Au Liban, des sages-femmes en VAD pour prévenir la morbidité maternelle

La morbidité maternelle est en hausse au Liban, qui connait une crise économique sans précédent. En l'absence de politique sociale de l’État libanais, l'Ordre des sages-femmes et l'Unicef organisent un programme de prévention auprès des femmes enceintes. Il s’appuie notamment sur des sages-femmes qui pratiquent le porte-à-porte, lors de visites à domicile (VAD).

« Je suis très, très contente d’entendre le cœur de mon bébé », sourit Hélène Mohsen. Cette mère de trois enfants était anxieuse, ne sentant plus le fœtus bouger à deux jours de son terme. Elle n’a pas eu à se déplacer : Amal Al Nemer, sage-femme, est venue à son domicile. Le doppler confirme que tout va bien. La sage-femme surveille également sa tension, puis lui montre quelques positions qui facilitent l’accouchement. 

La sage-femme, qui travaille dans la région reculée et défavorisée du Hermel, s’enquiert également des habitudes alimentaires d’Hélène. « Combien de tasses de café bois-tu chaque jour ? Est-ce que tu manges bien ? » À la fin de la consultation, Helène Mohsen confie que les visites de cette sage-femme lui permettent de se sentir « plus sereine ». « Elle me donne des conseils et m’a aussi soutenue psychologiquement à l’annonce de la grossesse, qui a été difficile. Je me suis dit “mais comment va-t-on faire ?’’ »

UN CONTEXTE DE CRISE

Hélène enseigne l’arabe dans une école publique libanaise. Son mari est également enseignant. Avec leurs trois enfants, ils ont à peine de quoi se loger et louent une maison humide restée en chantier. La famille représente cette classe moyenne libanaise qui a basculé dans la pauvreté depuis la crise économique de 2019, qui a entraîné un effondrement de la monnaie locale et du pouvoir d’achat de la population. Pour la Banque mondiale, il s’agit de « l’un des dix, voire des trois effondrements -économiques les plus graves que le monde ait connu depuis les années 1850, au point de menacer la stabilité et la paix sociale à long terme du Liban ». « Il y a désormais peu de joie autour des grossesses », témoigne Amal Al Nemer, avec le recul de ses treize ans d’expérience. « Les femmes se demandent comment elles vont nourrir leur enfant et financer leur éducation. Ces difficultés liées à la crise économique entraînent beaucoup de problèmes psychiques. » Près des trois quarts de la population vivent désormais sous le seuil de pauvreté et en 2022, le prix des soins a augmenté de 167 %, selon les statistiques du gouvernement libanais. Le couple Mohsen ne parvient pas à couvrir ses dépenses de santé. 

Amal Al Nemer observe les conséquences immédiates de cette crise sur la santé des femmes : « Elles ont tendance à ne pas faire d’échographie et à ne pas consulter de médecins, car cela coûte cher. » Au Liban, le système de santé est essentiellement privé et les hôpitaux publics souffrent aussi de la crise, du manque de médicaments et d’électricité. L’Assurance Maladie (qui n’était pas universelle) ne fonctionne plus, et l’État ne distribue pas de minima sociaux conséquents. 

Heureusement, le suivi de grossesse d’Hélène Mohsen est gratuit, financé par un programme de l’Unicef visant à renforcer la présence des sages-femmes au niveau communautaire. Amal Al Nemer, qui reviendra chez Hélène après la naissance de son enfant, fait partie des 50 sages-femmes recrutées par l’Unicef et l’Ordre des sages-femmes libanais pour prodiguer des soins à domicile durant la grossesse, mais aussi en post-partum. 


Dans la région du Hermel, Amal Al Nemer rend visite à l’une de ses patientes, Hélène Mohsen, qui doit accoucher sous peu. Prise de tension, contrôle de la santé du bébé, mais aussi conseils généraux pour l’accouchement : cette sage-femme effectue un suivi de proximité. © Laure Delacloche

HAUSSE DES FACTEURS DE RISQUE 

Fournir des soins gratuits et aller vers les femmes pour réduire les inégalités sociales de santé : tels sont les objectifs poursuivis par ce programme lancé en septembre 2022. Pour Rima Cheaito, présidente de l’Ordre des sages-femmes libanais, cette initiative permet de « résoudre un problème d’accès aux soins : les femmes ne font pas de suivi, car elles n’en ont plus les moyens ». Se rendre au domicile des patientes permet également de leur épargner les coûts de transport. 

