« L’objectif a été atteint en peu de temps. C’est loin de ce qu’on pouvait imaginer », se félicitait Nathalie Trignol-Viguier, médecin généraliste au centre d’orthogénie du CHU de Tours. Fin septembre, elle a fait le déplacement jusqu’à La Réunion, où se rassemblaient les professionnels français de l’orthogénie, pour les 25es Journées de l’Association nationale des centres d’IVG et de contraception (Ancic), retransmises en visioconférence. Ce fut l’occasion de dresser un bilan des actions concrètes menées sur le terrain, plus d’un an après les avancées législatives en la matière. La plus révolutionnaire d’entre elles, promulguée par la loi du 2 mars 2022, concerne l’extension du délai légal de l’IVG de 14 SA à 16 SA. S’il faut encore améliorer le maillage territorial et la formation des professionnels pour la réalisation de cet acte, le bilan global à 18 mois est plutôt positif.
Combien d’IVG au-delà de 14 SA ?
En termes de données chiffrées, les estimations du nombre d’IVG tardives sont compliquées. Elles sont rarement recensées comme telles. « En établissement de santé, le terme des IVG est calculé à partir de la saisie de la date des dernières règles recalculée avec la datation échographique, qui est une variable obligatoire dans le PMSI. L’enregistrement du nombre de semaines d’aménorrhée (SA) révolues correspondantes est recommandé, mais non obligatoire. L’absence de contrôle sur la saisie de la date des dernières règles induit des données aberrantes dans le calcul du terme, qui ne peuvent pas toujours être corrigées par le nombre exact de SA révolues s’il n’a pas été saisi », explique Annick Vilain, de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), dans son dernier bilan sur le sujet, paru en septembre. Selon ces données, le nombre d’IVG a augmenté en 2022. Mais « les 17 000 IVG de plus qu’en 2021 ne peuvent pas s’expliquer uniquement par l’allongement de deux semaines du délai légal de recours : ces IVG dites tardives, pratiquées après 13 SA, représentent moins d’un cinquième du surplus observé, précise la chercheuse. Les données disponibles indiquent que 2,3 % des IVG réalisées en 2022 en établissement de santé ont concerné des grossesses de 14 et 15 SA. Mais au vu de la proportion d’IVG avec des délais d’intervention aberrants enregistrés en 2020 et 2021, la proportion d’IVG tardives en 2022 serait en réalité plus faible (car certains de ces enregistrements peuvent être erronés, comme on le constatait lors des années précédentes dans les données administratives). Elle se situerait probablement entre 1,3 % et 2,3 % des IVG en établissement de santé, soit moins de 1,5 % de l’ensemble des IVG. » En 2022, la Drees a recensé 234 300 IVG. La part d’IVG tardives serait donc inférieure à 3500 IVG par an.
« C’est à peu près ce que nous attendions, commentait Nathalie Trignol-Viguier. Nous avions réalisé des estimations à partir des données disponibles concernant les femmes qui étaient obligées de se rendre à l’étranger pour obtenir une IVG après le délai légal français. On ne s’est donc pas trompé dans les chiffres et les professionnels sont au rendez-vous. Les demandes des femmes ont pu être honorées majoritairement, malgré les freins. » Deux mois après la promulgation de la loi, la spécialiste avait mené avec ses collègues un premier tour d’horizon du paysage français. Elle recensait alors 178 IVG tardives, dont deux tiers d’IVG instrumentales et un tiers d’IVG médicamenteuses. En janvier 2023, l’équipe reprenait la tâche, « mais quand on téléphonait aux centres pour savoir où ils en étaient, le biais de mémorisation était de plus en plus important ». Une montée en charge était cependant bien visible. Elle s’est poursuivie jusqu’en septembre. « En 18 mois, on voit que de plus en plus de centres s’y sont mis, notait-elle. Rares sont ceux qui ont arrêté après avoir commencé à pratiquer ce type d’IVG. Les freins techniques ou émotionnels ont déjà été levés dans plusieurs endroits. Des recommandations de bonne pratique vont émerger. La HAS a programmé un groupe de travail, mais n’a pas encore donné de date. Les besoins sont plus ou moins couverts partout sur le territoire, avec la mise en place de parcours fléchés. » D’ailleurs, en mars 2023, soit un an après le vote de la loi, l’Ancic organisait un webinaire de formation auquel 42 participants de 7 régions différentes étaient présents.
Facteurs facilitants
Sans surprise, la motivation du personnel et de l’encadrement d’un centre agit comme un facteur facilitant le développement de la pratique. « Il a été important dans les services d’écrire des protocoles, ajoutait Nathalie Trignol-Viguier. Dans les rares services où l’on propose plusieurs méthodes, il y en a eu plusieurs. Dans certains endroits, ils ne pratiqueraient pas encore parce qu’ils n’ont pas encore écrit de protocole. C’est pourtant simple de le faire, mais c’est vrai qu’en l’absence de recommandations officielles, certains ont peur. » L’accès à l’anesthésie générale ainsi qu’à un bloc opératoire peut également jouer le rôle de facteur facilitant ou de frein. L’acquisition d’expérience par compagnonnage améliore aussi les pratiques et les possibilités pour les femmes. Autre possible point de friction : le matériel adapté. La pince de Mc Clintock est un outil recommandé dans le cadre de la technique de dilatation-extraction. Victimes de leurs succès, ces pinces se sont trouvées un temps en rupture de stock. Certains centres se sont saisis de l’argument pour justifier leur manque d’effectivité. Dans les lieux où les commandes avaient été anticipées, la pince a été un élément facilitateur pour l’exécution du geste.
