« J’ai vécu trois accouchements, dont deux compliqués et un génial. La dernière fois, j’ai accouché au CHU de Lille en 2017 et ce fut la catastrophe ; c’est là que j’ai des questions. » En ce lundi matin de février, Linda rencontre pour la première fois Charles Garabédian, gynécologue-obstétricien à la maternité Jeanne de Flandre, du CHU de Lille. Depuis début 2022, il a ouvert un créneau d’une heure par semaine pour une « consultation autour de la naissance », sur le modèle du centre hospitalier de Versailles (lire p. 25).
ENTENDRE LES FEMMES
Cette initiative s’inscrit dans la culture du CHU de Lille. « Depuis 2019, nous proposons en routine aux femmes d’élaborer un projet de naissance afin d’instaurer un dialogue autour de l’accouchement, témoigne Charles Garabédian. Nous portons une attention aux femmes en suites de couches, notamment quand un accouchement a été compliqué, dans le cadre de la prévention de la dépression post-partum. Mais il fallait aller plus loin, car la temporalité n’est pas la même pour toutes les femmes. Pour certaines, il n’est pas possible d’évoquer un mauvais vécu dans la foulée de l’accouchement, en maternité. La sidération et le besoin d’explications peuvent survenir plus tard, ou ressurgir à la grossesse suivante. » Si la majorité des femmes se rendent à la consultation autour de la naissance lors d’une nouvelle grossesse, pour évoquer leur accouchement antérieur, certaines souffrent encore des années plus tard. « La consultation autour de la naissance est ouverte à toutes, témoigne Marie Gramme-Thanasack, psychologue à la maternité. Elle vise à éviter qu’un mauvais vécu ait des conséquences sur le long terme. Plus la consultation est précoce après l’accouchement, mieux c’est. »
Bien que son dernier accouchement remonte à six ans, l’émotion de Linda semble intacte. Elle est elle-même infirmière au CHU de Lille. Elle a entendu parler de la consultation autour de la naissance par une association d’usagers locales, et après avoir écouté un des podcasts de la série Faites des gosses, produite par Louie Média. Elle a besoin d’explications et d’être reconnue dans sa douleur. « Aborder le vécu répond au besoin de comprendre l’événement et de verbaliser, nous explique Charles Garabédian. Les femmes sont informées de cette consultation spécifique en anténatal par nos équipes. Elles sont souvent adressées par des sages-femmes libérales en post-partum, qui connaissent notre initiative. » La consultation est protocolisée : un premier temps est consacré à l’écoute du récit de la dame, son dossier en mains. Ensuite, les faits sont repris, commentés et expliqués. Enfin, des propositions, thérapeutiques ou non, sont faites en fonction des besoins et de la situation.
En principe, la consultation ne permet d’aborder que les naissances qui se sont déroulées au CHU de Lille. Mais Linda tente une question concernant son premier accouchement, vingt ans auparavant. « Enceinte de jumeaux, ma grossesse a été très médicalisée et j’ai été allongée dès le quatrième mois pour menace d’accouchement prématuré, commence-t-elle. J’ai été déclenchée à 38 semaines, à 9 heure le matin. La péridurale n’a pas fonctionné, on m’a interdit violemment de bouger alors que j’en ressentais un besoin viscéral. Puis, en raison d’un ralentissement du rythme cardiaque fœtal, une césarienne en code rouge a été décidée vers 22 heures, sous anesthésie générale. J’ai l’intuition profonde que si j’avais pu bouger, cela aurait été différent. Il est certain que les choses étaient différentes il a vingt ans, mais si la péridurale ne marchait pas, pourquoi on ne m’a pas laissé bouger ? »
DONNER DES EXPLICATIONS
Charles Garabédian explique alors que, désormais, il est habituel de mobiliser davantage les femmes. « Mais quand il s’agit de jumeaux, nous demandons une surveillance du rythme cardiaque fœtal des deux fœtus, ce qui limite la mobilité, car il est plus difficile alors de bien capter le signal », raconte-t-il. Concernant son deuxième accouchement, dont elle détaille le déroulé, une césarienne a été de nouveau programmée. Opérée entre ses deux grossesses pour une pathologie neurologique, les efforts expulsifs lui ont été en effet formellement contre-indiqués. Plus tard, bien après son accouchement, elle découvrira dans son dossier que son neurologue, interrogé par l’obstétricien qui la suivait, n’avait pas déconseillé la voix basse dans son courrier de réponse. Elle n’en avait rien su alors.
