« Les entreprises doivent assumer leur rôle dans la prévention de la dépression post-partum » – Entretien avec Sarah Tebeka

Docteure en psychiatrie et neurosciences, Sarah Tebeka est praticien hospitalier universitaire dans le service de psychiatrie de l'hôpital Louis-Mourier, à Colombes. Fin juin, elle a reçu un prix de la Fondation Fondamental pour une récente étude qui introduit pour la première fois les entités de dépression du post-partum à début précoce et à début tardif. Elle invite à repenser l'approche de cette maladie périnatale.

Quel était l’objet de votre recherche ?

Dans le cadre de ma thèse de neurosciences, j’ai travaillé sur la cohorte Igedepp (Interaction des gênes et de l’environnement dans la dépression du post-partum). Il s’agit d’une recherche prospective sur une cohorte de 3310 femmes ayant accouché entre 2011 et 2016 au sein de 8 maternités de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris. Nous avons recueilli des données socio-démographiques et l’histoire psychiatrique personnelle et familiale des femmes, de même que les événements de vie stressants vécus pendant l’enfance et la grossesse. A 8 semaines et 1 an en post-partum, les femmes ont eu des entretiens avec des cliniciens, psychiatres ou psychologues. Ces derniers ont pu effectuer un diagnostic clinique de la dépression du post-partum (DPP), établi à partir des critères diagnostiques internationaux du DSM-5 et non de l’EPDS, par ailleurs très utile pour le dépistage. Les prévalences retrouvées sont donc solides. Les résultats montrent que la DPP telle qu’elle est caractérisée au deuxième mois après l’accouchement est fréquente. Elle concerne 8,3 % des femmes
de la cohorte. Mais la dépression postnatale peut survenir plus tardivement, entre 2 mois et 1 an après l’accouchement. Ce fut le cas pour 12,9 % des femmes de la cohorte.

@ Sarah Tebeka

Les déterminants de la dépression du post-partum sont-ils différents selon que le début soit précoce ou tardif ?

Certains facteurs sont communs aux deux types de DPP, comme le fait d’avoir des antécédents de dépression ou d’événement de vie stressant au cours de la grossesse. Mais les abus sexuels dans l’enfance sont un facteur très fortement associé dans la survenue d’une dépression postnatale à début précoce, ce qui n’est pas le cas dans les DPP à début tardif. Le fait d’être sans emploi ou d’avoir des antécédents familiaux de dépression est spécifiquement associé à la dépression postnatale tardive. Les recherches menées sur la cohorte Igedepp portent aussi sur des données génétiques. Toutes les femmes incluses ont eu une prise de sang en maternité et leur génôme a été décrypté. Là encore, les profils génétiques diffèrent entre les femmes qui souffrent d’une DPP précoce ou tardive. Les données détaillées sont encore en attente de publication. Cela remet en question nos approches de la DPP et souligne la nécessité de distinguer les deux entités. Jusqu’ici, seule la DPP précoce était considérée, du fait d’une définition très obstétricale du post-partum. Mais en psychiatrie, nous devons prendre en compte les différentes temporalités. La dépression qui survient juste après l’accouchement n’est pas la même que celle qui survient plus tard après l’arrivée de l’enfant.

Quels approches et changements dans l’accompagnement des femmes devraient découler de ce constat ?

Mais déjà, il s’agit de mieux rendre effectifs les entretiens existants. Dès l’entretien prénatal précoce, dont toutes les femmes ne bénéficient pas encore, il devrait être possible de repérer les femmes à risque de faire une DPP précoce ou tardive. De même, l’entretien postnatal précoce, entré en vigueur le 1er juillet, est une mesure très positive qui doit encore être déployée. Mené entre la quatrième et la huitième semaine en postnatal, il devrait aussi permettre un meilleur dépistage de la DPP précoce et des femmes à risque d’une forme tardive. Ces entretiens participent d’une prise de conscience sur l’importance de la période du post-partum. Mais pour l’instant, les approches restent très concentrées sur la DPP précoce. Il serait aussi possible d’imaginer une évaluation tardive de la DPP, à 6 mois ou en parallèle de l’examen de l’enfant à 9 mois.

