« Le féminisme doit être une réjouissance », entretien avec Caroline Sahuquet

Après Speculum, la compagnie Mi-fugue, Mi-raison, emmenée notamment par Caroline Sahuquet, présente Riveraines. Le spectacle, construit après une immersion au sein de l’association Solipam, aborde avec humour et gravité les parcours de mères migrantes. Caroline Sahuquet explique son engagement dans le théâtre de terrain, militant et féministe.


© D.R.

Quel est votre parcours au théâtre ?

J’ai commencé le théâtre à 7 ans, à l’école. Mon professeur de théâtre, Alain Lagneau, était malade. Il souffrait d’alcoolisme. Il est parti en cure de désintoxication lorsque j’avais 12 ans. Je l’ai retrouvé à 17 ans, alors qu’il avait fondé l’association Acthéâtre, où le théâtre était mis au service des malades d’addiction. De là est née mon approche du théâtre comme outil thérapeutique et de résilience. À 20 ans, je jouais sa pièce AL, qu’il a écrite pour aborder l’alcoolisme. Ce théâtre de terrain accompagne les malades, les soignants et la société, qui est poussée à réfléchir. En parallèle, j’ai passé ma licence d’études de théâtre en 2000 et le diplôme d’État de professeur de théâtre en 2010.

Ayant commencé à travailler tôt dans des théâtres privés, sans être passée par le conservatoire, je n’avais pas toutes les informations pour percer dans le milieu. Certaines portes me restaient fermées à 22 ans. En 2002, avec Alice Luce, scénariste, nous avons décidé de créer notre structure,
Mi-fugue, ­Mi­-raison, pour travailler avec des artistes isolés, les aider à présenter leur travail et à se produire devant différents publics. Il s’agissait aussi de donner une place aux femmes artistes, souvent mal rémunérées dans le milieu. En parallèle, je donnais des cours de théâtre à des malades alcooliques, pour les aider à restaurer leur propre estime et les sortir de leur isolement.

En 2005, la compagnie a adopté une vision politique de lutte contre les violences faites aux personnes discriminées. Avec Stéphanie Colonna et Jacques Plaideau, nous avons formalisé une méthode innovante de développement personnel grâce à l’outil théâtral, au service de publics prioritaires. Nous avons proposé des stages de restauration de l’estime de soi. Cette action répondait d’abord à un appel d’offre du Fond social Européen, puis elle s’est pérennisée. Elle est subventionnée depuis 2006 par la direction des affaires sociales de la Ville de Paris, en partenariat avec Les Plateaux Sauvages.

Avec Stéphanie Colonna, Alexandra Galibert, Barbara Grau, nous avons aussi écrit la pièce Les chagrins blancs, sur les transmissions féminines intergénérationnelles. Mise en scène par Justine Heynemann, la pièce montre une jeune femme désespérée qui reçoit la visite incongrue de sa mère, de sa grand-mère et de son arrière-grand-mère, toutes trois mortes.
Cette pièce, que nous avons jouée entre 2011 et 2014, marque un tournant vers un engagement féministe dans nos créations. 

Quel a été le déclencheur de l’écriture de Speculum, votre pièce sur les violences obstétricales et gynécologiques ?

Les attentats de 2015 nous ont ébranlées. Avec Delphine Biard, Flore Grimaud et Kelly Rivière, notre réaction viscérale a été de nous dire qu’il fallait parler des préoccupations des gens alors que les terroristes voulaient nous faire taire, en visant notamment une salle de spectacle. À ce moment, nous étions toutes jeunes mères ou avec un projet parental. Pour ma part, j’avais reçu un diagnostic de stérilité, suite à mon endométriose. Nous prenions conscience que le monde médical traitait mal les femmes. Nous avions envie de parler de nos corps et de nos ventres. En parallèle de l’écriture de Speculum, notre pièce Matthieu(x), sur les parentalités, notamment LGBTQIA+, a obtenu le Petit Molière en 2016. Cela nous a conforté et nous a permis d’affirmer une politisation plus profonde encore de nos spectacles.

