Auparavant taboues, les fausses couches sont en train de devenir un sujet social et politique, grâce aux voix des femmes. Une sur dix est concernée, dans le cadre d’une grossesse sur quatre. C’est donc un véritable enjeu de santé publique. En 2007, le recueil de témoignages Quel âge aurait-il aujourd’hui ?, de Stéphane Clerget (Fayard), espérait donner une reconnaissance sociale aux femmes qui avaient vécu une perte précoce de grossesse. Mais la société n’était pas prête. Il a fallu le sillage de MeToo pour que les prises de parole se multiplient, jusqu’à entamer une prise de conscience politique.
PRISE DE CONSCIENCE RÉCENTE
Depuis 2017, des personnalités publiques osent confier leur vécu, comme Michelle Obama, Meghan Markle, Beyoncé ou encore Marlène Schiappa ou Adriana Karembeu. En mai 2021, Judith Aquien publie Trois mois sous silence (Payot et Rivages). Puis c’est au tour de Mathilde Lemiesle de publier la BD Mes presque riens, aux éditions Lapin, en septembre de la même année, après un blog et un compte instagram éponymes. La dessinatrice poursuit son action en illustrant le récit de Sandra Lorenzo, Une fausse couche comme les autres, publié en février 2022 chez First.
Banalisation de l’événement, manque d’empathie des soignants et absence de reconnaissance de la souffrance liée à la perte : les femmes dénoncent un déni de leur souffrance. Sans compter le défaut d’information sur la réalité d’une grossesse arrêtée.
En février 2022, Mathilde Lemiesle a aussi illustré le dossier de presse de la première proposition de loi sur le sujet, portée par l’ex-députée écologiste indépendante Paula Forteza. Avec huit articles, ce texte ambitieux prévoyait la création d’un parcours de soins intégrant un suivi psychologique, la mise en place d’une plateforme d’écoute, d’orientation et d’information, le « droit au télétravail » pour les femmes enceintes, une campagne publique d’information, l’intégration des sujets liés à la grossesse dans les cours d’éducation à la santé sexuelle et un dépistage préventif et gratuit de l’endométriose. À l’instar de la Nouvelle-Zélande, qui a légiféré en la matière en mars 2021, le texte proposait aussi un congé spécial de 3 jours pour les femmes et leur partenaire en cas de perte de grossesse au premier trimestre.
Mais cette proposition de loi a été retoquée par l’Assemblée Nationale.
Le 27 mars 2022, avec les fondatrices du podcast Luna, Judith Aquien, Sandra Lorenzo et Mathilde Lemiesle ont alors signé une tribune remarquée dans Le Monde. C’est ainsi qu’est né le collectif « Fausse couche, vrai vécu ». Les autrices dénoncent la banalisation du phénomène et le silence autour de ce qu’elles proposent de nommer un « arrêt naturel de grossesse ». Leur tribune reprend peu ou prou les propositions de Paula Forteza. S’y ajoute une proposition très politique en faveur de plus de moyens humains et financiers pour les hôpitaux.
Elles plaident aussi pour des lieux dédiés aux urgences gynécologiques, afin d’éviter que les femmes endeuillées ne soient confrontées aux futures mères. Et elles demandent que les professionnels de la périnatalité soient mieux formés à l’annonce et à l’accompagnement des pertes de grossesse précoces. Car côté soignant, c’est encore le grand vide, à l’exception de la création d’un groupe de parole lancé en 2017 par le Réseau de santé périnatale parisien (RSPP, voir encadré). En avril 2021, la revue médicale The Lancet publie un dossier spécial. Outre des recommandations pour mieux diagnostiquer, prévenir et accompagner les pertes de grossesse, notamment sur le plan psychologique, la série d’articles souligne la nécessité de recenser les fausses couches chaque année, de façon à permettre des comparaisons internationales. En face, les recommandations françaises de bonnes pratiques du Collège national des gynécologues-obstétriciens français (CNGOF), parues en 2016, paraissent datées. Elles reconnaissent les risques de dépression et d’anxiété après une perte -précoce de grossesse, mais le texte indique aussi que « la prise en charge psychologique systématique (…) ne semble pas apporter un bénéfice évident à un an » et que « le retentissement psychologique (…) n’est pas influencé par les modalités de prise en charge ».
