Le marketing des fabricants de laits 

Parue dans la revue médicale The Lancet, une série d’articles dénonce les « tactiques prédatrices » des fabricants de laits infantiles. Le marketing et le lobbying intensifs menés par ces acteurs sapent l’allaitement maternel, élément clé pour une bonne santé des bébés.

Sur l’e-shop de Gallia, marque connue en France pour ses laits infantiles et commercialisée par Danone, une fenêtre pop-up s’ouvre sur un « avis important » : « Laboratoire Gallia encourage l’allaitement maternel au moins jusqu’aux 6 mois de l’enfant en accord avec les recommandations de l’OMS. » Même principe chez Guigoz, marque vendue par le groupe Nestlé : « Selon les recommandations de l’OMS, le meilleur aliment pour la croissance de bébé entre 0 et 6 mois reste le lait de sa maman. Les Laboratoires Guigoz reconnaissent la supériorité de l’allaitement maternel et suivent les principes du code de l’OMS. » Les apparences sont sauves. En relief tout au moins. Car en creux, ces affirmations suggèrent qu’après 6 mois, le lait industriel est nécessaire. Il serait même préférable au lait maternel associé à des aliments solides introduits progressivement, « parce que l’allaitement maternel seul serait prétendument insuffisant. Ce faux message sape la confiance des femmes dans leur propre corps et dans leur capacité à formuler des décisions éclairées à propos de la poursuite de leur allaitement », dénonce une large équipe de scientifiques, issus de prestigieux instituts ou universités basés en Suisse, aux États-Unis, en Australie, en Grande-Bretagne, en Afrique du Sud, en Malaisie, au Brésil, en Inde… Publiée dans la revue britannique The Lancet, une série détaille les « méthodes sournoises » de cette industrie. Les auteurs vont jusqu’à la comparer aux industries de l’alcool, du tabac et du pétrole, ou encore du sucre et des aliments ultra-transformés. En préambule, The Lancet avertit : « Certaines femmes choisissent de ne pas allaiter, ou n’y parviennent pas (…) Des systèmes devraient être en place pour soutenir pleinement les choix de toutes les mères (…) La critique des pratiques de marketing prédateur de l’industrie des fabricants de laits ne doit pas être interprétée comme une critique des femmes. »

Le Code de l’OMS

L’histoire des substituts au lait maternel commence en 1865, en Allemagne. Dès le début, les premières marques de laits en poudre pour bébés recrutent médecins et scientifiques pour crédibiliser leurs produits. Les publicités ciblent les mères et les professionnels de santé. Le marketing commence à instiller le doute sur la qualité du lait maternel. Au tournant des années 1920, la plupart des principales marques actuelles étaient nées. Et au milieu du siècle dernier, la promotion de leurs produits était déjà totalement intriquée aux systèmes de santé de nombreux pays. Dans les pays riches, les ventes commencent alors à stagner. Pour raviver la croissance, les industriels distribuent des échantillons gratuits et se mettent à dépeindre leurs produits comme étant modernes, scientifiques, prestigieux et supérieurs au lait maternel. Ils commencent aussi à cibler les pays à faibles et moyens revenus, à employer des commerciaux qui s’habillent comme des infirmiers et démarchent les mères à domicile ou dans les hôpitaux. 

Mais des citoyens veillent. Leur groupe génère une telle pression politique qu’il conduit, début 1981, à la création du code de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Toujours d’actualité, il interdit de donner des échantillons gratuits, de promouvoir des produits dans les structures de santé, d’utiliser du personnel payé par les fabricants pour contacter ou donner des conseils aux mères, de donner des cadeaux ou des échantillons aux professionnels de santé. Tout professionnel de santé qui travaille avec des enfants est censé connaître le Code. « Il n’empêche nullement l’utilisation de substituts maternels », soulignait Caroline François, médecin généraliste spécialisée en soutien à l’allaitement à la maternité de Ploërmel, en Bretagne, et coordinatrice médicale France de l’initiative Hôpital Ami des bébés (IHAB), lors de la cinquième journée nationale de l’IHAB qui se tenait fin septembre. « C’est un code qui protège, pas un code qui interdit, renchérissait Kristina Löfgren, directrice générale IHAB France. Cet outil permet de tisser une relation de confiance avec les familles, de les protéger des pressions commerciales. »

