« Nous avons quinze ans de retard sur le déclenchement en ambulatoire », affirme Patrick Rozenberg, chef du service de gynécologie-obstétrique de l’Hôpital américain à Paris. Le déclenchement étant une intervention médicale, il a longtemps été jugé nécessaire de le réaliser à l’hôpital. C’est ce que préconisent toujours les dernières recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS) de 2009. Mais alors que les taux augmentent, en partie depuis l’étude Arrive de William Grobmann, l’institution se préoccupe du poids organisationnel et financier des déclenchements (voir p. 22-25).
L’ambulatoire est alors présenté comme une option avantageuse. Il s’agit de proposer à des femmes de rentrer chez elles une fois la maturation cervicale initiée à l’hôpital et après une surveillance fœtale de quelques heures. Quelques pays en ont l’expérience, à des échelles inconnues.
EXPÉRIENCES ÉTRANGÈRES
Au Danemark, le protocole de l’hôpital universitaire Aarhus a été testé depuis 2013. Il est utilisé en intrahospitalier comme en ambulatoire, étant alors réservé aux grossesses uniques sans complication à partir de 41 SA. Il consiste à administrer une première dose de misoprostol oral à 25 µg à l’hôpital, puis la patiente rentre chez elle et prend jusqu’à 5 comprimés en 24 heures, à raison de 1 toutes les 2 heures le premier jour. Le « protocole Aarhus » prévoit une évaluation à l’hôpital à J2 puis à J3, avec une prise maximale de 8 doses à J2 et de 3 doses à J3. En 2016, Rikke Helmig a mené un audit de ce protocole auprès de 976 femmes, dont 70 % ont été déclenchées en mode ambulatoire. Sa conclusion, publiée en 2020 dans Acta Obstetrica et Gynecologica Scandinavia, reconnait que la faiblesse de l’effectif ne permet pas de statuer sur la sécurité du procédé.
En République tchèque, un essai a randomisé 339 -patientes pour tester la méthode du dilatateur cervical osmotique hygroscopique (Dilapan®) en intrahospitalier et en ambulatoire. L’unique but de l’étude -d’Antonio Saad, publiée en octobre 2022 dans Obstetrics and Gynecology, était de vérifier si l’ambulatoire permettait de réduire la durée totale d’hospitalisation. L’essai, incapable d’apporter des réponses en matière de sécurité, fut concluant quant à son objectif. Plusieurs études ont été menées pour évaluer l’usage du ballonnet de Foley en ambulatoire. Par exemple, l’essai randomisé sur 126 femmes mené par Elizabeth Ausbeck, aux États-Unis, n’avait pour but que de mesurer le temps d’hospitalisation total des femmes (Obstetrics and Gynecology, 2020).
« Les essais randomisés sont peu nombreux et de faibles effectifs pour apporter des preuves en matière de sécurité du déclenchement ambulatoire, résume François Goffinet, chef de service de la maternité de Port-Royal à Paris et épidémiologiste à l’Inserm. Au final, les complications rares ne se verront pas dans les données. La seule façon de les réduire repose sur l’organisation des soins et les compétences des soignants. » De plus aucune étude n’a évalué le vécu des femmes lors d’un déclenchement ambulatoire ni leur ressenti.
Pourtant, en 2021, le National Institute for Health and Care Excellence (Nice) britannique a revu ses recommandations, estimant possible de proposer la maturation cervicale par dinoprostone vaginale ou ballonnet en ambulatoire aux femmes à bas risque, moyennant des procédures de soutien et de sécurité adaptées. Et en 2022, l’Organisation mondiale de la santé a estimé les études de faible niveau de preuve, tout en permettant de proposer le déclenchement ambulatoire aux femmes à bas risque à partir de 41 SA. L’OMS fixe quelques conditions : que les femmes résident à proximité, que les procédures rapides soient organisées en cas de complication et qu’un dispositif de suivi ou de réassurance à distance soit prévu.
