Ocytocine, l’hormone aux mille vertus ?

Autrice d’un récent ouvrage sur l’ocytocine, Marie-José Freund-Mercier, professeure émérite à l’Université de Strasbourg, s’appuie sur les connaissances scientifiques pour démythifier les étonnantes fonctions de cette hormone. Pour la chercheuse, faire de l’ocytocine l’hormone de l’amour est abusif.

L’ocytocine est un petit peptide de 9 acides aminés. Dans la circulation sanguine, sa demi-vie est courte : 1 à 2 minutes à peine. Mais dans le cerveau, elle résiste beaucoup plus longtemps, avec une demi-vie de 20 minutes environ. Elle a donc le temps de se déplacer entre diverses régions cérébrales. © Dr_Microbe - istockphoto.com

Où est fabriquée l’ocytocine ?

L’ocytocine est fabriquée dans le cerveau, dans l’hypothalamus. Les neurones qui fabriquent l’ocytocine la libèrent dans la circulation sanguine, à proximité de l’hypophyse. Ces neurones ont une activité électrique, comme les autres neurones, mais leurs axones se terminent à proximité des vaisseaux sanguins. L’ocytocine va donc agir loin de son site de fabrication. C’est une hormone produite par le cerveau. Les neurones qui la fabriquent sont influencés par les autres neurones. L’ocytocine est aussi produite dans d’autres organes, comme l’utérus, de façon marginale. Elle peut alors exercer une action locale. Mais la grande majorité de l’ocytocine est produite dans le cerveau.

Marie-José Freund-Mercier a dirigé une unité de recherche de neurophysiologie cellulaire et moléculaire à Strasbourg. Elle a travaillé sur le mode d’action de l’ocytocine dans le réflexe d’éjection du lait et a caractérisé et localisé de nombreux récepteurs cérébraux. © D.R.

Où agit-elle ?

Au niveau périphérique, les principaux récepteurs de l’ocytocine se trouvent dans la glande mammaire, dans les cellules myoépithéliales des acini, qui ont des capacités contractiles. Lorsque l’ocytocine active ses récepteurs, ces cellules se contractent et font sortir le lait des canaux galactophores des acini. C’est le réflexe d’éjection de lait. Si les récepteurs sont absents, ou s’il n’y a pas d’ocytocine pour les activer, le lait reste dans la glande mammaire. C’est un des effets majeurs de l’ocytocine, absolument indispensable à cette action. Il y a également des récepteurs dans l’utérus, dans le myomètre et dans l’endomètre. L’ocytocine permet la contraction du myomètre au moment de l’expulsion du petit ou du placenta. Ici, l’ocytocine intervient de manière complémentaire aux prostaglandines, également produites par l’endomètre. Mais ces prostaglandines sont aussi contrôlées par l’ocytocine.
Ce sont les deux actions périphériques essentielles de l’ocytocine. Chez le mâle, il y a aussi des récepteurs à ocytocine tout le long du tractus génital, y compris chez l’humain. Ici aussi, l’ocytocine a une action sur des cellules contractiles, facilitant l’éjection des spermatozoïdes.

L’ocytocine est également libérée dans le cerveau. Dans ce cas, elle agit comme un neuromodulateur, qui amplifie ou inhibe d’autres actions cérébrales. Il y a énormément de récepteurs de l’ocytocine dans le cerveau : dans l’hippocampe, l’amygdale, le cortex… Ce sont exactement les mêmes que ceux que l’on trouve dans la glande mammaire ou dans l’utérus. Dans le cerveau, il y a autant de récepteurs à l’ocytocine chez les mâles que chez les femelles. Ce qui fait la différence entre les espèces et entre les comportements, c’est la localisation cérébrale de ces récepteurs, dans quelle région et sur quel type cellulaire. Lorsque le récepteur est situé sur une cellule contractile, sa liaison à l’ocytocine entraîne la contraction de la cellule. Lorsqu’il est situé sur un autre neurone, son activation modifie l’activité de cet autre neurone, lui-même intégré à un circuit plus vaste. Dans ce cas, l’ocytocine va moduler l’action de ce circuit, qui peut aussi réguler une action comportementale. 

La découverte des récepteurs cérébraux de l’ocytocine a eu lieu chez de nombreuses espèces, mais pas chez l’humain. Dans notre espèce, on sait que le gène du récepteur de l’ocytocine est exprimé dans plusieurs régions cérébrales, mais ce n’est pas une observation directe.