Les femmes témoignent pourtant du contraire sur les réseaux sociaux, à la suite des posts des membres du collectif « Fausse couche, vrai vécu ». S’emparant du sujet devenu médiatique, la députée Renaissance Sandrine Josso dépose une nouvelle proposition de loi « visant à favoriser l’accompagnement psychologique des femmes victimes de fausse couche » le 17 janvier 2023. Vide, le texte semble opportuniste. Il propose seulement que -médecins et sages-femmes puissent orienter les patientes vers un psychologue, à travers le dispositif MonParcoursPsy. Depuis, les débats -parlementaires l’ont enrichi. Début juin, la Commission mixte paritaire s’est accordée sur un texte commun aux deux assemblées. Il doit encore être adopté par les députés et sénateurs, mais il devrait faire consensus.
UN PREMIER PAS
Désormais, ce texte s’intitule : « Proposition de loi visant à favoriser l’accompagnement des couples confrontés à une interruption spontanée de grossesse, dite fausse couche ». La première expression a en effet été jugée « plus juste médicalement et moins stigmatisante » par le sénateur rapporteur du texte, Martin Levrier.
Le projet de loi prévoit que les Agences régionales de Santé organisent un parcours dédié d’ici à septembre 2024, associant des professionnels médicaux et des psychologues hospitaliers et libéraux pour mieux accompagner les femmes et leur partenaire. Sages-femmes et médecins seront ainsi impliqués. Ces parcours doivent permettre de mieux former les professionnels sur les conséquences psychologiques des grossesses arrêtées au premier trimestre, d’améliorer l’information et l’orientation des femmes, notamment en matière de suivi psychologique. Un article donne aussi la possibilité aux sages-femmes, en plus des médecins, d’adresser les couples confrontés à une perte de grossesse vers MonParcoursPsy. À partir de janvier 2024, le délai de carence applicable à l’indemnisation des congés maladie sera supprimé en cas de perte de grossesse, quel que soit le régime des assurées : général, indépendantes et non-salariées agricoles. Autre protection accordée aux -salariées : un employeur ne pourra pas rompre un contrat de travail « pendant les dix semaines suivant une interruption spontanée de grossesse médicalement constatée ayant eu lieu entre la quatorzième et la vingt-et-unième semaine d’aménorrhée incluses ».
La satisfaction des sages-femmes et des usagères auditionnées par les parlementaires est en demi-teinte. Elles reconnaissent qu’un premier pas symbolique a été franchi, mais la proposition de loi demeure insuffisante à leurs yeux.
« J’ai été émue de voir que le sujet passait la porte du politique, témoigne Sandra Lorenzo. On partait de rien, mais cela reste incomplet face à l’immensité de la question. Le plus urgent est d’améliorer l’information des femmes. Une campagne nationale n’est pourtant pas si onéreuse ! » Alors que les parlementaires eux-mêmes reconnaissent la faible participation des psychologues à MonParcoursPsy, « il sera impossible de garantir le suivi psychologique des 150 000 personnes qui subissent une fausse couche chaque année », indique Mathilde Lemiesle.
Autre déception : le rejet d’un amendement prévoyant l’extension de l’assurance maternité à 100 % dès le début de grossesse, qu’elle s’interrompe ou non. Les élus ont dans leur majorité jugé que cela engendrerait des « complexités opérationnelles » pour la Sécurité sociale. « La proposition était intéressante et il faudra la retravailler », estime pourtant Sarah Benjilany, sage-femme membre du Collège national des sages-femmes de France (CNSF).
« Je regrette que le congé spécial n’ait pas été retenu pour le coparent, souligne aussi Sandra Lorenzo. On ne peut pas dénoncer une violence patriarcale et ne pas accorder de place au coparent. Si on souhaite que les pères s’engagent dans la coparentalité, il faut leur en laisser la possibilité. Ils souffrent aussi lors d’une perte de grossesse et de nombreuses femmes disent qu’elles voulaient que leur compagnon pleure avec elles plutôt que tenter de les soutenir. »
Claire : « Ma perte de grossesse a existé, donc j’en parle »
« Je savais que perdre une grossesse pouvait arriver, mais je n’y pensais pas. Après mon premier enfant né en juin 2021, j’ai été enceinte avant les vacances de Noël 2022. J’étais confiante en me rendant à l’échographie de datation. L’échographiste m’a alors annoncé un œuf clair, l’absence de battements du cœur. Il m’a informé que la deuxième étape serait de me rendre en maternité pour un nouvel examen de confirmation de ce diagnostic. Je me suis rendue à la maternité des Diaconesses, qu’il m’avait conseillée. Je n’avais encore annoncé ma grossesse à personne et j’ai dû expliquer d’un coup à ma mère pourquoi elle devait garder mon fils.
