À ce jour, aucun pays européen n’a inscrit dans ses lois un droit au congé menstruel. En mai 2022, le gouvernement espagnol a proposé une loi autorisant les femmes à prendre un congé sans durée limitée pour règles douloureuses, sur présentation d’un certificat médical. Le texte a peu de chances de passer, le Parlement étant majoritairement opposé au Gouvernement. En Italie, en mars 2017, ce sont des élues du Parti démocrate qui ont déposé un tel projet de loi, accordant trois jours de congés payés par mois en cas de fortes douleurs de règles, à condition de produire un certificat médical annuel. Mais le Parlement s’y est opposé.
Dans le monde, seuls huit pays ont légiféré en la matière. Mais à en croire l’état des lieux dressé par des chercheuses australiennes, l’instauration d’un congé menstruel ne répond pas toujours à une vision progressiste et émancipatrice pour les femmes. Marian Baird, Elizabeth Hill et Sydney Colussi ont en effet analysé les déclinaisons pratiques de chaque mesure, de même que les représentations, discours et débats qui ont accompagné leur adoption.
PIONNIERS, MAIS CONSERVATEURS
La Russie peut par exemple se targuer d’être le premier pays à avoir introduit un congé menstruel payé de 2 à 3 jours par mois, dès 1922, puis en 1931 et 2013. Mais le but affiché était de protéger les fonctions reproductives et maternelles des femmes. La même approche nataliste a prévalu dans plusieurs pays d’Asie. En 1928, au Japon, les conductrices de bus de la société municipale de transports publics de Tokyo ont mené une grève pour obtenir un tel congé. Ce n’est qu’en 1947 qu’il a été instauré, dans l’optique de protéger les capacités reproductives des femmes. Pour sa part, l’Indonésie a autorisé la prise de deux jours de congé par mois en 1948. Non payé, ce congé n’était pas dans l’intérêt des femmes. La loi a ensuite été rectifiée en 2003, laissant à la négociation au sein de chaque entreprise le soin de définir les modalités d’un tel congé, pour le meilleur et pour le pire. Dans certaines compagnies, des inspecteurs sanitaires sont allés jusqu’à demander aux salariées de se dévêtir pour vérifier qu’elles étaient bien en période menstruelle !
En 1992, la Chine adopte à son tour une loi qui stipule que les femmes devraient être protégées pendant leurs règles. Mais seules quelques provinces chinoises ont décliné ce principe en mesures concrètes, appliquées de façon inégale. À Taïwan, depuis 2013, une femme a le droit à trois jours de congé menstruel par an, payés à moitié, à condition de produire un certificat médical. Depuis 2015, les femmes vietnamiennes ont officiellement droit à trois jours de congé par mois, pas toujours payés. Et depuis 2017, en Zambie, le congé menstruel payé, accordé un jour par mois, sans certificat médical, est baptisé le “Jour des mamans”. Les arguments natalistes sont récurrents, quand il ne s’agit pas d’instaurer un partenariat gagnant-gagnant pour préserver la productivité de l’entreprise. « Dans plusieurs pays, le congé menstruel renforce la perception traditionnelle du rôle des femmes, écrivent les chercheuses. Les gouvernements et les employeurs perçoivent le corps féminin dans l’espace de travail comme un problème qu’il faut résoudre dans l’intérêt de l’économie et de la future prospérité du pays. »
Marian Baird, Elizabeth Hill et Sydney Colussi citent aussi l’exemple de la Corée du Sud, où un congé menstruel d’une journée est instauré depuis 2001. Les femmes n’ont pas d’attestation médicale à fournir et aucun employeur ne peut contester leur demande, encourant jusqu’à deux ans de prison et des amendes financières en cas de violation de ce droit. En avril 2021, un ex-patron d’Asian Airlines a d’ailleurs écopé d’une amende de 1500 euros pour avoir refusé la demande de 15 salariées entre 2014 et 2015. Mais, alors qu’il n’est pas rémunéré, le congé menstruel est très peu demandé par les Sud-Coréennes. En réalité, dans tous les pays ayant instauré le congé menstruel, les femmes semblent peu enclines à le demander, pour éviter d’accentuer les discriminations à l’embauche qu’elles subissent déjà.