Au Liban, la crise économique a été presque concomitante de l’épidémie de coronavirus : celle-ci a entraîné une réorientation des services de soins, mais aussi une baisse des consultations par peur de contracter le virus. En avril 2022, l’Unicef a lancé l’alerte : le taux de mortalité maternelle était passé de 13,7 décès pour 100 000 naissances vivantes en 2019 à 37 décès – un -quasi-triplement. 

Ces chiffres sont néanmoins à nuancer, car « il n’existe pas de donnée précise sur la mortalité maternelle, un indicateur qui prend en compte la grossesse, l’accouchement et les 42 premiers jours de la vie de l’enfant, ou la morbidité maternelle, qui prend en compte les 6 mois après la naissance de l’enfant. La remontée d’information vers le ministère de la Santé publique est incomplète », explique Tamar Kabakian-Khasholian, professeure associée à la faculté de santé de l’Université américaine de Beyrouth. « La mortalité maternelle était en déclin au Liban. Néanmoins, l’arrivée des réfugiés syriens à partir de 2012 a occasionné une pression sur les -infrastructures du système de santé », poursuit-elle. Le Liban compte environ 1,2 million de personnes syriennes sur son territoire (bien que les estimations diffèrent), soit un quart de la population libanaise, avance ReliefWeb, un site d’information lié aux Nations Unies. « Un premier pic de mortalité avait déjà eu lieu au sein de cette population vulnérable, suivi d’un deuxième pic au moment du Covid parmi les femmes qui avaient des problèmes de santé préexistants ou un moindre niveau de ressources pour accéder aux services de santé. Au même moment, notre système de santé s’est effondré en raison de la crise économique », détaille la professeure. Sabeen Abdulsater, qui travaille au service des soins de la mère et du nouveau-né de l’Unicef et qui coordonne ce programme lancé en octobre 2022 avec l’Ordre des sages-femmes, souligne que le système de santé libanais n’a en effet « pas les moyens d’atteindre ces personnes qui ne consultent pas »

Un an après les chiffres publiés par l’Unicef, elle se montre rassurante et s’attend à une baisse de la mortalité maternelle en 2023. En revanche, elle observe que « la crise économique a un impact sur la morbidité maternelle ». « Certaines femmes demandent à sortir de l’hôpital très vite après la naissance pour économiser le coût du séjour. » Un accouchement coûte en moyenne 200 dollars dans un hôpital public et 600 dollars dans le privé (les césariennes étant bien plus onéreuses), et peu de Libanais ont une couverture santé efficace. Sabeen Abdulsater se dit particulièrement préoccupée par le manque de suivi en post-partum. 

C’est justement ce suivi qu’Amal Al Nemer vient effectuer : sa jeune patiente habite dans un petit camp de réfugiés syriens. Abeer el Hilal, 19 ans, est mère de deux enfants. Dans la pièce principale sans fenêtre, la sage-femme vérifie le périmètre crânien de son fils Khaled, âgé de 2 mois et demi. Puis, sur un matelas, elle réalise un rapide examen gynécologique de la jeune femme. 

« L’intérêt de ce programme, c’est que les sages-femmes peuvent détecter des hémorragies du post-partum qui constituent la première cause de décès chez les femmes libanaises », commente Tamar Kadabian-Khoshalian.

INSÉCURITÉ ALIMENTAIRE

En plus de ces soins, Amal Al Nemer s’intéresse aux conditions de vie de la jeune femme. C’est à elle que sa patiente confie qu’elle pense être de nouveau enceinte. « C’est mieux d’espacer un peu les enfants, pour que ton corps récupère. Il faut que tu achètes un test à la pharmacie », lui répond Amal, qui lui avait déjà donné des informations sur la contraception. « Mon mari a dit qu’on s’en remet à Dieu », précise la mère. 