Je n’étais pas encore inscrite à l’hôpital. Ce fut très compliqué de m’inscrire pour autre chose qu’un accouchement, d’expliquer ce qui m’arrivait, d’attendre et de faire la queue aux urgences. J’ai eu le sentiment de n’être rien car je n’avais pas passé le cap du premier trimestre. Une fois aux urgences, j’ai été reçue rapidement par un externe et un gynécologue. Ils m’ont donné le choix d’attendre encore une semaine pour que l’expulsion se fasse naturellement, de prendre un rendez-vous pour un curetage ou de provoquer l’expulsion immédiatement. L’attente avait déjà été longue avant ce rendez-vous et je ne croyais plus en cette grossesse. J’ai donc opté pour la prise du misoprostol sur place. J’ai été prévenue que cela ferait très mal et que la prise du deuxième comprimé serait aussi très douloureuse. Un antidouleur m’a été prescrit. Les médecins n’étaient pas froids, seulement très cliniques. J’ai eu l’impression qu’ils banalisaient l’événement. Le contact d’une association ou d’un psy aurait pu m’être proposé et aurait été utile.
J’ai en effet eu mal comme pour des règles douloureuses mais pas comme pour un accouchement. J’étais heureusement en congés. Je n’aurais pas pu aller travailler dans mon état. Une collègue avait fait une fausse couche et était revenue travailler directement après. Certaines femmes ont sans doute besoin de s’occuper de suite. De mon côté, j’ai aimé me reposer chez moi. J’ai aussi souhaité me désinscrire de la maternité, symboliquement. Cela m’a pris du temps pour raconter mon histoire à dix interlocuteurs différents au bout du fil et arriver à mes fins. C’était une façon pour moi de faire mon deuil.
Au rendez-vous à la maternité, j’ai pu poser toutes les questions que je voulais. Ma grosse angoisse était de pouvoir être enceinte rapidement après. Ils m’ont rassurée et j’ai en effet été de nouveau enceinte. J’ai eu hâte de sentir le bébé bouger et j’ai eu un peu plus peur que pour ma première grossesse. Comme j’ai passé le cap des trois mois de cette nouvelle grossesse, j’arrive à évoquer ma fausse couche. Mais l’expression reste maladroite, car rien n’est faux.
J’ai ressenti une grande solitude face à cette perte de grossesse. Mon compagnon ne comprenait pas ma tristesse. Pour lui, il ne s’agissait que du début d’une grossesse. Il employait le terme « avortement », ce qui pour moi n’est pas du tout la même chose. J’ai aussi été blessée par l’absence d’empathie de nos parents quand ils l’ont appris. À présent, quand je parle de ma grossesse en cours, j’ai besoin de dire que j’ai perdu la précédente. J’ai besoin qu’on le reconnaisse, que cela ne passe pas à la trappe. Cela a existé, donc je le dis. »
DONNER UNE PLACE AUX SAGES-FEMMES
Enfin, la Commission mixte paritaire n’a retenu aucun des amendements qui proposaient d’étendre les -compétences des sages-femmes pour la prise en charge des fausses couches. Pour la sénatrice socialiste Michelle Meunier, « il y a là un illogisme », alors que cette compétence leur est reconnue en cas d’IVG et qu’elles prennent aussi en charge les IMG, même très tardives. La député Sandrine Josso a botté en touche, arguant qu’il semblait « prématuré de les autoriser (…) sans en avoir précisé au préalable les conditions ». Les débats parlementaires ont en tout cas donné l’occasion aux sages-femmes de formaliser leurs propositions. Car tout ne passe pas par le législateur et le texte devrait ouvrir la voie à de nouvelles initiatives.
