparation à la naissance ont été supprimées, une unité kangourou fermée, comme des lits de suivi de grossesse pathologique, pour répartir les équipes en salle de naissance. Le recours aux heures supplémentaires a complété la stratégie. Objectif : sauver les congés des salariés épuisés par plus d’un an de crise du Covid-19.

La sécurité ne semblait tenir qu’à un fil. « Le planning est soutenu, s’indignait, mi-août, Camille Dumortier, présidente de l’Organisation nationale des syndicats de sages-femmes (ONSSF) et salariée du CHRU de Nancy. C’est difficile d’accompagner trois patientes en même temps pour leur accouchement tout en répondant aux urgences obstétricales. Je n’ai pas signé pour ça ! » Interrogé le 19 août, Didier Jaffre, directeur de l’offre de soins de l’ARS-IDF dresse un bilan provisoire : « L’objectif de notre réunion de crise, mi-juillet, était de concilier les congés et les besoins de remplacement tout en maintenant des plannings de garde dignes de ce nom. J’ai encouragé une réflexion territoriale. Des solutions ont été trouvées et je n’ai pas eu de remontée de difficulté de prises en charge. Il n’y a pas eu de mouvement de fond de ruptures des soins ni de délestages en maternité ». Marianne Benoit Truong Canh, vice-présidente du CNOSF, objecte : « Il existe une omerta à l’hôpital et de nombreux accidents ne sont pas connus. Plus les failles dans l’organisation augmentent, plus la probabilité de survenue d’un événement indésirable grave aussi. Au-delà des accidents aigus, la qualité des soins peut s’en ressentir. Mais nous n’aurons des informations que si les usagères s’en mêlent et font savoir ce qu’elles ont vécu cet été ».

L’inquiétude perdure pour la rentrée. « Les tensions sur les effectifs ne vont pas diminuer rapidement. Les déficits en sages-femmes sont colossaux, déplore Camille Dumortier. Quand une équipe compte 15 postes vacants, ce n’est pas lié qu’aux congés de l’été ! » Reste à mesurer l’ampleur du phénomène sur le territoire.

OBJECTIVER LES DONNÉES

Courant juillet, l’ONSSF a lancé une enquête auprès des établissements pour recenser les manques. Elle n’a pu recueillir les réponses que de 51 établissements, sur les 461 maternités que compte la France métropolitaine (chiffre de 2019 de la Drees, lire p. 15). À eux seuls, ces établissements totalisaient 228 postes vacants. « L’enquête est de trop faible puissance pour pouvoir extrapoler ces données », regrette Camille Dumortier. Pour sa part, l’ARS-IDF a lancé une enquête du 1er au 31 août auprès des maternités, qui livrera ses résultats fin septembre. « Nous avons entendu qu’une part de la pénurie tient aux revendications non abouties des sages-femmes, à leur difficulté à se retrouver dans le Ségur de la Santé ou à faire reconnaître les urgences obstétricales au même titre que les urgence générales dans l’attribution des primes d’urgence, précise le directeur de l’offre de soins de l’ARS-IDF. Nous en avons informé le ministère de la Santé qui attend le rapport de l’Igas. Toutefois, il nous faut diagnostiquer toutes les causes de cette fuite de l’hôpital et identifier où vont les sages-femmes pour proposer des solutions adéquates. »

De son côté, l’Association nationale des étudiant.e.s sages-femmes (Anesf) a initié le recensement des étudiantes ayant abandonné en cours de route. « Pour l’instant, nous devons attendre que certaines étudiantes obtiennent leur diplôme en septembre, note Laura Faucher, la nouvelle présidente de l’Anesf. Nous aurons des données en octobre. » Le rapport de l’Igas, encore attendu, devrait apporter des éclairages. La pénurie pourrait être due à la baisse du flux entrant dans la profession comme à une augmentation parallèle du flux de sages-femmes quittant l’hôpital.

MULTIPLES FACTEURS

« Avec la crise sanitaire, il est probable que davantage d’étudiantes obtiennent leur diplôme en septembre, explique Laura Faucher. Les cours à distance ont démotivé des étudiantes, qui ont décroché, malgré le maintien de certains cours en présentiel. Certaines étudiantes ont aussi changé de voie en cours de route ». Ce désenchantement n’est pas lié qu’à la crise sanitaire. L’Anesf dénonce depuis plusieurs années le mal-être des étudiantes durant leurs stages. Elles sont victimes, comme les salariées, de la maltraitance institutionnelle, parfois rédhibitoire. Marianne Benoit Truong Canh, vice-présidente du Conseil national de l’Ordre des sages-femmes, avance que « 10 % des étudiantes n’ont pas soutenu leur mémoire en juin 2021 ». Malgré cela, elles ont la possibilité d’effectuer des remplacements. « Dans les années 1990, quand 1000 étudiantes commençaient leurs études, 940 sortaient diplômées, estime Camille Dumortier, présidente de l’ONSSF. Aujourd’hui, pour 1000 entrantes, on compte moins de 900 diplômées. »

Les jeunes diplômées bouderaient de plus en plus l’hôpital. Les contrats précaires qui leur sont proposés, parfois rémunérés hors grille statutaire, sont dissuasifs. L’activité libérale, aux honoraires ajustés depuis 2016 et permettant plus d’autonomie, est plus attractive. « Les salaires à l’hôpital, les gardes de nuit et des week-ends ne sont pas motivants pour des détentrices d’un Bac+5, relève Laura Faucher. Depuis quelques années, plusieurs étudiantes s’installent en libéral dès la sortie de l’école. Elles veulent une meilleure qualité de vie ». Selon Marianne Benoit Truong Canh, « en 2020, entre 15 % et 20 % des diplômées se sont installées en libéral dès la sortie de l’école. En 2021, ce chiffre tournerait autour de 40 % ! ». La donnée reste à confirmer. Cet été, même le secteur libéral a manqué de professionnelles, notamment pour les remplacements.