PRUDENCES FRANÇAISES
En France, la prudence est de mise à la fois concernant l’ambulatoire lui-même, mais aussi concernant la méthode proposée. L’obstétricienne Maela Le Lous, du CHU de Rennes, où le déclenchement ambulatoire n’a pas encore débuté, attend davantage d’études évaluant la sécurité des méthodes. De son côté, Julie Blanc, obstétricienne à l’hôpital Nord de Marseille, n’a pas d’idée arrêtée. « Mes a priori sont sans doute liés au fait que nous recevons beaucoup de situations pathologiques ou des femmes en situation de vulnérabilité, pour lesquelles je n’imagine pas l’ambulatoire », confie-t-elle.
Pour l’instant, les quelques équipes qui expérimentent le déclenchement évitent le misoprostol oral à 25 µg. En effet, la commission de la transparence de la HAS estime, dans son avis sur l’Angusta® de 2018, qu’en raison du risque d’hypercinésie ou d’hypertonie, son utilisation doit « nécessiter un environnement permettant l’accès aux moyens de surveillance obstétricale adaptée en cas d’anomalie du RCF ». –
La maturation ambulatoire sous Angusta® ne pourrait s’inscrire que dans le cadre d’une recherche clinique. Paul Berveiller, chef de la maternité du CHI de Poissy-Saint-Germain-en-Laye, souhaitait déposer un projet de programme hospitalier de recherche clinique (PHRC) dans ce sens. « Nous avons abandonné le projet, confie celui qui est aussi secrétaire général du Groupe de recherche en obstétrique et gynécologie (Grog). Après une lettre d’intention acceptée, nous avons conclu que les médecins n’oseraient pas proposer le misoprostol oral en ambulatoire, par craintes des risques potentiels, et que, dès lors, cette étude semblait difficilement faisable actuellement. »
Mais Patrick Rozenberg, prédécesseur de Paul Berveiller à l’hôpital de Poissy officiant désormais à l’Hôpital américain de Paris, compte mettre en place une étude de cohorte pour évaluer le déclenchement ambulatoire avec l’Angusta®. « Ce sont les bonnes pratiques qui comptent, plaide-t-il, car certains traitements sont utiles et efficaces malgré l’absence d’autorisation, comme la nifédipine que nous utilisons couramment pour la tocolyse et qui est bien tolérée. Nous attendons l’avis préalable du Comité de protection des personnes pour lancer cette étude de cohorte, selon un protocole spécifique encore confidentiel. »
EXPÉRIENCES DU BALLONNET
C’est donc le ballonnet qui a les faveurs des obstétriciens pour la maturation cervicale en ambulatoire. Au CHRU de Nancy, il n’est proposé que depuis janvier 2023. « Notre projet, qui concerne les déclenchements sans indication médicale franche, ne répond pas à des objectifs financiers, témoigne Olivier Morel, responsable de la maternité. Il s’agit d’offrir cette possibilité aux femmes, tout comme nous proposons à celles qui ont une rupture des membranes à terme de repartir chez elles lorsqu’elles résident à une distance raisonnable. En cas d’indication médicale franche, les patientes restent à l’hôpital pour une surveillance renforcée. » Au CHU Jeanne-de-Flandre de Lille, le ballonnet en ambulatoire a été étudié en 2020. « Nous le réservons, après une heure de surveillance, aux femmes qui le souhaitent ou pour les suspicions de macrosomie, explique Charles Garabédian. L’intérêt est de permettre aux femmes de déambuler chez elles. Mais en réalité, les femmes l’acceptent peu, car le trajet pour le CHU est souvent embouteillé, ce qui les stresse. Nous n’en réalisons que 1 à 2 par mois. »
