Travail de nuit : où en est-on ?

Travailler de nuit est une contrainte acceptée par les sages-femmes et l’organisation de cette sujétion ne semble pas poser de problème sur le terrain. Si l’ambiance de nuit est appréciée, la rémunération interroge. Et avec le rajeunissement des équipes dans certains établissements et l’allongement de la vie au travail, la perception du travail de nuit pourrait évoluer.

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Les syndicats n’ont pas de retours sur le travail de nuit à l’hôpital et pas de plaintes de sages-femmes. La nécessité d’exercer en salle de naissance la nuit est une contrainte intégrée. Tel est le constat dressé par l’Organisation nationale des syndicats de sages-femmes (ONSSF), l’Union nationale des syndicats de sages-femmes (UNSSF) et l’Ufmict-CGT. Ainsi, le travail de nuit ne serait pas un sujet pour la profession, à l’exception de la question de sa rémunération.

LA PÉNIBILITÉ MAL PAYÉE 

Le 31 août, la Première ministre Élisabeth Borne a annoncé une hausse des revalorisations des sujétions à compter du 1er janvier 2024. Les personnels non médicaux et les sages-femmes de la fonction publique hospitalière bénéficieront d’une majoration de 25 % de leur taux horaire la nuit et de 20 % pour les dimanches et jour fériés, portant l’indemnité pour ce forfait à 60 euros. Ces annonces ont été faites sans concertation préalable et les syndicats espèrent des discussions pour leur mise en œuvre. « Il s’agit cette fois d’une majoration du taux horaire, qui varie selon l’ancienneté et le grade des sages-femmes, explique Caroline Combot, présidente de l’ONSSF. Il ne s’agit donc pas juste de la pérennisation des primes de nuit accordées depuis juillet 2022 et nous attendons des éclaircissements sur les modalités de calcul. »

En effet, depuis juillet 2022, sans discontinuer, des majorations exceptionnelles ont été accordées et reconduites jusqu’à fin 2023 pour les sujétions dans la fonction publique hospitalière. Pour les personnels non médicaux et les sages-femmes, le taux de l’indemnité horaire a doublé pour le travail de nuit entre 21 h et 6 h du matin. L’indemnité s’établit ainsi à 0,34 euros par heure. Pas de quoi renforcer l’attractivité à l’hôpital, mais supprimer la mesure provoquerait un tollé. En juin dernier, l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), dans son rapport sur la permanence des soins, recommandait plus de simplicité et de lisibilité pour l’indemnisation des sujétions de nuit, avec une même indemnité, « quels que soient le grade et l’âge des agents » et « la reconnaissance d’une troisième plage de temps de travail de nuit ». Or force est de constater que la revalorisation annoncée pour 2024 par le Gouvernement n’est pour l’instant pas lisible, sans compter que les établissements privés ne sont pas inclus dans ces annonces.

Mais pour les sages-femmes, l’enjeu est ailleurs. La reconnaissance de la pénibilité du travail de nuit est liée à la rémunération globale et à la reconnaissance du caractère médical de la profession. « Les augmentations annoncées sont bonnes à prendre, estime Matthieu Mouchard, sage-femme représentant de l’UNSSF. Mais par rapport à la complexité d’une garde de nuit, à la responsabilité engagée, les revalorisations sont bien sûr insuffisantes. Tant que notre statut sera proche de celui des professionnels non médicaux, cela n’évoluera pas. » Pour Caroline Combot, la disparité entre les indemnités de nuit des sages-femmes et celle des gardes de nuit des médecins est trop importante. « Notre système indemnitaire devrait s’inspirer de celui du corps des professions médicales et être indexé sur le coût de la vie », abonde Vincent Porteous, de l’Ufmict-CGT. La question de la rémunération est rendue d’autant plus aiguë avec l’inflation actuelle. « Les primes du Ségur et les primes de nuit ont été entamées par l’inflation, souligne Vincent Porteous. Des jeunes collègues sont paupérisées. Il y a une vraie perte de pouvoir d’achat et du reste à vivre et certaines font désormais attention à leurs dépenses alimentaires, culturelles ou de loisir. Cela se rajoute à la question de la reconnaissance du caractère médical la profession. » La profession s’accorde désormais sur le fait que les discussions sur la rémunération des sages-femmes pourront de nouveau émerger une fois la question de la formation des sages-femmes, avec une sixième année d’études et une thèse d’exercice, sera actée. 