INITIATIVES PRIVÉES
À côté des États, une poignée d’entreprises ont adopté le congé menstruel dans le monde. En 2016, Coexist, au Royaume-Uni, a décidé de ne pas fixer un nombre de jours précis de congé payé. Ses salariées ont d’ailleurs l’option de télétravailler. Objectif affiché : encourager l’efficacité des femmes au travail, favoriser l’équilibre entre vie privée et professionnelle et établir des relations de confiance dans l’entreprise. De même, les entreprises australiennes Victorian Women’s Trust et Sasto Deal ont instauré des mesures flexibles. Pour sa part, Shark and Shrimp, en Égypte, a instauré un jour par mois payé sans certificat médical pour ses salariées.
Les plus grandes innovations semblent venir du secteur privé en Inde. Les chercheuses y ont répertorié pas moins de sept compagnies ayant mis en place le fameux congé. Certes, pour l’entreprise Wet and Dry Personal Care de New Delhi, qui commercialise des protections périodiques, l’instauration d’un congé payé de deux jours par mois correspond sans doute à une stratégie marketing. Mais pour Culture Machine, un média digital, chaque premier jour de règles donne droit à un congé payé depuis 2017, sans qu’un certificat médical soit demandé. L’entreprise Gozoop a décidé pour sa part d’accorder six jours payés par an, déclarés par portail informatique et sans justification pour éviter toute discussion embarrassante entre la salariée et son supérieur. Horses Stable News est allée plus loin en 2020 : la compagnie octroie deux jours de congé payé par mois aux femmes, mais aussi aux hommes mariés qui veulent soutenir leur partenaire pendant cette période. L’entreprise a mis la santé et le bien-être de ses employés en avant, de même que la volonté de casser le tabou des règles. La même année, l’entreprise agroalimentaire Zomato a instauré dix jours de congé payé mensuels pour les femmes cis et transgenre, une politique explicitement inclusive. Quant aux compagnies digitales Magzter et Mathrubhumi, elles ont adopté un tel congé avec la volonté de « comprendre et respecter les différences » et de « remettre en cause des vieux tabous ». Pour Marian Baird, Elizabeth Hill et Sydney Colussi, ces initiatives sont susceptibles de révolutionner les relations entre genres au travail.
DÉBAT ÉMERGENT
En France, la question émerge à peine, là encore à l’initiative du privé. En janvier 2021, la société coopérative La Collective, basée à Montpellier, a été la première à tester le congé menstruel, sans justificatif médical. Selon un article du Monde du 20 mai dernier, alors qu’une minorité de salariées a posé un tel congé, le bilan est mitigé : suspicion entre salariés de « profiter » de ce congé, perte de productivité pour l’entreprise. Depuis mars 2022, la société de mobilier Louis expérimente aussi la mesure. Les salariées disposent d’un jour de congé par mois, payé, ou peuvent choisir de télétravailler en cas de règles douloureuses.
À ce jour, aucune proposition de loi n’a été débattue à ce sujet en France. Alors que le monde du travail et ses lois ont été construits par et pour des corps masculins, l’adoption d’un congé menstruel risque, selon les chercheuses, de « conforter des normes de genre androcentrées et de promouvoir des stéréotypes biologiques, au risque de renforcer les inégalités et discriminations au travail ». Un retour de bâton craint par de nombreuses organisations féministes en France. Mais, selon ses modalités de mise en œuvre, la mesure porte aussi plusieurs espoirs, comme la reconnaissance de la physiologie et des besoins féminins dans la sphère publique, la visibilisation des corps féminins au travail ou la levée du tabou des règles. Selon un sondage de l’Ifop de mars 2021 auprès de 1009 femmes âgées de 15 à 49 ans, 68 % des Françaises sont favorables à la mise en place d’un congé menstruel. Parmi les 15-19 ans, ce chiffre atteint 78 %.
■ Nour Richard-Guerroudj
Pour en savoir plus : Baird, Marian, et al. “Mapping Menstrual Leave Legislation and Policy Historically and Globally: A Labor Entitlement to Reinforce, Remedy, or Revolutionize Gender Equality at Work ?” Comparative Labor Law & Policy Journal, vol. 42, no. 1, Spring 2021, pp. 187-228. HeinOnline.