« Si ça continue, nous allons devoir ouvrir une maison de naissance à Solipam. » Telle est la plaisanterie douce-amère qui circule au sein de l’équipe du réseau Solidarité Paris Mamans (Solipam), tant l’équipe de sages-femmes et d’assistantes sociales est entravée dans ses accompagnements. Le sentiment d’impuissance, la colère et l’indignation sont palpables pour qui va à leur rencontre.
Fondé en 2006 par la professeure Dominique Mahieu Caputo, le réseau est destiné à coordonner l’accompagnement des femmes enceintes et de leurs enfants en situation de grande précarité en Île-de-France et à les orienter. Mais la crise des effectifs en maternité et le manque de places d’hébergement durable ou d’urgence mettent à mal l’équipe. Des facteurs que l’Agence régionale de santé d’Île-de-France, à l’écoute du réseau qu’elle finance, ne peut résorber seule.
MANQUE DE PLACE EN MATERNITÉ
Solipam propose plusieurs types de prise en charge. Une simple orientation fait suite à une demande ou à un besoin ponctuel. Un accompagnement dit de support consiste en un soutien médicosocial à moyen terme, de quelques semaines à quelques mois. Quant à l’accompagnement dit d’inclusion, il consiste à suivre une mère et son nouveau-né jusqu’aux 3 mois de ce dernier, voire jusqu’à son premier anniversaire, en raison d’une situation aiguë sur le plan social ou médical. À chaque fois, l’objectif est que les femmes et leur famille accèdent aux ressources de droit commun et que le maillage autour d’elles soit correct. Depuis 2022, le nombre des orientations est en baisse tandis que les supports et les inclusions augmentent. Des tendances en lien avec une aggravation de la pauvreté, des conditions de vie et des états de santé des femmes.
En 2022, 664 femmes étaient dans la file active et l’association a reçu 586 autres demandes. Ces chiffres sont les plus élevés depuis 2019, date d’une restructuration de l’association. Depuis quelques années, la plupart des femmes accompagnées par Solipam sont des primo-arrivantes, rejoignant le territoire français après sept mois de grossesse. Solipam tente alors de les inscrire, tardivement, dans un parcours de soins, avec un suivi en maternité ou en PMI.
« Obtenir des inscriptions en maternité occupe une grande part de notre temps, témoigne Maria Iasagkasvili, sage-femme coordinatrice au sein de Solipam depuis 2022. En 2023 comme en 2022, on n’arrive plus à inscrire en maternité les femmes qui accouchent entre juin et le 15 octobre pour leur suivi de grossesse ou l’accouchement. Les maternités refusent des patientes, car elles sont saturées. » Dans ces conditions, de nombreuses femmes suivies par le réseau n’ont pas un suivi conforme au suivi recommandé par la Haute Autorité de santé. Et en 2022, près de 59 % des femmes accompagnées ont eu un suivi adéquat. Et seules 22 des 75 femmes suivies en inclusion en 2022 ont eu un tel suivi. Et, comme la population générale, les femmes accompagnées par Solipam peuvent subir les délestages et fermetures temporaires de certaines maternités. « Tous les événements indésirables graves (EIG) ne sont probablement pas répertoriés et certains accompagnements dégradés pour la mère et l’enfant ne sont pas considérés comme des EIG », estime Clélia Gasquet-Blanchard, directrice de Solipam.
ERRANCE GÉOGRAPHIQUE
Autre facteur qui met à mal un suivi optimal des femmes enceintes : l’épineuse question de l’hébergement. À tel point qu’en janvier dernier, le directeur de la santé publique à l’Agence régionale de santé d’Île-de-France en personne, Luc Ginot, a publié une tribune dans Le Monde appelant les décideurs à s’attaquer aux racines de la précarité et soulignant que « la crise générale du logement et de l’hébergement percute les enjeux sanitaires ». Les dispositifs de réponse saturent à peine ouverts. Les maternités qui gardent des femmes sans raison médicale en suites de couches ou dans les couloirs, faute de solution d’aval, ne sont pas rares. Certaines font des sorties sèches. Le rapport d’activité de Solipam de 2022 rapporte le cas d’une femme contrainte de quitter l’hôpital avec son bébé de 5 jours, sans solution d’hébergement.