Peu d’équipes ont une longue expérience du déclenchement ambulatoire sous ballonnet. Et François Goffinet de s’interroger : « En moyenne, les études montrent que les femmes reviennent sept heures après l’initiation de la maturation. Est-ce si intéressant pour elles et les soignants ? » L’expérience du CHI de Poissy est trop récente pour apporter des réponses. « Nous proposons l’ambulatoire depuis fin 2022 aux femmes à bas risque, uniquement avec le ballonnet, en partie en raison de l’augmentation d’activité, témoigne Paul Berveiller. Il s’agit de soulager des équipes en souffrance, car nous réalisons 3 à 6 déclenchements par jour, sans compter les déclenchements et césariennes en urgence. Quant à l’horaire du déclenchement en ambulatoire, il continue d’évoluer. Au début, nous le faisions le matin, mais les femmes se mettaient en travail à minuit. Donc nous sommes passés à un horaire d’après-midi. »
Pour sa part, l’hôpital Necker-Enfants malades de Paris, dirigé par Yves Ville, a une pratique ultra-libérale : (voir p. 18-24). « Le déclenchement ambulatoire s’inscrit clairement dans la nouvelle physiologie de la grossesse depuis l’essai Arrive,affirme le professeur, dont l’approche n’est pas partagée. Nous le proposons en routine aux femmes à partir de 39 SA, quand il n’y a aucune indication médicale franche. En termes de coûts et d’organisation, il faut passer le cap total de 35 % de déclenchements pour que cela soit pertinent. Avant ce seuil, l’ambulatoire complique les choses. Nous sommes en réflexion concernant l’horaire auquel initier la maturation, pour optimiser l’utilisation des salles de naissance et réguler les flux. Au niveau financier, la phase de maturation en ambulatoire est cotée comme un acte externe, permettant ainsi d’économiser une nuit de séjour. »
Ainsi, quelle que soit la doctrine des CHU qui le proposent, l’ambulatoire est réservé surtout aux femmes à bas risque, pour lesquelles il n’est pas prouvé qu’un déclenchement soit plus pertinent que l’expectative. Et François Goffinet de s’interroger : « Si l’on incite fortement toutes les femmes à être déclenchées à 39 SA, en tirant des conclusions hâtives de l’étude de Grobmann, alors les équipes sont en effet confrontées à un problème logistique. Le risque est alors de prendre comme argument que les femmes sont mieux chez elles, pour en réalité faire face aux contraintes organisationnelles. Attention au fait que le choix des femmes ne soit pas biaisé. » Les femmes qui se voient proposer ces pratiques ignorent tout des débats et des incertitudes qui demeurent. « Les soignants informent-ils les femmes que le déclenchement ambulatoire est en partie lié à leurs problématiques organisationnelles et s’enquièrent-ils des conditions dans lesquelles vivent les femmes ? s’interroge Anne Évrard, co-présidente du Collectif interassociatif autour de la naissance. L’ambulatoire ne sera pas vécu de la même façon par une femme qui habite à deux minutes de la maternité, dont la belle-mère peut garder les aînés et qui peut vivre son déclenchement plus sereinement que celle qui a été déposée à l’hôpital par un voisin sympa et qui sera perturbée par d’autres enfants chez elle. Et certaines femmes ne sont pas assez en confiance en elles-mêmes pour discuter la proposition ou la refuser. »Pour Éva Rydahl, sage-femme et docteur en santé publique à l’université de Copenhague, au Danemark, l’ambulatoire dénote déjà d’une banalisation du déclenchement. « Nous avons des témoignages de femmes qui, lorsqu’elles souhaitent revenir à l’hôpital parce qu’elles sont en travail, sont transférées ailleurs faute de place, ou qui ne parviennent pas à joindre les équipes, alerte-t-elle. Je comprends l’intérêt pour des femmes à rester chez elles pendant la maturation, mais attention à ce qu’elles ne fassent pas les frais de nos organisations. »Mais n’est-ce pas déjà le cas ?
■ Nour Richard-Guerroudj