L’HÔPITAL FAIT FUIR

Quant aux salariées, elles ont déjà exprimé leur exaspération depuis début 2021 lors de grèves ou de manifestations. Combien ont opté pour une reconversion professionnelle ou pour l’exercice libéral, refusant d’accepter de mauvaises conditions, une perte de sens et une rémunération trop faible dans les maternités ? La profession n’est pas la seule à bouder l’hôpital. Les infirmières et les aides-soignantes manquent aussi en nombre. Le 16 juillet, Frédérique Gama, présidente de la Fédération de l’hospitalisation privée-MCO, notait des difficultés de recrutement inédites, dans les établissements privés comme dans le secteur public. Faute de chiffres exacts, Olivier Véran, le ministre de la Santé, pouvait affirmer sans ciller auprès d’Hospimédia, le 20 juillet dernier, n’avoir « pas d’indicateur à ce jour attestant d’une fuite de l’hôpital ».

Le manque de professionnels entraîne pourtant un effet de cascade. « Dans de nombreuses maternités, il manque des gynécologues-obstétriciens et les intérimaires se succèdent, sans qu’un projet ne puisse se construire, témoigne une source au sein d’une ARS, qui a souhaité rester anonyme. Certaines sages-femmes se mettent en arrêt maladie ou quittent leur emploi lorsqu’un énième intérimaire dysfonctionne. Certaines pénuries tiennent à la fragilité des maternités ».

CHANGER D’ORGANISATION

En juillet-août, les maternités se sont donc délestées de certaines de leurs activités sur les professionnelles de ville, dans de mauvaises conditions. Pour Didier Jaffre, de l’ARS-IDF, « c’est un point important qui appelle à la vigilance. Si nous n’avons pas les moyens de le mesurer au cours de l’été, nous n’avons pas eu de remontée importante alors que nous savons que, quand il y a des problèmes, cela remonte vite d’ordinaire. Il faut mettre fin à l’étanchéité entre les maternités et les sages-femmes en ville ».

Pour l’instant, les organisations en amont et en aval des prises en charge hospitalières sont balbutiantes. Des projets pilotes, comme celui de la permanence des soins des sages-femmes de Paris, demeurent localisés (lire ici). De rares expérimentations de rémunération au parcours de soins ont été initiées en périnatalité, dans le cadre de l’article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale de 2018. Une autre expérimentation de financement au parcours, pour des « référents parcours en périnatalité », doit débuter à la rentrée dans le cadre de la politique d’accompagnement des 1000 premiers jours pour fluidifier les liens ville-hôpital. De nombreuses maternités, soucieuses de leur attractivité, ne souhaitent pas abandonner les consultations aux libérales. « Nous sommes dans un entre-deux, analyse le témoin anonyme d’une ARS. Le mouvement de réorganisation ville-hôpital est lent, car il pose la question des recettes des pôles mère-enfant et de la rémunération de la coordination des parcours par les libéraux. La prise en charge de la semi-urgence doit être mieux organisée entre la ville et l’hôpital. »

Une chose est certaine : l’absence de sages-femmes en nombre suffisant à l’hôpital aurait pu être anticipée. « Je suis étonnée par l’absence de prospective, analyse Nicole Bosson, présidente du conseil départemental de l’Ordre des sages-femmes de la Côte d’Or, ex-directrice de l’école des cadres sages-femmes de Dijon. La profession avait compris il y a dix ans que le libéral était l’avenir. Ensuite, on a entendu qu’il y avait trop de sages-femmes, alors qu’il en faudrait davantage pour sortir de l’hospitalo-centrisme. Les maternités devraient ne consacrer les sages-femmes qu’à la salle de naissance, les consultations et les suivis étant réalisés en dehors. L’hôpital ne doit plus percevoir le libéral comme un concurrent. » Renforcer l’exercice mixte libéral et hospitalier serait de nature à solder ces enjeux. Aujourd’hui, 34 % des sages-femmes sont libérales, contre 20 % en 2012, selon une étude menée en mars 2021 par la Drees, qui prévoit aussi 70 % de libérales en 2050.

RENTRÉE CHAUDE

La crise du recrutement actionnera-t-elle un levier pour accélérer le changement ? En attendant, la rentrée s’annonce périlleuse, en termes de qualité des soins et de conflit social. La profession s’impatiente et attend le rapport de l’Igas, annoncé initialement pour fin juin. Des appels à des grèves dures ont surgi sur les réseaux sociaux durant l’été et début septembre. En parallèle, l’idée d’une obligation de service public dans les hôpitaux pour les jeunes diplômés, parfois évoquée par des sages-femmes elles-mêmes, fait polémique. Pour accélérer le changement, rendre la profession de sage-femme attractive, tant à l’hôpital qu’en ville, demeure une priorité.

■ Nour Richard-Guerroudj