Aujourd’hui, il suffit de surfer quelques minutes sur des sites internet de diverses marques pour s’apercevoir qu’en France, malgré leurs dires, les industriels ne respectent pas le Code. Dès les premières pages, certains sites proposent aux parents des échantillons gratuits et une ristourne promotionnelle contre un abonnement. Les maternités ne sont pas oubliées. En 2019, lors de la réévaluation du label IHAB, « nous nous sommes aperçus qu’une partie du lait deuxième âge qui arrivait en pédiatrie nous était donné. Nous avons donc demandé à le payer », témoigne Damien Subtil, gynécologue-obstétricien chef du pôle Femme Mère Nouveau-né à l’hôpital Jeanne-de-Flandre, à Lille.

Des investissements colossaux

Au début des années 1980, des scientifiques estiment que l’utilisation d’une eau impropre à la consommation pour fabriquer des biberons de lait industriel a fait augmenter la mortalité infantile de 9,4 pour 1000 naissances. –
Pour restaurer son image, l’industrie s’adapte. Elle développe des groupes de lobby international, un marketing soi-disant responsable et elle diversifie ses produits. Le marché passe de 1,5 milliard de dollars en 1978 à 55,6 milliards de dollars en 2019. Une des équipes qui publie dans The Lancet a examiné les dépenses de publicités dans quatre pays en 2010-2011 et en 2020. Elles ont augmenté de 0,9 % à 33,3 % du montant des ventes annuelles, soit une somme qui pourrait atteindre jusqu’à 3,5 milliards de dollars. En outre, dans de nombreux pays, ces dépenses sont exemptes de taxes. Les scientifiques soulignent que ces sommes sont dédiées à la télévision, la presse, la radio et les publicités imprimées sur papier ou diffusées sur internet. Elles n’incluent pas d’autres activités de marketing comme le lobbying, les réseaux sociaux ou le parrainage de professionnels de santé. Ainsi, l’analyse sous-estime grandement le montant des dépenses en marketing.


Cette capture d’écran du site internet du Club Gallia montre une comédienne fatiguée, aux yeux rougis. La photo illustre une série d’articles dédiés au post-partum, au baby blues, à la dépression… Sans le dire ouvertement, et sous couvert d’informations, la multiplication d’images de ce type, matraquées à l’envi, suggère que l’utilisation de substituts au lait maternel éviterait ces situations difficiles.

Publicités personnalisées

À l’ère digitale, la force de frappe de ce secteur est pourtant devenue exponentielle. L’exploitation des données personnelles permet de dresser des portraits de consommateurs très subtils et d’élaborer un marketing quasiment personnalisé. Les sites internet et les réseaux sociaux fournissent aussi un accès direct aux consommateurs. En ciblant finement les publicités en temps réel et en utilisant les ventes, la localisation géographique et les schémas d’activité, les vendeurs optimisent leurs stratégies. « Les applications téléphoniques n’enregistrent pas seulement des détails factuels à notre propos, mais capturent aussi nos émotions et nos vulnérabilités, soulignent les auteurs. À travers les cartes de crédit, elles enregistrent nos habitudes de consommation. Écrire un post Facebook ou faire une recherche internet sur l’acide folique renseigne les industriels sur une grossesse en cours, rejoindre un baby club peut donner une date approximative de naissance. Les industriels financent aussi des applis avec des services de chat et de conseils accessibles 24 h/24, qui initient des conversations directes, facilitent le placement de produits, offre des échantillons gratuits ou des offres promotionnelles, avec des ventes en ligne. Il est devenu difficile de reconnaître les publicités ou de savoir quand nous sommes nous-mêmes le produit vendu. » Le site internet du Club Gallia, baptisé « Laboratoire Gallia et vous », propose même de prendre rendez-vous chaque semaine avec une sage-femme ou un psychologue. Tout ce marketing brouille notre « radar critique ». Les publicités se confondent avec des conseils spontanés et authentiques, qui paraissent fournis par des personnes réelles avec qui nous partageons des valeurs communes, des expériences similaires. Sans compter le jeu des influenceurs. Ainsi, une étude de l’OMS a montré que chaque publication d’une influenceuse promouvant un fabricant de lait était vue par 400 000 personnes et générait l’action de 2,75 % d’entre elles, soit 11 000 personnes. Si l’influenceuse est célèbre, sa publication atteint 2 millions de personnes et génère une action de 155 000 personnes. 