« La stimulation mécanique des mamelons par la tétée des petits génère une activité nerveuse. Par l’intermédiaire des nerfs mammaires, cette information va rejoindre la moelle épinière, l’hypothalamus et les neurones neurosécréteurs ocytocinergiques. L’activation de ces neurones entraîne la libération de la neurohormone dans les capillaires sanguins du lobe postérieur de l’hypophyse. L’ocytocine va alors atteindre la glande mammaire et provoquer la contraction des cellules myoépithéliales qui entourent les acini, propulsant ainsi le lait vers les canaux galactophores et le mamelon. Le résultat sera l’éjection de lait. Il s’agit d’un réflexe neuroendocrinien car la phase ascendante, afférente, du réflexe est purement nerveuse depuis le mamelon jusqu’aux neurones neurosécréteurs, et la phase descendante, efférente, est hormonale par la libération d’ocytocine. Comme les réflexes purement nerveux, les réflexes neuroendocriniens sont involontaires. Le chaînon final étant humoral, ils sont toutefois moins rapides. Ils peuvent être conditionnés, déclenchés par d’autres stimulations que les stimulations originelles. Chez la femme, les simples pleurs du bébé peuvent suffire à provoquer l’éjection de lait (McNeilly et al., 1983). À l’inverse, ils peuvent être facilement inhibés ou bloqués, lors de situations stressantes par exemple. »

Extrait 

La libération d’ocytocine présente-elle une particularité ? 

Dans le réflexe d’éjection du lait, l’ocytocine est libérée dans le plasma de manière pulsatile. C’est pour cela que le petit qui tête reçoit du lait par intermittence. Au même moment, l’ocytocine est également libérée dans le cerveau. Elle se fixe sur des auto-récepteurs, que nous avons mis en évidence, pour auto-entretenir cette libération pulsatile. Ainsi, une partie de l’ocytocine libérée va dans le sang, une autre partie reste dans le cerveau, se fixe à des récepteurs situés sur les neurones qui fabriquent l’ocytocine, les incitant à en libérer davantage. Un phénomène équivalent existe dans le cadre de la parturition. Le récepteur de l’ocytocine a une très haute affinité. Il faut donc des quantités infimes pour l’activer. En outre, il se désensibilise très rapidement.

« L’ocytocine, comme tous les peptides hydrophiles, ne peut pas accéder au système nerveux central en raison de l’existence de la barrière hémato-encéphalique. C’est pourquoi les injections intraveineuses d’ocytocine ont des effets périphériques de type hormonal, au niveau de la glande mammaire ou de l’utérus, mais sont inefficaces pour faire varier les concentrations d’ocytocine dans le cerveau ou la moelle épinière. »

Extrait 

Joue-t-elle un rôle au niveau comportemental ?

Dans la majorité des espèces de rongeurs, seule la femelle s’occupe des petits. La rate est donc le modèle animal de base pour étudier le comportement maternel. Si on injecte un antagoniste de l’ocytocine dans le cerveau d’une rate qui vient de mettre bas, elle ne développe pas de comportement maternel vis-à-vis de ses petits. Elle les abandonne. Inversement, si après avoir donné des œstrogènes et de la progestérone à une rate vierge, on injecte dans son cerveau de l’ocytocine, elle pourra élever des petits qui ne sont pas les siens. Elle ne pourra pas les allaiter mais elle ne les repoussera pas. Elle fera un nid, ira chercher les petits, les toilettera… Normalement, les rates rejettent l’odeur des nouveau-nés. D’ailleurs, le premier rôle de l’ocytocine est d’inhiber les régions cérébrales impliquées dans ce rejet. Ensuite, en agissant sur d’autres régions, l’ocytocine va motiver la rate à adopter un comportement maternel. À propos de ce qu’on appelle la motivation sexuelle, on a des informations relativement claires dans un modèle animal comme le rat ou la rate. Pour le comportement maternel ou sexuel, ou d’autres comportements, on peut mesurer s’il y a une augmentation d’ocytocine dans telle ou telle région du cerveau. On peut aussi regarder s’il existe des récepteurs. On peut injecter de l’ocytocine et des antagonistes. On peut faire des tas de manipulations qui permettent de voir si le comportement est modifié. Avec des techniques très sophistiquées, les neurosciences actuelles ont même montré le rôle de l’ocytocine dans une forme d’empathie chez le rat.

« L’ocytocine est devenue l’hormone de l’attachement, c’est-à-dire du besoin de se sentir appartenir à un groupe social ; elle pourrait accroitre la confiance, diminuer le stress et favoriser l’attachement. Toutefois, quelques études mettent aussi en évidence une action anxiogène de l’ocytocine, principalement lors d’administrations intracérébrales chroniques ou répétées du peptide. En réalité, il semble bien que l’ocytocine ne soit pas uniquement l’hormone des relations affectueuses, bienveillantes ou attachantes entre les personnes. Elle pourrait favoriser l’agressivité territoriale envers les intrus chez les rongeurs monogames et chez certains primates non humains. Ces effets négatifs ont peu, ou pas, retenu l’attention. Récemment, toutefois, l’utilisation d’arènes semi-naturelles dans lesquelles des rongeurs peuvent vivre en groupe pendant plusieurs jours avant d’être testés, a permis de requestionner le rôle de l’ocytocine dans les comportements prosociaux chez les rongeurs. En développant un dispositif optogénétique sans fil, Anpilov et al. (2020) ont montré que l’activation répétée des neurones ocytocinergiques du noyau paraventriculaire suscitait à la fois des relations bienveillantes le premier jour et agonistiques, de poursuites agressives, le second jour. Ces résultats soulignent l’importance du contexte social et montrent que les effets de l’ocytocine peuvent être différents, voire opposés, en fonction de l’environnement et de l’objectif de l’interaction sociale. Cette réponse adaptative de l’ocytocine, différente suivant la situation sociale, permet de concilier les constatations souvent déroutantes dont l’ocytocine est l’objet. »

Extrait 

Et chez l’humain ? 

