Les sages-femmes face au Covid-19

Régulièrement oubliées par les autorités, les sages-femmes n’en sont pas moins en première ligne, quel que soit leur mode d’exercice. Les grossesses et les accouchements ne peuvent en effet pas être reportés. Embarquées de fait dans cette crise sanitaire sans précédent, nombre d’entre elles se sont adaptées au pas de charge, malgré les contraintes et les obstacles.

« C’est un scandale national. Nous ne devrions pas être dans cette situation. Nous savions, dès la dernière semaine de janvier, que cela allait arriver. Le message venu de Chine était absolument clair : un nouveau virus, doté d’un potentiel pandémique, flambait dans les villes. Les gens étaient admis à l’hôpital. Admis en soins intensifs. Et mourraient. Et la mortalité augmentait. Nous le savions depuis 11 semaines. Nous avons gaspillé tout le mois de février, pendant lequel nous aurions pu agir. » Fin mars, Richard Horton, l’éditeur-en-chef de The Lancet, une revue britannique scientifique et médicale de premier plan au niveau international, répond d’une voix blanche à la BBC. Ses paroles, qui dénoncent la longue inertie du Royaume-Uni, peuvent être transposées telles quelles à la France, où l’épidémie de Covid-19 (pour CoronaVIrus Disease 2019), provoquée par le Sars-Cov-2 (pour Severe acute respiratory syndrome Coronavirus 2), a débuté un peu plus tôt. 

DÉCÈS, RETARDS ET PÉNURIES

Avec beaucoup de retard, les deux pays ont d’abord opté pour des stratégies différentes, mais les constats sont les mêmes. Les services hospitaliers sont débordés. Les équipements de protection sont inadaptés et, surtout, font encore cruellement défaut début avril. Manquent non seulement les masques, mais aussi les lunettes, les blouses, les surblouses et parfois même le gel hydroalcoolique. En France, certains services hospitaliers en sont même venus à craindre la pénurie de savon. Les stocks de médicaments essentiels, y compris ceux utilisés en réanimation et en soins palliatifs, connaissent une forte tension.

Chaque pays compte ses morts, par milliers et, bientôt, par dizaines de milliers. Même cela, les autorités n’y parviennent pas correctement. Les morgues sont dépassées. Des conteneurs et des camions réfrigérés sont apparus sur les parkings de trop nombreux hôpitaux français. Un entrepôt réfrigéré du grand marché de Rungis a été transformé en funérarium. À New-York, aux États-Unis, un élu envisage d’enterrer les morts dans un parc municipal.

Comment en sommes-nous arrivés là ? En France, le samedi 29 février, alors que le seuil symbolique des 100 cas sera atteint dans la soirée – avec 86 personnes hospitalisées, des écoles fermées et des flambées beaucoup plus graves aux portes de l’Hexagone -, un conseil de défense et un conseil des ministres exceptionnels sont convoqués. Sujet : l’épidémie de coronavirus. Résultat : activation de l’article 49.3 de la constitution pour faire passer sans vote à l’Assemblée nationale la réforme des retraites.

Alors que de nombreux médecins sont dans une colère noire et réclament d’annuler le premier tour des élections municipales qui se dérouleront le 15 mars, l’État adopte deux jours avant un arrêté de réquisition de tous types de masques de protection. Il en distribuera une partie aux bureaux de vote, avec du gel hydroalcoolique, alors que des professionnels du soin en manquent déjà. 

SAGES-FEMMES OUBLIÉES

Le 11 mars, enfin, l’Organisation mondiale de la santé, qui s’est jusqu’alors emberlificotée en conjectures politiques, déclare l’état de pandémie. Dans le Grand-Est, les hôpitaux ont déclenché leur plan blanc depuis dix jours. Le 17 mars, alors que la tempête a déjà commencé, la France sera confinée. À la rédaction de Profession Sage-Femme, on a commencé à s’inquiéter. Les premières données scientifiques et médicales à propos de la grossesse et de l’accouchement sont rassurantes, mais elles sont encore parcellaires.

Devant l’ampleur de la crise qui s’annonce, le 13 mars, nous décidons de diffuser en accès libre sur le site internet du magazine notre premier article sur le sujet. Décision est également prise de couvrir les événements au jour le jour, avec nos maigres moyens, alors que les questions sont de plus en plus nombreuses et les réponses ne cessent d’évoluer, parfois en moins de 24 heures. Même si nous avons tenté de mettre à jour une bonne partie d’entre eux, certaines informations peuvent être déjà obsolètes.

Quoi qu’il en soit, il nous paraissait indispensable de documenter cette crise sanitaire du point de vue des sages-femmes. En effet, aujourd’hui encore, elles nous semblent les grandes oubliées des actions gouvernementales. C’était déjà le cas dans le plan national de prévention et de lutte « Pandémie grippale », élaboré par le secrétariat d’État général de la défense et de la sécurité nationale en 2011. Il sert de base aux actions actuelles. Pourtant, s’il est possible de reporter nombre d’interventions chirurgicales ou examens cliniques, les grossesses, les naissances et les demandes d’IVG ne peuvent s’arrêter. Les sages-femmes sont bien en première ligne.