La reprise du travail est souvent citée par les femmes comme un obstacle à la poursuite de leur allaitement. Les industriels exploitent cet argument. Depuis longtemps, leur storytelling présente leurs produits comme des solutions pour femmes actives, modernes et mobiles. Dès lors, les messages de santé publique deviennent presque antiféministes. Plutôt que d’opter pour ce féminisme d’étalage, une des équipes qui publie dans The Lancet suggère de renverser les barrières -structurelles – morales, sociales, économiques – qui asservissent les femmes et les forcent à assumer l’essentiel du travail non rémunéré. Les soins à la famille, dont l’allaitement maternel, en font partie. Pour les auteurs, l’incapacité des systèmes économiques et gouvernementaux à reconnaître la valeur de l’allaitement, ainsi que des investissements insuffisants dans la protection de la maternité « sont des facteurs sous-jacents à la croissance des fabricants de laits infantiles ». D’ailleurs, à les croire, plusieurs groupes de lobbies se sont opposés à une réforme du congé maternité. Plusieurs études ont pourtant prouvé que son allongement constituait un soutien incontestable à l’allaitement maternel. Ainsi, et contrairement à ce que cherchent à faire croire les fabricants de laits, l’allaitement maternel ne relève pas de la seule responsabilité des femmes. Ce n’est pas un choix individuel. Et son soutien requiert des approches sociétales collectives qui tiennent compte des inégalités de genre.

La moitié des mères justifient aussi l’introduction de substituts avant 6 mois par un « manque de lait maternel », tout comme un tiers des mères qui arrêtent leur allaitement. Il n’a pourtant aucune définition. Les mères se fieraient seulement aux pleurs et à l’irritabilité de leur bébé. Or, les parents et nombre de professionnels de santé interprètent mal les comportements instables typiques des bébés, les prenant comme des signes de problèmes digestifs, d’allergies, de réactions indésirables à l’allaitement maternel ou à une marque particulière de substitut, ou encore à une faim persistante résultant d’un allaitement insuffisant et inefficace. Autant d’inquiétudes exploitées par l’industrie. Une revue systématique de 22 études à travers des pays dont les niveaux de revenus diffèrent conclut que les comportements instables, spécialement les pleurs persistants, peuvent conduire les parents à croire que leur bébé a besoin d’une supplémentation par substituts ou de substituts spécialisés.

Les sages-femmes, ces influenceuses

Autre cible de choix : les professionnels de santé. Les sages-femmes sont considérées comme des « influenceuses clés ». Quand les fabricants de laits les soutiennent, explicitement ou implicitement, ils n’espèrent pas seulement des ventes, ils s’achètent la caution d’agir comme des conseillers santé légitimes. Pléthore d’associations professionnelles continuent d’accepter leur soutien, même quand ces vendeurs sont ouvertement connus pour violer le Code. Une étude a montré que 60 % des sites internet et des comptes Facebook d’associations de pédiatres percevaient des fonds de l’industrie des laits infantiles. Mètres à mesurer la hauteur utérine, coussins d’allaitement pour les patientes, carnets, stylos, post-it, affiches magnifiques pour décorer les cabinets ou les couloirs de maternité, cafés et viennoiseries, financement de conférences et autres congrès ou journées d’étude… Le parrainage de nombreuses activités, perçu comme une collaboration professionnelle plutôt que comme une incitation, est devenu « naturel et acceptable ». De plus, « les praticiens ne connaissent souvent pas bien le Code et n’examinent pas d’un œil critique les allégations assénées par les fabricants de laits. Ainsi, même si les professionnels de santé soutiennent généralement l’allaitement maternel, ces biais cognitifs les conduisent à un échec. Ils ne parviennent pas à protéger l’allaitement maternel », dénonce une équipe du Lancet. Sur les 67 maternités françaises labellisées IHAB, certaines ont réussi à se défaire progressivement de cette dépendance à l’industrie. Le label IHAB suppose en effet un strict respect du Code par les établissements, à l’exception de certains financements, s’ils servent à améliorer l’accueil des familles et les pratiques professionnelles. L’équipe doit aussi s’engager à chercher d’autres sources d’argent. Au CHU de Lille, le processus a été long. « Nous recevions de l’argent des boîtes de laits, reconnaît Damien Subtil. Nous utilisions cet argent pour des congrès, des aides à la publication d’articles, du matériel de soutien aux parents comme des coussins d’allaitement. Je pensais que nous n’arriverions pas à nous en passer, mais nous avons diminué cette part jusqu’à pratiquement nous en passer. Cela s’est fait sur plusieurs années. » 