Dans l’espèce humaine, on ne peut pas faire toutes ces expériences. Certains chercheurs ont utilisé des sprays intranasaux pour tenter d’injecter de l’ocytocine dans le cerveau. Une infime partie pourrait atteindre le cerveau, en passant le long des nerfs olfactifs. Avec des questionnaires, on peut alors voir si cette ocytocine modifie des réactions comportementales. Selon les publications, les effets observés sont contradictoires ou à la limite de la signification statistique. Des techniques d’imagerie permettront peut-être de répondre, mais pour le moment cela ne fonctionne pas. Les chimistes n’ont pas encore trouvé d’analogue de l’ocytocine capable de passer la barrière hémato-encéphalique. Quand nous l’aurons trouvé, nous pourrons peut-être le marquer pour observer son cheminement dans le cerveau humain et comprendre ses effets sur le comportement. Aujourd’hui, il est impossible, techniquement, de faire varier les concentrations d’ocytocine dans le cerveau des humains.

On n’a pas davantage d’information sur le chemin inverse. Par exemple, on ne peut pas savoir si le fait de s’occuper d’un bébé entraîne une libération d’ocytocine dans le cerveau. Pas plus que le contact peau-à-peau ou les caresses. Toutes les mesures qui sont faites l’ont été dans le plasma. Certaines études montrent une libération plasmatique d’ocytocine chez l’humain après des caresses ou des câlins. Mais les dosages utilisés sont problématiques et ne sont pas représentatifs. En outre, l’ocytocine étant libérée de façon pulsatile, il est quasiment impossible de la doser correctement dans le sang. C’est d’autant plus difficile que la demi-vie de l’ocytocine dans le sang est très courte. Certaines publications annoncent pourtant avoir montré une libération d’ocytocine chez des hommes après une séance de massage de 20 minutes. Sauf que l’équipe a obtenu exactement le même résultat après une séance de 20 minutes de lecture du bulletin de géographie nationale des États-Unis ! Peut-être que cela veut simplement dire que l’ocytocine serait libérée dès qu’on est calme. Ou alors cela ne vaut rien du tout. 

Chez l’humain, les effets de l’ocytocine sont probablement parasités par d’autres effets. Cela ne veut pas dire que ces effets n’existent pas, mais probablement de façon beaucoup plus ténue, car de très nombreux paramètres influencent le comportement humain. Chez les rongeurs ou les ovins, le comportement maternel est directement lié à l’état endocrinien de la parturition et de la lactation. Ce n’est pas le cas chez l’humain. Le comportement maternel est indépendant de ces équilibres endocriniens. C’est donc extrêmement délicat d’extrapoler à l’humain ce qu’on a observé chez les animaux. Chez l’humain, le comportement maternel est davantage psychologique, mental, et indépendant des hormones. Je trouve que c’est très dangereux de dire que l’ocytocine est indispensable au comportement maternel. Il y a tellement peu de preuves scientifiques ! Dans l’espèce humaine, peut-être que l’ocytocine intervient dans le comportement maternel, mais dans ce cas, elle joue probablement un rôle tout à fait infime. On ne peut pas limiter des actions aussi compliquées qu’un comportement humain à une molécule. Et heureusement, les femmes n’ont pas besoin d’accoucher ou d’allaiter pour développer un comportement maternel. On ne peut donc absolument pas dire que l’ocytocine est l’hormone de l’amour ou de la bienveillance. Même chez l’animal, ce n’est pas aussi tranché. 

L’ocytocine entraînerait d’ailleurs des comportements contraires ? 

Oui, même dans les modèles animaux, quand l’ocytocine favorise la création d’un lien plutôt bienveillant, elle favorise également l’exclusion des autres, avec des comportements agressifs. En favorisant des comportements inverses, l’ocytocine aurait donc des effets en fonction de l’environnement. Elle agirait comme un modulateur des comportements, selon les contextes. C’est d’ailleurs plutôt la pensée scientifique actuelle : selon l’environnement, l’ocytocine entrainerait des effets bienveillants ou agressifs.


De Marie-José Freund-Mercier, 
Doin éditeurs, Éditions John Libbey Eurotext, mai 2022, 22 euros

Les encadrés dans le texte sont des extraits de cet ouvrage.

Propos recueillis par Géraldine Magnan