« En moyenne, les femmes que nous accompagnons connaissent 1 à 3 hébergements pendant leur grossesse ou en postnatal, raconte Clélia Gasquet-Blanchard. Les hôtels sociaux sont souvent éloignés des lieux de soins, des transports en commun, des lieux de scolarisation pour les aînés et des associations d’aide. Les conditions de vie y sont très difficiles, avec une promiscuité et une impossibilité de cuisiner dans les chambres. Et certaines femmes ont dû changer jusqu’à huit fois d’hôtel social ! ». Car depuis 2022, les places se réduisent. De nombreux établissements qui avaient passé des conventions pour accueillir les personnes à la rue pendant le Covid retournent à leur activité initiale d’hôtel de tourisme. La perspective de la Coupe du monde de rugby et des Jeux olympiques de 2024 aurait accéléré les choses. En mai dernier, la direction régionale et interdépartementale de l’hébergement et du logement (Drihl) admettait auprès d’Actu Paris que les fins de partenariats « pourraient être renforcées par la perspective des JO ».
Il faut y ajouter sans doute la volonté de l’État de diminuer ses dépenses d’hébergement en Île-de-France, région aux tarifs élevés. « On nous a parlé en avril dernier de l’ouverture de « sas » d’accueil temporaire dans d’autres régions pour désengorger l’Île-de-France et y orienter les personnes à la rue ou en hôtel social, ajoute Clélia Gasquet-Blanchard. Mais nous n’avons reçu aucune information et nous ignorons comme les attributions seront faites, dans quelles conditions, etc. » L’État a aussi lancé un appel d’offres pour remplacer les places perdues par de nouvelles, en centres d’hébergement, en Île-de-France. Mais les ouvertures ne sont pas aussi rapides que les fermetures. « Nous apprenons certaines fermetures d’hôtel social du jour au lendemain, sans être prévenues, témoigne Maria Iasagkasvili avec une colère froide. Il faut alors vite trouver une solution. Des femmes que nous parvenons à faire héberger en centre d’urgence sont alors coupées de leur conjoint, car les centres ne sont pas prévus pour les familles. L’accompagnement des femmes enceintes est un point de vigilance pour bien des acteurs, mais les pères sont oubliés. »
MORTINATALITÉ EN HAUSSE
Des femmes et des familles sont donc déplacées d’un lieu à l’autre, après avoir pris ancrage sur un territoire pendant la crise du Covid. Cette instabilité subie est évidemment source de stress et complique aussi les possibilités de suivi social, administratif et médical. Comment trouver du travail, scolariser les aînés, trouver des appuis locaux, bien s’alimenter ou nouer des liens avec son nouveau-né dans ces conditions ? Au regard des réalités du terrain, la politique des 1000 premiers jours apparaît comme une vaste opération de communication pour l’équipe de Solipam. Et comment assurer une domiciliation, nécessaire pour de nombreuses demandes administratives ? En 2020, une réforme de l’Assurance Maladie a allongé le délai d’accès aux droits à l’aide médicale d’État : il faut désormais justifier de trois mois de présence sur le territoire, hors visa, pour y prétendre. « Les droits fondamentaux des femmes sont bafoués », s’indigne la directrice de Solipam.
L’errance géographique contraint les sages-femmes coordinatrices de Solipam à opérer des changements de structure de suivi, pour que l’accessibilité à la maternité ou à un suivi soit facilitée. En 2022, elles ont permis à près de 59 % des femmes accompagnées d’avoir un suivi médical conforme aux recommandations de la Haute Autorité de santé. Un taux peu satisfaisant. Et 32 % des femmes ont dû être hospitalisées en prénatal, le chiffre le plus élevé depuis 2015 pour l’association. Le rapport 2022 du réseau constate que le taux de césarienne est important parmi les femmes accompagnées. Il s’élevait à 30 % en 2022, proche des 33 % en 2021. Mais il n’était que de 3,6 % en 2019. Le rapport fait l’hypothèse d’un manque de temps des professionnels en maternité pour accompagner les accouchements eutociques. Quant au taux de mortinatalité, il explose et atteint 45 % en 2022, loin des 13 % enregistrés en 2021. Ce taux, bien plus élevé que celui relevé en population générale par l’Enquête nationale périnatale, « montre clairement que même après la création de différents dispositifs par l’ARS et la Drhil, l’état de santé de ces femmes et de leurs nouveau-nés se dégrade chaque année », note le rapport 2022. Faute de pouvoir récupérer tous les comptes rendus d’accouchement, l’équipe de Solipam n’est pas en mesure de suivre d’autres indicateurs de l’état de santé des femmes accompagnées.