L’Union nationale des syndicats de sages-femmes (UNSSF), auditionnée par les deux assemblées, a formulé trois propositions pour permettre une prise en charge plus globale des arrêts naturels de grossesse. « Nous avons proposé d’étendre la possibilité de prescrire les médicaments pour la prise en charge des interruptions spontanées de grossesse jusqu’à 9 semaines d’aménorrhée, témoigne Florian Jannequin, représentant de l’UNSSF. Il s’agit des mêmes médicaments que nous prescrivons pour les IVG médicamenteuses. Nous avons demandé le droit de prescrire un arrêt de travail de 4 jours renouvelable une fois, comme pour les IVG médicamenteuses. Nous avons aussi proposé la création d’un entretien post fausses couches pour tous les couples, 4 semaines après, afin de mieux dépister et prendre en charge les dépressions susceptibles de surgir. »
Ces propositions devraient permettre aux sages-femmes de prendre en charge près de 50 000 femmes sur les 150 000 concernées chaque année, selon l’UNSSF. « Nos limites de compétences sont frustrantes, alors que nous suivons 40 % des femmes enceintes et que nous sommes confrontées aux pertes de grossesse quasi quotidiennement dans nos cabinets, poursuit Florian Jannequin. En tant que sage-femme échographiste, je peux établir qu’une grossesse est arrêtée ou la suspecter, et dans ce cas demander à la patiente de revenir sept ou quatorze jours plus tard afin de confirmer la fausse couche, une attente déjà très anxiogène pour le couple. Et si la fausse couche est confirmée, je suis tenu de l’envoyer aux urgences, où les examens seront souvent refaits. Ce parcours de soins chaotique, avec parfois des allongements de prise en charge, des doublons d’examens sont douloureux pour les femmes. C’est une véritable injustice sociale et une inégalité de traitement lorsque la patiente est suivie par une sage-femme. »
Pour Laurence Cassé, sage-femme en maison de santé pluridisiciplinaire à Béziers et membre de l’UNSSF, ouvrir l’accompagnement aux sages-femmes libérales et de PMI permettrait de soulager les urgences gynécologiques et obstétricales. « Alors que les conditions des soignants à l’hôpital sont difficiles, le parcours pourrait tout à fait inclure une sage-femme libérale, explique-t-elle. Cela demanderait une cotation spécifique longue, à l’instar des consultations longues d’annonce qui sont prévues pour les médecins. Pour l’instant, l’Assurance Maladie le refuse. Pourtant, les sages-femmes accompagnent toutes les grossesses, qu’elles soient programmées ou non, interrompues volontairement ou non, et celles qui vont à terme. »
À présent, l’UNSSF compte demander au ministère de la Santé une modification de la liste des médicaments autorisés aux sages-femmes pour pouvoir prescrire les anti-progestatifs et prostaglandines nécessaires dans le cadre des pertes de grossesse jusqu’à 9 semaines d’aménorrhée. Le syndicat compte aussi faire du lobbying pour que ses propositions concernant l’arrêt de travail et l’entretien post-fausse-couche soient discutées dans le cadre du prochain projet de loi de financement de la sécurité sociale. La proposition de loi telle que formulée par la commission mixte paritaire reconnaît en tout cas le besoin de formation des professionnels de santé pour mieux accompagner les fausses couches.
Mina : « J’ai eu cinq grossesses dont deux qui n’ont pas abouti »
« J’ai eu deux enfants, nés prématurés, avant de vivre deux fausses couches en 2014 et 2015. Ce fut un choc, car j’avais été enceinte facilement les deux premières fois et mes grossesses s’étaient bien déroulées. En 2014, pour ma première perte de grossesse, je me suis rendue aux urgences suite à de fortes douleurs et des saignements importants. J’étais enceinte de trois mois. J’ai été très choquée par les propos que j’ai retenus des médecins après l’échographie : « Votre bébé est mort, il n’était pas viable. S’il ne tombe pas d’ici une semaine, revenez ». Le terme « tomber » m’a marquée. Il n’y a pas eu de dialogue ni d’explication sur ce que j’allais vivre. Ils m’ont laissée repartir avec ce sentiment horrible de porter la mort dans mon ventre. Durant la semaine d’attente avant l’expulsion du fœtus, j’étais obsédée par le fait de partager mon corps entre la vie et la mort. Rien ne m’avait été prescrit. Une fois le bébé évacué, j’ai ressenti de très fortes douleurs. Elles m’ont paru plus intenses que celles d’un accouchement, d’autant plus que la souffrance n’avait pas pour but de donner la vie, mais d’expulser la mort. J’ai eu des douleurs comme après un accouchement et une forme de dépression dans les jours qui ont suivi. Je ne savais pas comment faire émotionnellement. En famille, personne n’en a parlé, ni mon mari, ni ma belle-mère qui était présente. Comme si le taire m’éviterait la peine, comme un bouton magique. J’ai aussi grandi dans une culture où on ne parle pas de soi et de ses problèmes, où on prend sur soi.