Encore des freins à lever
En parallèle, des difficultés ponctuelles ont pu engendrer un refus de poursuite de l’activité, souvent par manque d’expérience ou de formation, ou parfois être utilisées comme prétexte. « Quand un praticien a connu une difficulté, il peut ne pas avoir envie de recommencer, commentait Nathalie Trignol-Viguier. À l’inverse, il peut aussi choisir de se faire aider et d’apprendre de ses erreurs pour avancer. Nous pouvons nous entraider. » D’ailleurs, les complications rencontrées sont rares. « Il y a eu très peu d’hémorragies. Des praticiens avec une grande technique instrumentale arrivent à obtenir une perte sanguine de seulement 50 cc pour les 14-16 SA. En moyenne, c’est plutôt entre 150 et 300 cc, ce qui est raisonnable. On a aussi vu, exceptionnellement, des situations avec des hémorragies plus importantes. C’est rare. Il en va de même pour les rétentions trophoblastiques qui surviennent essentiellement dans le cadre d’une IVG médicamenteuse et qui peuvent donner lieu à une aspiration secondaire. Les femmes, à partir du moment où l’on a accédé à leur demande, sont contentes, quelle que soit la méthode, car leur objectif principal était de ne plus être enceintes. »
Autre argument avancé dans les centres qui n’ont pas encore passé le cap : la prise en charge d’une IVG tardive est très chronophage et doit se dérouler dans l’urgence. « On a déjà oublié que lorsque la femme se présentait auparavant entre 12 et 14 SA, il fallait tout autant se dépêcher ! C’est exactement la même chose. C’est donc un faux argument, rétorquait le médecin. Il est vrai que le geste prend du temps, qu’on est souvent débordé, et que cela peut prendre plusieurs heures de tout coordonner. Mais que ça nous prenne 5 minutes ou 2 heures, nous sommes là pour aider les femmes. C’est notre fonction. » Dans d’autres centres, c’est le faible recrutement des femmes qui peut constituer un obstacle à la réalisation de ces IVG tardives. Avec moins de 1,5 % des IVG concernées, soit moins de 3500 IVG par an selon les chiffres de 2022, qui se répartissent sur 110 centres, il n’est pas impossible que dans certaines petites structures, l’équipe ne réalise qu’une seule IVG de ce type par an. Il est alors difficile d’acquérir de l’expérience. Mais cela n’empêche pas de construire un circuit cohérent pour orienter et accompagner les femmes. À cela s’ajoutent les clauses de conscience sélectives de certains praticiens qui décrètent ne pas vouloir aller au-delà de 10, 12 ou 14 SA.
Organiser des circuits
Ainsi, pour les femmes, l’accès à l’IVG au-delà de 14 SA est encore difficile. Il l’est d’autant plus en milieu rural. Pour y parvenir, les femmes doivent parfois parcourir jusqu’à plusieurs centaines de kilomètres. « Cela devient alors plus coûteux en temps, en argent et en confidentialité, interprétait Nathalie Trignol-Viguier. Même si ces centres sont moins éloignés que l’Angleterre, la Hollande ou l’Espagne, cela a pu conduire à quelques renoncements. Quand le circuit n’est pas organisé, c’est vraiment le parcours de la combattante. Certaines femmes ont été promenées de centre en centre. Elles n’ont pas été adressées ailleurs après un refus et ont dû appeler d’elles-mêmes quantité de centres avant d’en trouver un qui leur réponde favorablement, parfois situé à plusieurs centaines de kilomètres. Cela ne devrait pas exister. En période estivale, c’est encore plus compliqué. »
Pour permettre à toutes les femmes d’accéder à l’IVG avec le moins de déplacements possible, les centres d’orthogénie de la région Centre-Val de Loire ont monté un projet avec l’ARS. Sur 6 départements, 3 centres – nommés « centres ressources » et situés à Blois, Tours et Orléans – pratiquent les IVG entre 14 et 16 SA. Les départements ont donc été couplés de façon à ce que les femmes, comme les professionnels, sachent vers quel centre s’orienter en fonction de leur département. Les seize autres structures constituent des « centres de proximité ». Ainsi, la quasi-totalité des prises en charge a lieu à proximité du domicile des patientes. Elles ne se déplacent loin que le jour de la réalisation de l’acte. L’ARS a débloqué un budget FIR (Fonds d’intervention régional) pour permettre aux centres de proximité d’être rémunérés. En effet, pour l’heure, seul le centre qui réalise l’acte d’IVG empoche le forfait dédié. Le FIR devrait donc permettre aux centres de proximité d’être payés pour les consultations, les échographies, les bilans, les consultations d’anesthésie… « Nous avons mis au point des dossiers communs et tout un circuit est en cours de mise en place, explique Nathalie Trignol-Viguier. Il s’agit d’une expérimentation de trois ans. On espère que cela sera prometteur. » D’ici là, en plus des recommandations de bonnes pratiques, la HAS aura peut-être planché sur le montant des forfaits alloués aux IVG. Aujourd’hui, ils ne couvrent pas les coûts. Mais le chemin est encore long avant que la Caisse nationale d’assurance maladie suive ce type de recommandation.
■ Géraldine Magnan