Lobbying coordonné

Jusqu’au cœur des publications médicales, les fabricants de laits détournent la science dans l’objectif de construire la crédibilité de leurs marques ou de leurs nouveaux produits. Une revue systématique montre les biais dans les études publiées. Elle a compilé les données de 125 essais cliniques comparatifs impliquant presque 24 000 bébés et très jeunes enfants. Les auteurs concluent à un très haut risque de biais, retrouvé dans 80 % des études, selon la méthode d’évaluation de risque développée par la Cochrane. Les résultats publiés sont aussi très sélectifs, puisque 90 % des essais examinés parvenaient à une conclusion positive. Une immense majorité d’entre eux étaient financés par l’industrie : 84 % l’étaient directement et 77 % étaient présentés par au moins un auteur en lien avec un industriel. Ainsi, selon les auteurs « les essais cliniques qui portent sur les laits infantiles industriels présentent une faible indépendance et une faible transparence ».

Le marché est dominé par six mastodontes, dont Danone et Nestlé. Ils se mènent une féroce guerre commerciale. Mais ils partagent aussi des intérêts mutuels : éviter la régulation, normaliser les substituts de lait maternel, continuer à faire croître le marché. Aussi, ces entreprises coopèrent via du lobbying qui cible les organisations de commerce et différents groupes d’intérêts. Les politiques ne sont pas en reste. « Comme on a vu par le passé avec les industries du sucre, du tabac et du pétrole, l’élaboration des normes et les pratiques de régulation permettent à l’industrie des laits infantiles d’utiliser des preuves qu’elle fabrique elle-même pour redéfinir et saper le cadre des politiques basées sur une science de haute qualité, y compris le Code », écrivent les scientifiques dans un article du Lancet. Pour eux, les fabricants de laits « capitalisent sur les carences des politiques et des systèmes de régulation publique ». Ils souhaitent que le Code soit rigoureusement renforcé par des lois, au niveau international comme national. En 2022, 144 des 194 pays de l’OMS avaient adopté des éléments du Code. Mais seulement 32 étaient à peu près alignés sur ces recommandations. Par exemple, seuls 33 pays interdisaient aux fabricants de lait d’offrir des cadeaux, si petits soient-ils, aux professionnels de santé. Seuls 21 interdisent le soutien de réunions d’associations professionnelles et seulement 37 mentionnent explicitement la promotion digitale. Une récente revue systématique portant sur 153 études montre que tous les grands fabricants sont impliqués et que, pour la plupart, leurs déclarations relatives au respect du code de l’OMS ne sont pas vraies. En 2020, seulement deux sociétés, qui représentent 1 % du marché, se sont engagées à le respecter. Ce marketing fonctionne. Il capture les parents, les professionnels, la science, la politique et la législation. Une analyse de données nationales de 126 pays a montré que les ventes de substituts de lait maternel sont inversement proportionnelles à l’allaitement maternel à 1 an. Pour chaque kilogramme par enfant de substitut vendu, l’allaitement maternel diminue de 1,9 %. « Le marketing de cette industrie contribue à réduire les pratiques d’allaitement maternel », concluent les auteurs. Aujourd’hui, dans le monde, moins de la moitié des bébés et enfants sont allaités selon les recommandations officielles.

Géraldine Magnan

Pour en savoir plus : 

The Lancet, vol. 401, 11 février 2023