Nous préparions aussi le spectacle Tout sur le rouge, écrit avec Élise Thiébaut, autrice de Ceci est mon sang, petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font. Nous jouons encore cette pièce dans les collèges, dans le cadre d’actions de lutte pour l’égalité filles-garçons, en partenariat avec le Planning Familial de Paris et de Seine-Saint-Denis. 

En 2017, le mouvement #Metoo a émergé et Speculum a rencontré l’actualité. Nous avons alors compris participer à quelque chose d’encore plus grand. Nous étions fières d’avoir parlé des violences obstétricales et gynécologiques. Cela a changé nos vies de mères et de femmes. J’ai vécu une grossesse et suis devenue mère pendant la construction de ce spectacle, alors que je me pensais stérile. Je me suis sentie à la bonne place, au bon moment. Ce fut ma rencontre claire avec le féminisme. Mi-fugue, Mi-raison a ainsi évolué d’une plateforme de lutte contre les discriminations à la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants. L’accueil positif de la pièce Speculum, toujours en tournée, m’a permis de prendre conscience que je m’épanouissais dans ce théâtre militant et d’intérêt général, loin de l’entre-soi d’un théâtre plus conventionnel. Les questions que je me posais sur ma légitimité d’actrice et d’autrice se sont effacées. 

Comment est né votre dernier spectacle, Riveraines ?

Il s’inscrit dans la continuité de Speculum. Nous avions envisagé une suite dès le confinement de 2020. En parallèle, l’association Solipam nous a contactées car elle souhaitait travailler avec des artistes. Mia Delmaë, qui avait déjà composé la musique de Speculum, a rejoint l’équipe. Il s’agissait d’écrire un spectacle lié à la question des femmes migrantes et mères. Le sujet est fascinant et bouleversant. En tant qu’actrices blanches, nous nous sommes questionnées sur notre légitimité sur le sujet. En effet, aucune femme racisée ne participe à notre collectif. Or, nous ne voulions pas parler à la place des femmes concernées. Nous avons donc choisi de parler des professionnelles qui les accompagnent, d’autant plus que les travailleuses sociales subissent une violence en miroir de ce que les femmes endurent. En parlant d’elles, on parle des femmes qu’elles rencontrent. Nous faire applaudir pour dire la misère nous a également interrogées. Mais nous avons trouvé intéressant que des acteurs associatifs et des chercheurs utilisent le théâtre pour décloisonner les savoirs et les approches. Cela contribue à faire évoluer les mentalités. Au final, nous nous sentons à notre place et il y a une cohérence dans le parcours de Mi-fugue, Mi-raison. 

L’association Mi-fugue, Mi-raison a aussi lancé le We too festival depuis 2020…

En plus d’être un collectif de création, d’entraide et d’échanges entre artistes pluridisciplinaires, qui mène des actions d’accompagnement de la résilience par le théâtre, la compagnie souhaitait mettre en avant de façon festive ses engagements, ainsi que ceux d’autres artistes. Nous avons eu envie d’attirer au féminisme des gens qui s’en sentent éloignés, comme des pères ou des adolescents. Le We too festival se veut familial, car nous pensons que les problèmes et leurs solutions se trouvent au cœur des familles. Cette année, nous le codirigeons avec Séphora Haymann, actrice, autrice, dramaturge et codirectrice de la compagnie Mare Nostrum, et Cécile Martin, comédienne et metteuse en scène qui dirige la Cie Drôle de Rêve et la plateforme de podcast Le Vestibule. Par cette fête et à travers des spectacles ou des tables rondes, nous traitons du genre, de l’inceste, en proposant une autre façon de penser la société de demain. Notre prochain projet est de créer une maison des artistes et des cultures féministes, ouverte toute l’année, afin que les femmes bénéficient d’un espace de création sûr. Le féminisme est l’avenir et doit être intégré à la façon de vivre de chacun. Ce doit être une réjouissance et non une contrainte. 

Propos recueillis par Nour Richard-Guerroudj

Pour en savoir plus et dates de tournée des pièces : www.mfmr.fr