En plein ramadan, Abeer Al Hilal se plaint également de ne pas avoir assez de lait à donner à son fils. « Il faudrait arrêter le jeûne : si tu ne manges pas assez et que tu ne bois pas assez, tu n’auras pas assez de lait pour nourrir ton fils », explique cette dynamique professionnelle de santé. Abeer apprécie cette visite à domicile : « Ça me rassure sur ma santé et sur celle de mon bébé ». Néanmoins, arrêter de jeûner pendant le ramadan est un conseil difficile à suivre. « Inshallah », si Dieu le veut, répond-elle en souriant. La sage-femme lui rappelle qu’en plus d’être bon pour la santé de son bébé, l’allaitement est gratuit, alors que le prix du lait artificiel est devenu hors de portée.

La sage-femme apporte aussi une attention particulière à l’alimentation. « Les légumes et les fruits sont devenus trop chers pour beaucoup de familles, et la majorité ne mange plus de viande. » En 2022, le taux d’inflation a en effet atteint 171,2 %, selon les statistiques du gouvernement libanais. 

Conséquence : les Libanais ont faim. Fin 2022, l’indicateur IPC, construit par des institutions internationales dont l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture, projetait qu’en avril 2023, « 42 % de la population sera confrontée à des niveaux élevés d’insécurité alimentaire », avec 38 % de la population libanaise (soit 1,46 million de personnes) et 53 % de la population syrienne (soit 800 000 personnes) souffrant de cette -insécurité. 

Cela représente un facteur de risque pour les femmes, susceptibles, dans ces conditions, de souffrir d’anémie, « ce qui favorise les hémorragies après l’accouchement et qui est un facteur important de morbidité », détaille Rima Cheaito. 

« Des résultats préliminaires nous montrent qu’un quart des femmes enceintes libanaises souffrent de malnutrition et d’anémie, des résultats choquants ! », partage Maha Hoteit, chercheuse associée au CNRS libanais dans la division des sciences nutritionnelles et experte régionale pour l’Organisation mondiale de la santé. Sa recherche se base sur les habitudes alimentaires. Elle constate une sous-consommation de produits laitiers, de poisson, de viande, mais aussi une insuffisante consommation de fruits et de légumes. 

Un autre objectif de cette étude est d’éviter les conséquences de cette malnutrition sur les enfants libanais, dont la prévalence des retards de croissance « est passée de 9 % à 12 % » en quelques années. 

Amal Al Nemer a également ce souci en tête lors de ses visites : la fille aînée d’Abeer Al Hilal, qui a 6 ans, souffre de malnutrition. 


Marianne Rezzi, sage-femme embauchée par l’Unicef et l’Ordre des sages-femmes, et sa collègue accueillent cette femme libanaise qui pense être enceinte. Elle est venue au centre-médicosocial de Fanar-Zaaytrieh. © Laure Delacloche

CHANGER LA CULTURE DU SOIN

Dans le cadre de ce programme, les sages-femmes doivent effectuer 80 visites à domicile par mois. « Pour les identifier, on demande aux mairies si elles connaissent des femmes enceintes ou avec jeunes enfants. On appelle aussi les hôpitaux. » Amal Al Nemer n’hésite pas à interpeller les femmes qu’elle croise dans la rue : « Je leur demande si elles connaissent des femmes enceintes. » Le bouche-à-oreille fonctionne bien. 

« Les visites à domicile sont un bon point de départ pour donner des soins aux femmes et pour les sensibiliser à prendre soin de leur santé. Mais ce n’est pas faisable sur le long terme d’avoir une professionnelle qui circule de maison en maison. Il faut plutôt créer une culture pour que les femmes se rendent aux centres de soins primaires », explique Rima Cheaito. 

Pour cela, il faut notamment faire changer des idées reçues : « L’arrivée des réfugiées syriennes a dissuadé les Libanaises de venir consulter, elles pensent toujours que ces soins ne leur sont pas destinés », décrit Fabia Kilani, directrice d’un centre médicosocial situé à une vingtaine de minutes de la capitale, Beyrouth. Au Liban, rares sont les centres de soins primaires à être gérés et financés par le ministère de la Santé publique. Celui-ci s’en remet à un réseau d’associations locales et internationales. Ce centre, situé dans un quartier réputé dangereux en raison de la présence de clans impliqués dans le trafic de drogue, est géré par l’ONG “La Voix de la femme libanaise” et financé par des donateurs internationaux. 