« La nuit m’appartient »

Tahera Saifoudine, sage-femme à l’hôpital Tenon à Paris

« J’ai connu les gardes de 24 heures. Nous nous sommes battues pour qu’elles perdurent, car c’était pratique avec des enfants. Diplômée depuis 1991, j’exerce à l’hôpital Tenon depuis 2010. Au début, j’alternais les jours et les nuits en salle de naissance. En 2012, j’ai demandé à faire plus de nuits que de jours, par choix. Cela me convenait de dormir en sortant de garde avant d’aller récupérer mes enfants à la crèche ou chez la nounou. En garde de jour, ils y restaient trop longtemps. Je fais donc 11 nuits par mois depuis 20 ans. Je fais parfois quatre gardes de nuit par semaine. J’apprécie l’ambiance de nuit. Il y a moins de monde, davantage de naissances et les équipes de nuit sont très soudées. Je pratique mon métier de façon plus satisfaisante. On me laisse davantage faire mon travail de façon autonome et la nuit m’appartient. Je me sens plus performante et vigilante que le jour. La nuit, pour tenir, je bois du thé et ai tendance à grignoter davantage qu’en journée. J’ai acquis la capacité à m’assoupir 10 ou 30 minutes et récupérer quand l’activité est calme et qu’une collègue surveille le monitoring des patientes. C’est plus difficile lorsque je dois faire 15 gardes de nuits dans le mois, par manque de personnel, ce qui est fréquent depuis 10 ans. Depuis 3 ans, nous sommes passées de plus en plus de 3 à 2 sages-femmes la nuit, surtout les week-ends. Nous n’avons pas toujours le relai d’intérimaires. Ma cadre est très compréhensive, mais c’est moi qui ne demande aucun arrangement et qui accepte ces conditions. Je suis de l’ancienne génération, qui ne râle pas trop. La nouvelle génération me choque parfois avec ses demandes, mais je me dis qu’elle aurait tort de faire comme nous.  Lorsque j’enchaine deux nuits d’affilée, je rentre vers 9 h 30 chez moi, le temps de faire les transmissions à l’équipe de jour. J’apprécie de rentrer quand il n’y a personne et d’avoir mon moment à moi. Je me couche en général vers 11 h et me réveille vers 16 h. Je retrouve un rythme plus stable quand j’ai 2 ou 3 jours de repos : je me couche à minuit et me lève à 8 h. Ma famille s’est habituée à ce mode de vie. Je ne suis pas là tout le temps, mais quand je suis présente, je le suis vraiment. Mes enfants, désormais grands, ne m’ont pas reproché de leur avoir manqué. J’ai profité d’eux. J’ai 57 ans et je récupère moins bien désormais. Je parviens à faire du sport une fois par semaine. La fatigue commence à me gêner. Mais je me vois poursuivre ainsi jusqu’à ce que je n’en puisse plus, tout en sachant que je ne tiendrai pas les nuits jusqu’à 64 ans. »