La deuxième fois, en 2015, j’ai eu de grandes douleurs et des saignements forts. Une voisine m’a amenée aux urgences de l’hôpital Debré. Une infirmière a pris ma tension et m’a fait patienter. Pendant l’attente, j’ai dû aller aux toilettes et là, le bébé est sorti. J’ai vu le fœtus minuscule dans la cuvette. C’était effrayant et j’ai hurlé de peur. L’image m’est restée. Ensuite, j’ai dit au médecin que je venais de perdre ma grossesse. L’interne a juste vérifié, puis : « Merci, au revoir ». À ce moment, on n’est pas combative et on n’a pas de réflexe pour dire : « Vous êtes fou de me laisser repartir comme ça ! »
Pendant des années, je n’en ai pas parlé. J’ai cru que je devais être forte et m’en remettre vite, qu’il n’y avait pas de quoi en faire un plat. Le fait que ce soit à ce point banalisé par les soignants en fait un non-événement. L’abandon et le désintérêt témoignés instaurent une chape de plomb. Toutes les conditions étaient réunies pour que je pense que ce n’était rien. J’étais proche de la honte, qui s’ajoutait à ma culpabilité concernant la prématurité de mes enfants. En cas de prématurité, la première question posée est : « Qu’est-ce que tu as fait ? ». Cela renvoie à une sorte de défaillance. Lors de mes pertes de grossesse, je m’interrogeais : « Pourquoi moi ? Qu’est-ce que j’ai mal fait ? » J’en ai à peine parlé à mon mari. Il me disait : « On va recommencer, ça va marcher… ». Ce n’était pas viscéral pour lui comme pour moi.
La tribune du Monde a été une claque et je m’y suis reconnue. Quel qu’ait été le terme, j’étais enceinte d’un bébé. Le perdre n’avait rien de banal pour moi. Comme pour l’accouchement, ce sont des étapes marquantes de nos vies.
À l’hôpital, il faudrait un psy pour en parler, pour aider à encaisser le choc de l’annonce. J’aurais eu besoin qu’on reconnaisse ce que je vivais, qu’on me dise qu’il est normal de se sentir mal psychologiquement, que la douleur physique peut être très importante, qu’on peut avoir besoin de rester plusieurs jours alitée. L’absence de parole laisse croire que tout va rentrer très vite dans l’ordre.
Pourtant, le corps médical sait montrer de l’empathie quand on accouche, quand on est malade ou pour annoncer une nouvelle grave. Après la naissance prématurée de mes enfants, on m’avait proposé de voir une psy. Mais je n’ai pas été traitée pareil pour mes pertes de grossesse. La peine reste présente aujourd’hui, plus forte que si ce que j’ai vécu avait été reconnu. Désormais, je dis que j’ai eu cinq grossesses dont deux qui n’ont pas abouti. »
BESOIN DE FORMATION
Pour Claudine Schalck, sage-femme et psychologue, les représentations des soignants concernant les pertes précoces de grossesse restent encore conditionnées par leur pouvoir d’agir. « Lorsque le fœtus atteint le seuil de viabilité, les professionnels peuvent davantage intervenir et avoir le sentiment d’y être pour quelque chose, analyse-t-elle. En dessous du seuil de viabilité, ils ne peuvent rien. C’est ce qui explique que la souffrance psychique des femmes et des coparents leur soit invisible. » Sandra Lorenzo abonde : « J’ai été sidérée par le nombre de femmes qui témoignent avoir entendu des médecins dire qu’ils ne s’occupent que des grossesses qui vont à leur terme. Pour eux, avec la fausse couche, la grossesse s’arrête avant d’avoir existé. La société met un cache sur le sujet, car nos utérus ne font pas œuvre procréatrice puisqu’ils ne donnent pas la vie. »
« Chez les femmes qui viennent au groupe de parole du RSPP, on retrouve toujours une attitude blessante des soignants et la relativisation de leur ressenti, poursuit Claudine Schalck, qui anime le groupe. Le vocabulaire soignant nie la situation. Lorsque les soignants parlent de “produit d’expulsion”, de “débris de fausse couche”, c’est comme si l’enfant était dégradé. » Pour les sages-femmes et les patientes expertes, il s’agit de faire comprendre aux soignants qu’une fausse couche peut être vécue comme un deuil, de leur apprendre à l’annoncer, à l’accompagner et à orienter les femmes et leur partenaire.