ORGANISATION CAHOTIQUE

Sur le terrain, face aux négligences répétées des autorités, elles ont commencé à s’organiser. Une cellule de crise a vu le jour le 14 mars, dans l’objectif de répondre aux questions des professionnelles de la périnatalité. Elle publiera son premier communiqué le 18 mars. Récemment encore, au sommet de l’État comme dans de nombreux services hospitaliers, maternités comprises, tout le monde ou presque s’estimait prêt, attendant « la vague ». Mais c’est un tsunami qui déferle. Il commence par le Grand-Est et somme les maternités de se réorganiser au pas de charge (ici). L’Île-de-France suit (ici et ). Tous les soignants sont sur le pont. Les réservistes et les étudiantes sages-femmes sont appelées à la rescousse.

Et progressivement, on prend conscience de l’importance de la première digue : la médecine de ville. Les sages-femmes libérales, dont bon nombre ont d’abord fermé leur cabinet, deviennent une ressource indispensable. Comme le préciseront plus tard les sociétés savantes et la Haute Autorité de santé, les femmes enceintes et les jeunes mères doivent passer le moins de temps possible à l’hôpital, devenu un cluster de Covid-19. Cahin-caha, en l’absence de directives claires, les libérales repensent l’ensemble de leur activité pour s’adapter, elles aussi, à grande vitesse. Il faut également rassurer les femmes inquiètes. Certaines le sont tellement qu’elles ont envisagé d’accoucher à domicile.

Sur le territoire national, les acteurs chargés de coordonner le réseau ville-hôpital réagissent différemment. Les ARS, les URPS et les différents réseaux de santé en périnatalité n’apportent pas tous la même réponse. À la Réunion par exemple, les sages-femmes peuvent prescrire à leurs patientes des tests de détection du Sars-Cov-2. Ailleurs, ce n’est pas forcément le cas. D’après les juristes du Conseil national de l’Ordre des sages-femmes, la prescription de ces tests est officiellement réservée aux médecins. Mais sur le terrain, les ARS décident.

Certaines maternités se sont organisées directement avec les libérales qu’elles connaissent (ici et ). Mais dans d’autres secteurs, rien n’a été anticipé. Et les libérales qui tentent de répondre aux femmes malgré tout sont abandonnées à leur solitude. Alors qu’elles doivent prendre en charge de plus en plus de sorties précoces des maternités, elles se heurtent à plusieurs difficultés. Comment acheminer les papiers buvards des tests de Guthrie vers les établissements alors que la Poste fonctionne si mal ? Dans certaines régions, les ARS ont mis en place des navettes avec des points de collecte, mais c’est loin d’être le cas partout.

Les soignants s’étant rangés en ordre de bataille à la vitesse de l’éclair, le gouvernement tente de rattraper le retard. Mais il continue d’oublier régulièrement les sages-femmes. Il faut attendre le 17 mars au soir pour qu’elles se voient officiellement attribuer 6 masques chirurgicaux par semaine, alors qu’on n’en trouve plus nulle part suite à la réquisition de l’État. La quantité est insuffisante et souvent indisponible en pratique. Il faut également attendre le 19 mars pour que les sages-femmes soient autorisées à pratiquer la téléconsultation, ce qui signifie surtout qu’elles pourront être rémunérées pour leur travail, certaines ayant commencé cette pratique plus tôt.

PLAINTES EN CASCADE 

Sur le terrain, alors que le nombre de personnes contaminées grossit de façon exponentielle, les professionnels de santé ne sont pas épargnés. En Chine, les soignants compteraient pour un tiers des malades. Le 17 mars, la Confédération internationale des sages-femmes, l’ICM, annonçait le premier décès connu d’une sage-femme. Seyedeh Azamat Mousav travaillait dans le nord de l’Iran. Elle est morte du Covid-19 le 13 mars, après des contacts répétés avec plusieurs femmes enceintes contaminées.

En France, le nombre de professionnels de santé décédés ne cesse d’augmenter. Les soignants ont beau s’y attendre, c’est difficile (ici). Dans le Grand-Est, le gynécologue-obstétricien Jean-Marie Boeglé, de la clinique Diaconat-Fonderie de Mulhouse, est décédé du Covid-19 le 22 mars. Tous ces soignants n’ont pas été protégés correctement, faute d’équipement.

Le ministre de la Santé Olivier Véran a assuré que le Covid-19 serait reconnu comme une maladie professionnelle. Mais, « en même temps », il accusait les soignants de se contaminer à l’extérieur de leur travail, faisant monter d’un cran la colère. Aussi, nombre de médecins ont-ils déjà porté plainte contre l’État, contre le premier ministre Édouard Philippe, contre l’ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn, contre l’actuel ministre de la Santé Olivier Véran, contre le directeur général de la Santé Jérôme Salomon. Des malades et associations de malades, ainsi que de simples citoyens, leur ont emboîté le pas.

La confiance dans les autorités est rompue. La multiplication des préconisations formulées par les sociétés savantes sans aucune unité, qui s’ajoute à une foule d’informations venues de tous bords, sème la pagaille. Elle jette la suspicion sur des acteurs reconnus jusqu’alors pour leurs recommandations de bonnes pratiques. La crise de confiance est généralisée. Les « changements de doctrine » de l’État, qui entreprend plusieurs virages à 180 degrés, n’arrangent rien. Dans quel état le système de santé français va-t-il pouvoir se relever ?