« J’en ai pleuré, témoigne-t-elle. Ma colère est descendue ensuite, car j’avais pu négocier une rachianesthésie au lieu d’une anesthésie générale et la césarienne s’est déroulée dans le calme. Cet accouchement m’a fait du bien. » Linda tente ensuite de résumer le déroulé de son dernier accouchement, au CHU de Lille. Cette fois encore, elle a demandé une rachianesthésie dans son projet de naissance, préparé une playlist pour bien vivre sa césarienne programmée. Elle a besoin d’évoquer un maximum de détails, parle avec les mains et son regard se fait tantôt introspectif, tantôt fixant l’obstétricien droit dans les yeux. Le port du masque, encore en vigueur, ne leur permet pas de décoder mutuellement leurs expressions faciales. De son côté, Charles Garabédian écoute attentivement, conservant une posture neutre, sans interrompre son récit.
Linda évoque d’abord son arrivée un soir, vers 19 h 30, au sein d’urgences obstétricales débordées. Son travail débutait à peine et elle fut installée dans une petite salle de pré-travail sans fenêtre, qui « ressemble à un placard ». Elle y est restée toute la nuit, seule, son mari n’étant pas encore présent. Vers quatre heures du matin, la sage-femme qui l’accompagnait a demandé l’organisation de la césarienne. Mais l’obstétricien venait de se coucher et a dit qu’il faudrait attendre encore. « J’ai vu la sage-femme se décomposer », assure Linda. L’opération n’a eu lieu qu’à 11 h 30. « Ce fut la nuit la plus longue de ma vie, j’ai eu l’impression que l’on m’avait oubliée », se souvient-elle avec émotion. Puis, nouvelle déconvenue lorsque l’anesthésiste a annoncé qu’elle aurait une anesthésie générale. Elle est parvenue, malgré la fatigue, à négocier.
Bien que la sage-femme ait tenté de recréer un cocon au bloc opératoire, l’ambiance était tendue. Le téléphone sonnait sans cesse, interrompant l’anesthésiste. « J’ai beau comprendre en tant que professionnelle de santé comment cela peut se dérouler, c’est un tsunami en tant que patiente, affirme Linda. On perd la confiance et on a envie de dire : “ tu as les mains dans mon bide, ne répond pas au téléphone ! ” » Elle ressentait le stress de l’équipe. L’anesthésiste se plaignait de la présence d’adhérence lors de l’incision. De son côté, la douleur montait. Son mari en a fait part à l’équipe, en vain. « J’ai dit que j’avais trop mal lorsque l’incision est arrivée vers l’utérus, raconte-t-elle d’une voix tremblante. Je n’ai pas vu lorsqu’ils ont sorti ma fille, j’étais comme partie ailleurs. J’avais l’impression de vouloir hurler mais aucun son ne pouvait sortir de ma bouche. Je ne me souviens pas qu’on m’ait présenté mon bébé, comme mon mari me l’a raconté. Un interne m’a suturée, il s’y est repris plusieurs fois. J’ai tout senti. J’étais en état de sidération complète, mais je voyais les échanges de regards appuyés entre l’infirmière anesthésiste et le médecin. »
Les motifs de recours à la consultation autour de la naissance sont pluriels. « Le défaut d’anesthésie lors d’une césarienne ou de forceps est souvent évoqué parmi les femmes qui viennent. témoigne Marie Gramme-Thanasack, psychologue à la maternité Jeanne de Flandre. D’autres femmes ont soit idéalisé l’expérience, soit ont vécu une peur de mourir ou l’effroi que leur bébé meurt. » La question de la douleur, à différente étapes de la grossesse ou de l’accouchement, est très présente.
Linda poursuit son récit : elle a demandé à voir l’anesthésiste en suites de couches, car elle ressentait que « quelque chose n’allait pas à gauche ». Elle ne le rencontrera pas. Après cet épisode traumatique, elle s’est concentrée sur son bébé. Quelque temps après l’accouchement, elle a fait un abcès de parois et une éventration. Elle a été opérée par le même obstétricien, bien qu’elle ait demandé à changer de médecin. À cette occasion, en consultation, le médecin a reconnu « que cela avait été le bordel » le jour de son accouchement. Mais elle n’a pu accéder à son dossier pour le revoir avec lui, car il était perdu.