Toutes s’accordent sur le fait que le sentiment de deuil ne dépend pas du terme de la grossesse. « L’idée de la mort et du statut de la perte périnatale reste effacée, alors que dans le cas des fausses couches, qu’elles soient précoces ou tardives, c’est bien un enfant qui est attendu par les parents, même lorsque ses contours sont encore flous », constate Claudine Schalck. « Nul ne peut décider qu’un arrêt de grossesse est plus traumatique qu’un autre », estime Sarah Benjilany, sage-femme et psychologue clinicienne membre du Collège national des sages-femmes de France (CNSF). Dans la littérature internationale dédiée aux pertes périnatales, les fausses couches précoces et tardives jusqu’à 22 semaines d’aménorrhée ou 500 grammes de poids de naissance sont incluses, tout comme les pertes fœtales au-delà de ces seuils ainsi que les décès néonataux jusqu’à 28 jours de vie. « Il y a la grossesse dans le ventre, qui parfois s’arrête. Mais la grossesse a déjà commencé dans la tête, ce qui constitue un vrai deuil », estime Laurence Cassé.
Qu’il s’agisse de l’annonce ou de l’accompagnement, le choix des mots est capital, pour éviter « d’ajouter de la peine à la peine », selon Céline Vicrey, sage-femme coordinatrice du RSPP. « En cas de perte précoce de grossesse, le réflexe des médecins et sages-femmes est souvent de donner les statistiques, d’indiquer que cela arrive à 10 % des femmes, poursuit-elle. Or la personne concernée n’a cure de savoir qu’elle fait partie des -statistiques. » Les fausses paroles rassurantes – « Vous êtes jeunes, vous en aurez d’autres » – sont aussi à proscrire, comme le fait de dire qu’il vaut mieux perdre une grossesse précoce que d’avoir un enfant handicapé.
Le CNSF s’est interrogé sur la terminologie à adopter pour remplacer la malencontreuse expression de « fausse couche ». « Cette terminologie fait désormais l’unanimité contre elle, car elle nie la réalité d’un vécu, explique Sarah Benjilany. L’expression “interruption spontanée de grossesse”, retenue par la commission mixte paritaire du Parlement, peut prêter à confusion avec l’IVG, tout comme les termes “avortement spontané”. À la place, on peut proposer “perte fœtale”, “arrêt précoce de grossesse” ou “grossesse arrêtée au premier trimestre”. Dans la pratique, adopter la terminologie que la femme préfère et lui demander son avis sur la question permet au soignant de se décentrer de ses propres représentations. »
Sarah Benjilany a organisé en tant qu’enseignante des sessions de formation par la simulation auprès de quatre groupes d’étudiantes sages-femmes. « La simulation haute fidélité, en situation, en présence d’une comédienne et d’un observateur neutre derrière une vitre sans tain, est plus pertinente que la formation théorique, explique-t-elle. Elle permet de réaliser l’importance de la communication non-verbale. L’annonce de la perte de la grossesse provoque d’abord la sidération. Aux urgences, il serait important de dire ensuite : « Voulez-vous que je vous laisse un peu de temps puis je reviens vous voir dans quelques minutes ? » Travailler sa posture d’ouverture et laisser la personne s’exprimer permet de laisser la place à tous les ressentis. L’autre a tout à nous apprendre sur lui-même. »
Rencontrer des usagers ou être formé par des patientes-expertes permet une plus grande réflexivité. De nombreuses femmes ignorent ou redoutent ce qui se passe dans leur corps après l’arrêt de leur grossesse, ce qu’elles vont voir. Leur donner des explications claires concernant la douleur, les saignements, l’expulsion, la fatigue et le risque de mal-être est capital.
Dans la brochure d’information qu’elle a conçue avec l’École des parents et des éducateurs de la Haute-Garonne (bientôt disponible sur leur site), Mathilde Lemiesle détaille ce qu’une femme peut voir ou pas. « S’il est possible d’observer l’amas embryonnaire lors d’une fausse couche, il est généralement “détruit” lors du procédé d’évacuation et passe “inaperçu” au milieu de la perte de sang. Néanmoins, de gros caillots de sang peuvent être observés car la fausse couche évacue également l’endomètre », indique son texte.