TRADITIONS D’ARRANGEMENTS

Au-delà de la rémunération de la pénibilité du travail de nuit, cette contrainte est peu étudiée. Il est acquis qu’en salle de naissance ou en suites de couches, les sages-femmes hospitalières doivent assurer 6 jours et 6 nuits de 12 heures. Matthieu Mouchard fait aussi le constat partagé par la profession d’une « tradition d’autorégulation et d’arrangements possibles entre collègues en matière de planning dans les maternités ». Jeanne Duroy, diplômée en 2014, exerce à l’hôpital Tenon à Paris et témoigne dans ce sens. « Les coordinatrices nous respectent beaucoup, affirme la jeune sage-femme. Nous pratiquons des changements entre nous à la carte. »
De la même façon, chaque établissement a sa politique concernant la diminution ou l’arrêt du travail de nuit pour les sages-femmes. Là, les plus expérimentées assurent davantage de nuits pour permettre aux plus jeunes de jongler avec les gardes d’enfants. Ailleurs, à partir de 42 ou 45 ans, les nuits sont moins nombreuses sur le planning, selon les besoins et en fonction d’un avis du médecin du travail. « Devant une sage-femme de 40 ans qui me dit qu’elle a de plus en plus de mal à récupérer de ses nuits ou une autre qui a des antécédents de dépression, je vais avoir tendance à lui en diminuer le nombre ou à limiter le fait de faire deux nuits de suite », affirme Kim Denis, sage-femme coordonnatrice aux Diaconesses, à Paris. Selon la moyenne d’âge de l’équipe, les répartitions sont plus ou moins aisées. 

De quels critères tiennent compte les coordinatrices pour aménager les plannings ? Les femmes enceintes sont souvent exclues des plannings de nuit, mais qu’en est-il en fonction du nombre d’enfants en bas âge, des problèmes personnels ou des traumatismes vicariants vécus dans le cadre du travail ? « On ne peut pas dire que les sages-femmes doivent protéger les mères sans se protéger elles-mêmes », souligne Anne Kerguelen. De fait, les coordinatrices semblent faire du cas par cas pour faire tenir les plannings et retenir les professionnelles, avec un savoir-faire managérial qu’elles ont développé, ou pas. « Les auto-arrangements sont parfois compliqués, souligne Vincent Porteous. Ils peuvent relever d’une forme de résignation face aux conditions actuelles, en même temps qu’ils grèvent la construction d’un collectif fort. »

Faute d’études sociologiques ou quantitatives, il est difficile de dresser un état des lieux des pratiques ou d’identifier des freins et des leviers à ces arrangements et leurs conséquences. De la même façon, aucune donnée n’indique le nombre de sages-femmes seules la nuit dans les petites maternités, un exercice de moins en moins prisé. À terme, le travail de nuit semble une motivation pour un changement d’activité, soit vers des postes de coordinatrice, soit vers le libéral ou d’autre scenarios. Anne Kerguelen, coordinatrice au CHU de Rennes, a travaillé de jour et de nuit de façon intensive pendant treize ans avant de passer cadre à Boulogne-sur-Mer puis à Dinan et Saint-Brieuc. Kim Denis témoigne aussi avoir apprécié d’avoir ses week-ends en famille quand l’opportunité de devenir coordonatrice s’est présentée. Mais à quel point le travail de nuit et les week-ends pèsent-ils sur ces choix ?

CONFLIT DE GÉNÉRATION ?

Une petite musique revient aussi régulièrement dans la profession : les plus jeunes sages-femmes seraient moins enclines, et bien plus tôt qu’avant, à faire des nuits. « Au bout de 3 ou 4 ans d’exercice après l’obtention de leur diplôme, les jeunes sages-femmes demandent à faire moins de nuits, ce que je comprends », témoigne Kim Denis. « Je m’interroge déjà pour savoir combien de temps je travaillerai les nuits, affirme ainsi Kenza Terki, rencontrée lors d’une formation en sortie d’une garde de nuit. L’été, ce n’est pas un problème, car il fait jour à l’entrée et à la sortie de la garde. C’est plus difficile l’hiver avec le manque de lumière et je sais que je me bousille la santé. » Pour l’instant, la jeune sage-femme de 24 ans qui exerce aux Bluets, à Paris, dit être « passionnée par la salle de naissance et adorer les accouchements physiologiques, surtout entre 2 h et 5 h du matin. » De nombreuses sages-femmes affirment aussi apprécier l’ambiance de nuit, voire préférer l’exercice nocturne (lire -encadrés). « Impression d’être les patronnes », « des médecins qui nous fichent la paix », « une ambiance plus calme » ou « des patientes davantage dans leur bulle », sont des impressions souvent rapportées. « Travailler de nuit peut être un moyen d’éviter d’être en contact avec la hiérarchie hospitalière – hors coordinatrices – qui est souvent maltraitante », souligne aussi Vincent Porteous. 

