Comment est né ce manuel d’obstétrique ?
Maï Le Dû, sage-femme (lire Profession Sage-Femme n° ) a estimé qu’il était utile et important de laisser une trace écrite. Cela fait cinq ans que ce manuel était en réflexion. Il est issu d’entretiens réalisés avec Maï Le Dû, qu’elle a mis en forme. Le résultat correspond à ce que j’ai transmis. J’ai découvert d’ailleurs que cela faisait près de deux siècles qu’aucune sage-femme en France n’avait écrit de manuel à destination des professionnelles.
Vous remettez en cause bien des dogmes obstétricaux. Ne craignez-vous pas que l’on rejette votre expérience individuelle en y opposant la médecine par les preuves ?
J’ai assez d’arguments, développés dans le manuel, pour étayer mon approche et ma réflexion. Ce qui me dérange le plus, ce sont bien les personnes qui ne souhaitent pas réfléchir et s’interroger. Par ailleurs, ma réflexion de fond ne porte pas sur le lieu de naissance, mais sur la physiologie, quel que soit le lieu de l’accouchement. La majorité des femmes qui accouchent en maternité devrait aussi bénéficier d’un accompagnement de leur physiologie. Pour l’instant, l’accueil du manuel est plutôt bienveillant. Mais il faut accepter que les gynécologues-obstétriciens ne soient pas dans la meilleure position pour appréhender la physiologie. La pathologie est leur spécialité et ils sont appelés en urgence souvent. Ils ont donc élaboré leur vision de l’accouchement à partir de leur pratique.
La promotion de la physiologie progresse-t-elle selon vous ?
Le changement avance lentement. En participant aux recommandations de la Haute Autorité de santé sur l’Accouchement normal, accompagnement de la physiologie et interventions médicales en 2017, mon objectif était bien de faire progresser la physiologie. Sur le terrain et chez les experts, cette approche n’est pas encore reçue. La plupart sont encore trop dans la gestion des outils et des lits. Mais j’espère que ce livre va faire réfléchir.
Observer la physiologie de chaque femme et remettre du singulier dans l’accompagnement est primordial. Avoir des orientations générales de conduite d’accouchement est nécessaire, mais il est important que chaque professionnelle remette du singulier et regarde chaque femme dans sa physiologie à elle. Sinon, cela revient à appliquer des protocoles ou des recettes sans réfléchir.
Vous êtes connue en tant que spécialiste de l’accouchement à domicile. Diriez-vous que cette pratique fait face à une « chasse aux sorcières » ?
Je n’ai jamais souhaité rentrer dans la victimisation. J’ai toujours souhaité être responsable de mes actes et pas victime. Si mes partenaires ne se sentent pas respectés, cela nécessite de dialoguer de nouveau. Je me souviens d’une maternité vers laquelle je transférais mes patientes où le chef de service m’a dit : « Si j’en avais le pouvoir, je vous mettrais en prison ! » C’est évidemment très violent et j’ai réagi en mode « survie » pour ne pas me faire écraser. Je l’ai remercié de ne pas avoir ce pouvoir de me mettre en prison, tout en m’engageant à ne pas le mettre en difficulté. La confiance entre nous est née petit à petit. Je ne transférais jamais une patiente en urgence vitale. Le respect de l’autre et le dialogue sont des fondamentaux.
Vous participez aux groupes de travail de la Fédération française des réseaux de santé en périnatalité autour de l’accouchement à domicile, qui a adopté une approche de gestion des risques. Ce groupe a revu ses objectifs à la baisse en raison de blocages et divergences. Qu’en pensez-vous ?
Ces blocages s’expliquent, car certaines sages-femmes mettent en danger la respectabilité de l’accouchement à domicile à travers des pratiques limites ou leur agressivité. Parmi ces sages-femmes, nombreuses sont maltraitées sur le terrain, en effet. Mais si nous restons bloquées sur des positions rigides ou nos positions, rien n’avancera. Il faut parfois lâcher du lest sur les grandes lignes, quitte à renégocier sur le terrain plus local, dossier par dossier, en argumentant. Je crois en effet que c’est à nous, sages-femmes dans la minorité, de faire des compromis, car nous ne sommes pas en position de force.
Mais lorsque nous sommes admises dans le paysage local, chaque dossier peut être revisité. Étant donné que chaque femme dispose d’un dossier à l’hôpital, la sage-femme qui l’a adressée est automatiquement en position de dialogue avec l’hôpital partenaire. Certains hôpitaux sont bien plus rigides que d’autres, mais je crois que l’art de communiquer entre davantage en jeu.
Lors de ma pratique de l’accompagnement des accouchements à domicile, je suis toujours allée voir les médecins, partenaires incontournables qui assurent notre sécurité. Il est impératif de ne pas les mettre face à des situations inquiétantes parce que nous aurions trop tardé à transférer ! Je leur disais : « Je sais que je peux avoir besoin de vous, alors que vous n’aurez jamais besoin de moi », tout en m’engageant à ne pas leur adresser des situations difficiles, en anticipant. Ma démarche a été préventive : dès qu’une femme n’était plus dans sa physiologie, j’alertais, prévenais et passais la main. Lorsqu’on appartient à la minorité, il faut faire ce pas et arriver avec humilité, sans arrogance. J’ai bien eu des débats avec des obstétriciens. Ils sont parfois étonnés de ma réflexion, mais l’acceptent quand ils la comprennent.
Vous êtes parfois très dure avec vos collègues sages-femmes, qu’elles pratiquent ou non les accouchements à domicile !
Dans le fond, je souhaite surtout que les sages-femmes reprennent leur juste place dans la physiologie, au lieu d’être des infirmières spécialisées au service de protocoles. Elles devraient accompagner 100 % des accouchements physiologiques où qu’ils soient, à domicile, en maison de naissance ou en dehors de services dirigés par des médecins. Ces derniers ont pour métier la pathologie. Ils font leur boulot et on ne peut leur reprocher de ne pas connaître la physiologie. Les sages-femmes, en entrant dans la fonction publique hospitalière et en acceptant ce statut, se sont privées de leur autonomie et se sont soumises à une hiérarchie médicale dont le chef est toujours un médecin, abandonnant leur place sans s’en rendre compte.
■ Propos recueillis par Nour Richard-Guerroudj