« Un arrêt de travail doit être automatiquement proposé aux femmes par les soignants, ajoute Sandra Lorenzo. J’ai vécu ma fausse couche un lundi soir, le mardi j’étais au travail. Quand l’arrêt n’est pas proposé, on n’imagine pas que l’on puisse en avoir besoin. Or un arrêt de travail se prescrit en principe et ne se demande pas ! »
PLACE AUX INITIATIVES
Alors que la proposition de loi n’est pas encore adoptée, il est tout de même temps que les professionnels prennent des initiatives. Les idées ne manquent pas, comme : instaurer des groupes de parole gratuits, concevoir des affiches d’information à apposer dans les cabinets libéraux et aux urgences, mettre en place des formations originales, réfléchir aux méthodes proposées et laisser le choix aux femmes et s’accorder sur les rôles des médecins et des sages-femmes. Pour Sandra Lorenzo, le sujet doit aussi être abordé en famille, à l’école et en entreprise, pour en finir avec le tabou. son côté, Sarah Benjilany souligne les enjeux individuels et la nécessaire réflexion à mener sur l’impact d’une perte de grossesse sur la femme, le coparent et même la fratrie.
Claudine Schalck plaide pour une généralisation des groupes de parole gratuits. Pour l’instant, outre le RSPP qui le propose gratuitement, l’association Agapa en anime un autre, moyennant une participation financière. Le collectif « Fausse couche, vrai vécu » veut recenser les initiatives et lieux ressources de ce type pour proposer une cartographie accessible sur le web. « Le groupe est très aidant. Il apporte une reconnaissance plus effective et consistante au vécu des femmes, témoigne Claudine Schalck. En partageant à plusieurs, l’événement redevient humain. »
Un groupe de parole au sein du réseau parisien
Depuis 2017, le Réseau de santé périnatal parisien (RSPP) a mis en place un groupe de parole dédié aux pertes de grossesse du premier trimestre, ouvert aux femmes concernées et aux coparents. Animé par une sage-femme ou un médecin, ainsi qu’une psychologue, il comble un vide. « Face à une banalisation sociale et médicale des pertes de grossesse du premier trimestre, et alors qu’aucune prise en charge médicale active n’est nécessaire, il fallait proposer quelque chose, témoigne Céline Vicrey, sage-femme coordinatrice du RSPP. Nous ne souhaitions pas faire un groupe de parole général sur le deuil périnatal. Les femmes qui ont vécu une perte précoce de grossesse risqueraient en effet de se sentir déligitimées au sein d’un groupe où d’autres abordent un vécu de mort foetale in utero. »
Les groupes se tiennent toutes les six semaines. Les séances peuvent rassembler trois à douze personnes. En général, les femmes ne viennent qu’une fois, tout en gardant contact entre elles ensuite. « La puissance du groupe est importante face aux difficultés rencontrées par les femmes, souligne Claudine Schalck, sage-femme et psychologue qui anime les séances. Elles sont certaines d’être comprises et peuvent parler et pleurer ensemble. Ensuite, elles peuvent chercher ensemble comment faire. Nous sommes là pour installer de la convivialité, faire circuler la parole, réconforter par une main sur l’épaule quand l’émotion est très forte ou apporter des informations quand nécessaire. » Les maternités parisiennes ont été informées de l’existence de ce groupe de parole et les chefs de service ont été sensibilisés à l’annonce du diagnostic ou à l’asepsie verbale. « Il peut aussi être désarçonnant pour les professionnels d’être face à la peine des gens sans savoir quoi leur proposer, constate Céline Vicrey. Désormais, les internes peuvent indiquer aux femmes l’existence de ce groupe de parole. » À présent, l’équipe du RSPP compte ouvrir un groupe de parole dédié aux pertes de grossesse précoces qui surviennent dans un parcours de PMA. Le projet a été préparé avec l’association BAMP et les centres de fertilité parisiens. Ces derniers proposent parfois un accompagnement psychologique aux couples en parcours de PMA, mais bien des parents ne souhaitent plus s’y rendre après une grossesse arrêtée. Ils préfèrent un groupe de parole hors les murs, plus neutre.
■ Nour Richard-Guerroudj