Mais le rapport au travail des plus jeunes générations évolue, avec une demande de meilleure conciliation entre vie professionnelle et privée. Les jeunes, toutes professions confondues, ne voudraient plus se consacrer corps et âme à leur travail pour des rémunérations qui ne sont pas à la hauteur. Anne Kerguelen témoigne du changement : « Dans un hôpital qui réalise 2500 accouchements, nous étions parfois seules lors d’une garde de 24 heures en raison d’absences non remplacées. Il fallait à la fois être technicienne, aimable et superwoman ! Nous étions fières de tout pouvoir gérer. Nous étions peut-être excessives, mais nous étions formatées ainsi. Il est troublant aujourd’hui que des sages-femmes, dès la sortie d’école, disent ne pas supporter les nuits. Jamais nous ne l’exprimions avant 35 ans. Les jeunes générations s’expriment davantage et râlent, car elles ne sont pas assez nombreuses la nuit. » Quelles tensions cela crée-t-il au sein des équipes et des établissements ? D’autant qu’un autre impensé du travail de nuit des sages-femmes émerge en parallèle, avec l’allongement de la durée du travail. « Nous devons réfléchir au recul de l’âge de la retraite, de 55 à 62 ans, affirme Anne Kerguelen, qui reconnaît se démarquer des positions de son syndicat, l’ONSSF. À 60 ans, il devient compliqué de faire des gardes de nuit avec une importante part de stress. C’est pour cela qu’il faut aussi garder les autres facettes du métier à l’hôpital selon moi. » La réflexion sur le travail de nuit gagnerait donc à être menée et documentée sous ses différentes facettes. Car rien n’assure que l’autorégulation de mise jusqu’ici pourra perdurer.

« Le temple dort et nous en sommes les gardiennes »

Camille Dumortier, sage-femme au CHRU de Nancy

« Je préférais les nuits dès mes études. Je suis une lève-tard et une couche-tard et me sens plus efficace la nuit. Travailler de nuit m’a permis de m’organiser avec mon mari, qui a aussi des horaires atypiques. Il s’occupait des enfants le matin et moi le soir. Aujourd’hui, mon planning officiel est de 6 jours et 6 nuits en salle de naissance, mais, au fil des changements avec les collègues, je fais souvent plus de nuits. En octobre, mon planning prévoit au final 11 nuits et 1 journée. Je n’ai pas d’horloge biologique au fil des ans. Je ne sais pas toujours quelle heure il est quand je me réveille. Mais je supporte bien ce décalage. J’aime la nuit : les barrières tombent plus facilement du côté des femmes et, même si la nuit est parfois angoissante pour elles, je parviens à le leur faire oublier, car je suis adaptée à la nuit.  Il y a moins de personnel et d’agitation, même si l’activité est parfois plus importante que le jour. Les décisions me reviennent davantage. Le temple dort et nous en sommes les gardiennes. Le rythme en douze heures me convient, même à 48 ans désormais. Je me connais et je sais que si je n’ai pas mangé, je vais avoir un coup de barre à 3 h du matin. Je somnole parfois vers 5 h du matin quand l’activité est calme. Mais je tente de ne jamais m’endormir et ne sais pas faire de micro-sieste, car j’ai le réveil difficile. Paradoxalement, je dors plus entre deux nuits que lorsque je suis de garde en journée. Quand je travaille de nuit, je fais la sieste avant. En sortie de garde, je suis vigilante. Prendre le volant, c’est comme si on avait bu et les petits accidents de la route sont plus fréquents après une garde de 12 ou 24 heures. 

Les plannings ne sont pas un problème quand les effectifs sont quasi stables et au complet. Les sages-femmes s’arrangent souvent entre elles, sans forcément en parler à la coordinatrice. Cela n’a jamais posé de problème et il n’y a jamais eu de raté. Le travail de nuit à l’hôpital est un impératif et il faut donc le valoriser comme pour les médecins, qu’on essaye de laisser tranquilles la nuit. »

Nour Richard-Guerroudj