« Aujourd’hui la périnatalité n’est plus une question sanitaire ” protégée ”. Sur le territoire francilien, les femmes enceintes ou sortantes de maternité à la rue sont toujours plus nombreuses et leur état de santé se détériore rapidement dans les situations de précarité. Pour ces familles, cela participe à une médicalisation, notamment une psychiatrisation de leur situation, voire une judiciarisation de leur existence en raison du non-respect de leurs droits -fondamentaux », souligne le rapport d’activité de 2022 du réseau. L’équipe témoigne d’un placement d’enfant qui aurait pu être évité si un hébergement stable avait été garanti à la mère en 2022.
GESTION DE CRISE
Le réseau, comme bien des acteurs de la périnatalité, se retrouve ainsi en situation de gestion de crise chronique. Le réseau met parfois en place un dispositif d’appui auprès des femmes. Exceptionnel et temporaire, il consiste pour les sages-femmes et assistantes sociales à se substituer aux dispositifs de droit commun. Il peut s’agir par exemple d’accompagner physiquement une femme vers une solution d’hébergement ou de proposer une visite à domicile. À l’avenir, les équipes de Solipam vont-elles devoir mettre en place ce dispositif, équivalent à une prise en charge d’urgence humanitaire, plus souvent ? De plus, la charge de travail de l’équipe et le manque de disponibilité des personnels hospitaliers limitent la possibilité de sensibiliser les professionnels au repérage précoce, à l’orientation et à l’accompagnement des femmes en situation de précarité.
Mais en 2023, le réseau s’est surtout attaché à stabiliser ses effectifs. Les assistantes sociales, contraintes de maintenir une veille sociale régulière face aux changements réglementaires et d’assurer un suivi téléphonique intense des femmes et des familles, ont connu un turnover important en 2022. « Nous sommes parfois l’unique interlocutrice de la personne dans la journée et nous assurons une fonction de maintien du lien, car nous avons du mal à organiser un suivi social par nos collègues territoriales ou hospitalières », témoigne Gerda de Lépine, assistance sociale à Solipam.
Par ailleurs, pour évaluer les conséquences de l’errance résidentielle sur la fréquence et les circonstances des événements indésirables de santé pendant la grossesse et l’accouchement chez les femmes en situation de précarité en Île-de-France, Solipam a passé une convention avec le Samu social de Paris dès 2022 pour mettre en place l’étude Repères. Pour développer son plaidoyer sur les enjeux de refus et de renoncements aux soins, le réseau a aussi rejoint l’Observatoire du droit à la santé des étrangers en 2021. « Parce qu’il s’agit de femmes étrangères, souvent originaires d’Afrique sub-saharienne, leurs problématiques sont ignorées », estime Maria Iasagkasvili.
À la fois pour soutenir son équipe et pour rendre visibles les problématiques des femmes accompagnées, Solipam a lancé en 2021 et 2022 deux initiatives artistiques. La compagnie Mi-Fugue Mi-Raison a suivi l’activité du réseau et créé la pièce de théâtre Riveraines, au sein de laquelle les professionnelles de Solipam jouent parfois leur propre rôle (voir Profession Sage-Femme n° 292). La pièce se joue dans des festivals ou des écoles de sages-femmes. Solipam a aussi accompagné le projet de la photojournaliste Pauline Gauer, pour documenter à la fois l’errance et les lieux d’hébergement des femmes enceintes à travers la photographie et la cartographie. L’exposition « Lignées : L’Odyssée de nos mères » est proposée à des collectivités, des lieux de santé et des lieux associatifs. L’objectif de Solipam est en effet de « rendre visibles les invisibles ».
■ Par Nour Richard-Guerroudj