Pour mieux prendre en charge les deux entités de la DPP, il est essentiel de former les professionnels de santé de première ligne. Nous lancerons un MOOC sur ce thème en 2023 pour informer sur les pathologies, les prises en charge et apprendre à travailler en réseau. Ce dernier point est le plus sensible, car le maillage autour des femmes est essentiel. Or, bien souvent, pédiatres ou sages-femmes ne savent pas où orienter une femme dépistée comme à risque. Ils sont pourtant parmi les professionnels les plus confrontés aux mères et aux pères. Informer et sensibiliser les femmes, les familles et la société est aussi fondamental pour en finir avec la stigmatisation de la maladie mentale. Je suis aussi convaincue par le rôle des entreprises.

En effet, une des recherches sur la cohorte Igedepp qui n’est pas encore publiée, souligne que les symptômes mis en avant par les femmes ne sont pas les mêmes selon la période de dépression. Nous savons déjà que, par rapport à la dépression en population générale, la dépression périnatale se manifeste surtout par des plaintes physiques, par honte de dire qu’elles vont mal pendant la grossesse ou en postnatal. Concernant la dépression postanatale précoce, les femmes rapportent davantage de fatigue, de troubles de l’appétit ou du sommeil. Dans la DPP plus tardive, les femmes mettent davantage en avant leurs sentiments de tristesse ou leurs sensations d’être ralenties. L’impact des conditions de travail est un point central, en particulier pour la DPP à début tardif. L’étude de la cohorte Igedepp montre que quand les femmes rapportent des événements stressants au travail au cours de la grossesse, cela influe sur le risque de dépression postnatale tardive. Avoir vécu une promotion, un changement d’horaire, un licenciement ou des tensions entre collègues pendant la grossesse ou lors du retour au travail sont autant de facteurs qui fragilisent les femmes. La conciliation entre la vie privée et familiale et la vie professionnelle est complexe pour tous, mais de façon encore plus nette quelques mois après l’arrivée d’un enfant. Il faut mettre l’accent sur cet aspect. Les entreprises doivent en prendre conscience.

Quel pourrait être le rôle des entreprises ?

Les employeurs ont un rôle social à jouer, au même titre que les familles et la collectivité. Alors que la DPP concerne 10 à 20 % des femmes, qu’il s’agit d’une maladie aux conséquences majeures pour la mère et l’enfant et qu’elle est la première complication de la grossesse, la prise de conscience doit être collective. Le monde de l’entreprise doit mieux accueillir et accompagner les femmes qui ont un projet de PMA, une grossesse compliquée ou non, penser le départ en congé maternité, la reprise du travail, la garde des enfants ou encore les projets d’allaitement. Les responsables des ressources humaines et les managers doivent être sensibilisés à ces enjeux. C’est l’une des vocations du projet européen PATH (PerinAtal menTal Health) porté par le Centre collaborateur de l’Organisation mondiale de la santé pour la recherche et la formation en santé mentale (CCOMS). Le programme a pour objectif de lutter contre la stigmatisation des problèmes de santé mentale périnatale. Dans ce cadre, nous préparons un podcast pour sensibiliser les entreprises. Il devrait être diffusé à partir de mars 2023.

Propos recueillis par Nour Richard-Guerroudj

Pour en savoir plus :

Sarah Tebeka et coll. IGEDEPP Groups. Early and late-onset postpartum depression exhibit distinct associated factors : the IGEDEPP prospective cohort study. BJOG. 2021 Sep;128(10):1683-1693. Doi: 10.1111/1471-0528.16688.

www.santementale.fr/2020/07/perinatalite-le-ccoms-rejoint-le-projet-europeen-path/