REPÉRER LES TRAUMATISMES
« Après mon accouchement et mon opération, j’ai mis longtemps à retourner au travail et j’ai été en arrêt, dit-elle à Charles Garabédian. Pendant plusieurs mois, je faisais un cauchemar où j’avais du scotch sur la bouche m’empêchant de parler. J’ai consulté un psychiatre, fais un an d’EMDR pour mon stress post–traumatique et je consulte encore une psychologue. J’ai déployé beaucoup de ressources par moi-même et j’aurais aimé que cette consultation existe dans les mois qui ont suivi mon accouchement. » Charles Garabédian lui aurait proposé une thérapie à travers l’EMDR, si elle n’avait pas fait la démarche elle-même.
S’ensuit alors un échange de questions et de réponses sur des points précis de l’accouchement. « Pourquoi on m’a fait attendre une nuit entière pour la césarienne ? » Dossier en main, l’obstétricien reprend le déroulé, explique qu’à l’époque, de l’Atarax était délivré en pré-travail mais qu’il ne soulageait pas assez, que les pratiques ont changé, assure que la salle de prétravail où elle a été accueillie a été refaite, sans être satisfaisante, mais que le projet de future maternité prévoit bien vingt salles de prétravail correctes. Il reconnaît aussi la suractivité de l’époque, où la maternité accueillait 5500 naissances par an. « On essaye de limiter notre activité à 5200 naissances, mais par moment, il y a des pics dans toutes les maternités de la région », explique-t-il. Pour sa part, Linda aurait apprécié être prévenue que les conditions n’étaient pas idéales. « C’est une vraie question, mais nous hésitons toujours à générer du stress chez quelques couples en les prévenant en amont. Nous informons l’ARS de la situation. »
Et de poursuivre: « La césarienne a été en effet tardive. Votre col n’évoluait pas beaucoup, ce qui a pu rassurer l’équipe quant à l’urgence. En pleine nuit, il a peut-être été décidé d’avoir une équipe fraîche. C’est une explication possible. Depuis, on s’est dit qu’on repousserait moins les choses. » Concernant l’insuffisance d’analgésie, l’obstétricien assure qu’il s’agit bien d’un sujet de préoccupation actuel des équipes et que la -consultation autour de la naissance a été en partie créée pour revenir sur ces situations traumatiques. La feuille d’anesthésie manque dans le dossier. Mais Linda l’a apportée avec elle. Ensemble, ils regardent les produits administrés : morphine, fentanyl et droleptan. « Je ne sais pas ce dont il s’agit et il manque des informations dans le déroulé », reconnait Charles Garabédian, qui propose alors à Linda de rencontrer ultérieurement les anesthésistes. Au total, l’échange avec Linda aura duré une heure. D’ordinaire, le médecin accorde 40 minutes à cette consultation spécifique.
PROPOSER DES THÉRAPIES
Le projet de consultation autour de la naissance se veut pluridisciplinaire. Si Charles Garabédian reçoit les patientes en première intention, il les oriente ensuite vers la psychologue de la maternité, voire un psychiatre, ou vers Catherine Duverger, sage-femme qui propose des créneaux de sophrologie. Exerçant depuis 1996 à la maternité, en salle de naissance et suites de couches, elle a consacré son mémoire de diplôme universitaire de sophrologie au retentissement des accouchements passés dans le vécu d’une grossesse suivante.
« La sophrologie ou l’hypnose offrent un temps de récupération physique, surtout en post-partum immédiat, témoigne la sage-femme. Accompagnées, les femmes refont le voyage pour revoir ce qu’elles n’ont pas digéré. Ce travail libère leurs émotions, leurs pleurs et leur permet de prendre conscience de leur état. Il faut d’abord parvenir à ouvrir la boite de Pandore, libérer les premières émotions, avant de pouvoir rencontrer une psychologue. » L’essentiel de sa démarche consiste à redonner les rennes aux femmes, pour qu’elles se sentent de nouveau actrices des événements au lieu de les subir. L’objectif est de les sortir de l’un des trois comportements que l’on peut adopter face au stress : la fuite, la sidération ou la colère, qui peut rendre combatif. « Les consultations autour de la naissance permettent de diminuer la consommation de certains médicaments, témoigne Catherine Duverger. Certains prennent beaucoup d’antalgiques en -post-partum, alors que leur douleur est essentiellement psychique. Or il faut du temps pour écouter leur désarroi. »
Dans le cas de femmes venues consulter pendant leur grossesse, une préparation spécifique à la naissance peut leur être proposée. « Il est aussi possible de les revoir pendant leur grossesse pour discuter de l’accouchement à venir, témoigne Charles Garabédian. Une rencontre avec la psychologue ou le psychiatre est aussi possible. » Mais le recours à la psychologue ou au psychiatre est en réalité rare. « Je pensais que nous rencontrerions beaucoup de femmes en état de stress post-traumatique après leur accouchement, observe Marie Gramme-Thanasack. Mais la première rencontre avec le médecin permet d’objectiver les choses et peu de femmes me sont adressées. » Selon leur symptomatologie, la psychologue oriente certaines femmes vers l’équipe de psychiatrie périnatale.