Ce matin-là, le hall ne désemplit pas et de nombreuses femmes viennent accompagnées de leurs enfants. Marianne Rezzi, sage-femme qui travaille également pour le programme de l’Unicef, conduit ses premiers examens. Elle réalise le test du Muac, qui consiste à mesurer le biceps et le triceps pour surveiller une éventuelle malnutrition, sur une femme libanaise de 39 ans. Cette mère de cinq enfants pense être enceinte. Échographie, prise de sang…, sa prise en charge est gratuite. Une fois la grossesse confirmée, Marianne Rezzi lui donne quelques informations sur les vitamines et les vaccins à faire à l’enfant. « J’ai cinq enfants…, je suis désolée de le dire, mais je n’en veux pas d’autres », lui confie cette femme. Dans un pays où l’avortement est illégal, la sage-femme évoque les moyens de contraception qu’elle pourra prendre une fois la grossesse menée à son terme. 

UNE BOUFFÉE D’AIR ÉCONOMIQUE POUR LES SAGES-FEMMES

Marianne Rezzi se rend deux fois par semaine dans ce centre où elle doit voir 80 femmes par mois. Le reste du temps, elle doit effectuer 60 visites à domicile, comme Amal Al Nemer. L’Unicef les rémunère à hauteur de 500 dollars par mois, ce qui les place dans une position plus confortable que celle de leurs consœurs travaillant à l’hôpital. « Dans certains cas, nos collègues gagnent moins de 100 dollars par mois, ce qui ne suffit même pas à couvrir les frais de transport », rapporte Rima Cheaito. L’Ordre qu’elle préside rassemble désormais 1400 sages-femmes, alors qu’un tiers d’entre elles ont quitté le pays en raison de la crise, estime l’Unicef. Amal Al Nemer est restée, mais a quitté son travail dans un hôpital de Beyrouth où elle gagnait l’équivalent de quinze dollars par mois, en raison de la perte de valeur de la monnaie nationale face au dollar. « Cinq cents dollars, ce n’est pas un bon salaire au Liban. J’ai trois filles, et je suis la seule à travailler », se désole-t-elle. Marianne Rezzi souligne un autre problème : les frais d’essence ne sont pas couverts. « L’essence grignote plus de la moitié de mon salaire mensuel. »

Dans les bureaux de l’Unicef, on est au courant de ces difficultés. « Dans la situation actuelle, cela devient effectivement difficile, car les prix de l’essence s’envolent. La satisfaction des cinquante sages-femmes que nous avons recrutées est très importante et nous cherchons des solutions », veut apaiser Sabeen Abdul Sater. Un autre souci la préoccupe : la survie du programme. Ses financements prennent fin en septembre prochain. « Nous faisons le maximum pour non seulement obtenir des financements pour l’année prochaine, mais aussi pour le renforcer », espère-t-elle. Cette agence des Nations Unies voit ce court programme comme « un projet pilote avant un autre projet de long terme qui pourra renforcer le système de santé libanais »

L’allaitement au Liban dans la crise 

Darine Ayyoub, sage-femme et consultante en allaitement maternel, revient sur les impacts de la crise économique au Liban sur l’allaitement. 

« Les femmes libanaises ont beaucoup d’idées reçues sur l’allaitement. Certaines veulent préserver la beauté de leurs seins. Certains pédiatres et gynécologues n’hésitent pas non plus à dire que le lait artificiel est meilleur pour la santé que le lait maternel. Au Liban, chaque mois, le représentant commercial du lait artificiel donne ainsi de l’argent aux médecins, voire à l’hôpital, en échange de la prescription de lait artificiel. Pendant la crise, donner du lait artificiel à son enfant s’est avéré dangereux, car nous avons connu de graves pénuries, comme en 2020. Nous avons travaillé sur la relactation chez beaucoup de femmes, et nous avons lancé, en 2021, une ligne d’appel pour que les femmes puissent nous appeler en cas de problèmes d’allaitement maternel. Sur le long terme, la crise économique encourage l’allaitement, car elle a entraîné pénurie et hausse en flèche du prix du lait artificiel. »

■ Par Laure Delacloche