Si ce parcours est réparateur pour les femmes, il est aussi riche pour les équipes. « Il s’agit d’une nouvelle culture pour les soignants d’oser affronter la colère des femmes ou du coparent, de prendre en compte leur subjectivité, témoigne la psychologue. Il y a quelques années, il fallait démontrer aux soignants le bénéfice d’écouter le vécu des femmes. Aujourd’hui, c’est majoritairement acquis et les chefs transmettent aussi que la subjectivité des femmes n’appartient pas qu’au psy. Avant, on me refilait a la patate chaude et on n’en parlait plus. C’est notre travail à tous désormais »
CHANGER LES PRATIQUES
La consultation permet aussi une réflexivité aux équipes, qui améliorent leur communication avec les femmes et leur savoir-être. Charles Garabédian relate les témoignages des femmes rencontrées, de façon anonymisée, en staff, ce qui fait réagir les équipes. Très souvent, il s’agit d’améliorer l’asepsie verbale. « J’ai informé mes collègues d’être en alerte lorsque que les femmes semblent fuyantes, témoigne aussi Catherine Duverger. Les sages-femmes de suites de couches peuvent alors tenter de creuser leur histoire. Les soignants ont parfois l’impression d’avoir tout expliqué, alors que la femme n’est pas en état d’entendre, car en pleine sidération. Il faut d’abord “ dégivrer ” les choses. » Peu à peu, se diffuse une prise de conscience de l’impact du vécu de l’accouchement pour les femmes, qui peuvent en souffrir des années après. « Les sages-femmes ont une culture de la parole et elles y sont formées, estime Catherine Duverger. Les médecins commencent à l’avoir et à y être formés aussi lors de leurs études initiales. »
Concernant des changements de pratiques obstétricales, le sujet est plus complexe. « Il est difficile, à partir d’un cas spécifique, de modifier les pratiques médicales, estime Charles Garabédian. Un travail important est mené concernant les défaut d’analgésie cependant. » Et, comme il en témoignait auprès de Linda, la question des pics d’activité, et surtout des transferts néonatals, reste difficile. Les contraintes organisationnelles de l’hôpital reviennent souvent dans les discours des femmes, qu’il s’agisse du ratio du nombre de soignants ou de l’attente de la disponibilité d’un lit entre la salle de naissance et les suites de couches.
Le manque de professionnels se fait aussi sentir pour proposer la consultation autour de la naissance à davantage de femmes. « Bien que notre culture de l’accompagnement soit développée, nous ne pouvons rencontrer toutes les femmes qui en ont besoin, notamment les femmes les plus vulnérables ou en situation de précarité, car elles sont sans doute moins informées de l’existence de la consultation dédiée au vécu », reconnaît ainsi Marie Gramme-Thanasack, qui souhaiterait des renforts de psychologues. Pour sa part, Catherine Duverger n’a que trois créneaux hebdomadaires dédiés à l’accompagnement sophrologique. Quant à Charles Garabédian, il doit être rejoint par un deuxième gynécologue-obstétricien pour proposer cette consultation de retour sur les vécus.
Contactée quelques temps après son rendez-vous avec Charles Garabédian à la maternité, Linda semble pour sa part rester sur sa faim, sans parvenir à en formuler parfaitement la raison. La rencontre proposée avec les anesthésistes doit avoir lieu bientôt. Elle a obtenu certaines explications, mais reste amère alors que son dernier accouchement lui a coûté cher d’un point de vue professionnel et en thérapies. Elle n’exerce qu’à mi-temps désormais et souffre encore de douleurs. Elle aurait sans doute apprécié une reconnaissance plus grande de sa souffrance.
■ Nour Richard-Guerroudj