Exposé
Au cours des séances de préparation à la naissance, Louise* exprime son souhait de ne pas allaiter le premier enfant qu’elle attend. En effet, elle appréhende de donner le sein du fait d’importantes cicatrices au niveau de sa poitrine, suite à une chirurgie thoracique cardiaque.
Nous abordons alors les différentes options envisageables. Cela inclut l’alimentation au biberon à l’aide de préparations pour nourrisson (PPNRS), ce qui semble être la solution la plus envisagée par Louise. Nous évoquons aussi le don de lait maternel exprimé ou encore la possibilité de donner une première tétée ou quelques tétées à la convenance de la maman. Louise semble très attentive à toutes les propositions, mais reste convaincue qu’elle préférera donner le biberon avec des préparations pour nourrisson (PPNRS).
Suite à son accouchement, lorsque sa petite fille Kim* est posée sur son ventre et que Louise observe que son bébé semble chercher le sein, elle ressent l’envie de la laisser faire pour une première tétée.
Lors de son installation en chambre et pendant les 24 premières heures, Louise donnera des biberons de préparation pour nourrisson à Kim. Cependant, au bout de 24 heures, elle commence à regretter sa décision, car elle a pu constater que lors de la première tétée en salle de naissance, les cicatrices n’ont pas posé de difficulté particulière. Elle souhaiterait tenter d’allaiter Kim. L’équipe semble déroutée par cette demande inhabituelle d’allaitement après 24 heures d’alimentation artificielle et lui demande de me contacter afin de faire le point sur ce qui est envisageable ou non.
Lors de cet entretien téléphonique, nous revenons sur la possibilité d’un allaitement indéterminé. Dans ce cas, Louise sera considérée comme une maman qui n’allaite pas (biberon de PPNRS à sa disposition). Louise et Kim décideront ensemble des tétées au sein ou au biberon. Je lui indique alors qu’il faudra peut-être compléter les tétées au sein par des biberons de PPNRS. Je la préviens du risque d’engorgement potentiel et des moyens de prendre en charge rapidement et efficacement toute sensation inconfortable. Louise semble rassurée et soulagée de savoir qu’il n’est pas trop tard pour faire son choix.
Durant le séjour, Kim sera mise au sein dès les signes de sommeil agité et fera de longues heures de peau-à-peau chaque jour. À J3, la lactation semble se mettre en place et il y a de moins en moins besoin de compléments de PPNRS.
La sortie de la maternité a lieu à J4. Mais quelques heures après son retour à domicile, Louise m’appelle, car ses seins commencent à être durs et il lui semble que le lait coule difficilement.
Je reçois Louise rapidement : un massage de drainage lymphatique lui est prodigué, ce qui lui apporte un important soulagement. Le sein gauche était très induré avec des loges entre les cicatrices. Je constate aussi que le sein droit, alors très tendu, est également cicatriciel, avec notamment une cicatrice péri-aréolaire. La sensibilité aréolo-mamelonnaire est nulle sur ce sein. Louise m’indique alors qu’elle a eu une réduction mammaire et qu’elle a l’impression qu’il contient peu de lait.
À l’issue du drainage lymphatique mammaire, les seins sont assouplis et 50 ml de lait sont extraits aisément à l’aide d’un tire-lait.
Louise m’indique que malgré le fait que l’allaitement semble s’établir, elle ne se sent pas pleinement sereine et préférerait tirer son lait pour le donner au biberon afin de pouvoir mieux visualiser les quantités bues par Kim.
Les informations nécessaires lui sont alors données à propos du tire-allaitement et concernant l’utilisation du tire-lait, qui lui est alors prescrit.
Le lendemain, à J5, lors de la consultation de suivi à domicile, Louise me dit être soulagée physiquement, car ses seins ne sont plus engorgés. De nombreuses tétées ont eu lieu durant la nuit de manière très confortable et elle est contente de constater que, malgré ses cicatrices, Kim et elle peuvent profiter de cet allaitement. Néanmoins, ayant reçu son tire-lait, Louise souhaite que l’on mette en place le tire-allaitement ensemble, car cela lui semble convenir davantage à ce qu’elle souhaite faire : un « entre-deux », selon ses propres termes. « Je me sentirai plus sereine en voyant ce que Kim boit et je serai heureuse de savoir qu’elle reçoit de mon lait ; et si besoin, je compléterai avec du lait en poudre. Je suis très contente d’avoir pu prendre le temps de trouver ce qui nous convient à tous les trois (maman, bébé et papa) sans avoir la pression ! », dit-elle.
À J7, la lactation est partielle. Louise m’indique que cela lui importe peu que son allaitement ne dure pas longtemps. Pour elle, la liberté d’expérimenter différents modes d’allaitement, se réconcilier avec son corps – et notamment ses cicatrices – et savoir que son bébé a pu téter le sein de sa mère et s’adapter sans difficulté à un allaitement indéterminé, priment.
Louise a finalement tiré de moins en moins de lait pendant environ 3 semaines, jusqu’à une alimentation exclusive à l’aide de PPNRS à 1 mois. Elle garde un souvenir très positif de cette expérience.
Discussion
Béatrice Allouchery a défini l’allaitement indéterminé comme une période pendant laquelle l’alternance entre le biberon et le sein sera possible [1]. L’allaitement indéterminé peut-être proposé aux mères qui souhaitent alimenter leur nouveau-né au biberon et qui ne sont pas opposées à une première tétée. Cela peut être une opportunité de découvrir les compétences du nouveau-né. La maman sera donc considérée comme non allaitante, mais sera libre de mettre son bébé au sein. Elle sera informée que certains bébés qui reçoivent des biberons refusent le sein et que le don régulier de biberons induit habituellement un sevrage précoce, car la production lactée est dépendante de la vidange. La maman doit donc pouvoir disposer durant son séjour en maternité de tout le nécessaire pour nourrir son bébé à l’aide de PPNRS. La maman peut, à tout moment, décider de ne plus donner le sein et habituellement, le choix du mode d’alimentation est fait dans la première semaine : alimentation artificielle, allaitement maternel ou partiel.
Il est également important d’informer les mères sur la possibilité de survenue d’un engorgement au même titre que pour une alimentation artificielle. Aucun suppresseur de la lactation ne devra être donné et des conseils visant à aider les mères face à l’inconfort qui résulte de cet engorgement seront judicieusement donnés. Les mères doivent pouvoir recevoir tout le soutien nécessaire à la réalisation de leur projet.
Ceci est conforme aux recommandations pour le succès de l’allaitement maternel de l’Organisation mondiale de la santé [3] ainsi qu’à celles de l’initiative « Hôpital Ami des bébés », qui précisent qu’en plus de l’indication médicale de donner des PPNRS, le don de complément peut être envisagé pour les mères qui en font la demande après information éclairée quant aux conséquences de cette pratique.
L’allaitement indéterminé peut permettre aux mères de vivre une expérience gratifiante et positive même en cas d’ambivalence. Il est alors important qu’aucune pression visant à obtenir une lactation complète ne soit subie par la maman. Son confort est à privilégier.
Conclusion
Comme nous le montre ce cas clinique, l’allaitement indéterminé demande aux professionnels de santé une importante ouverture d’esprit afin de ne pas orienter le choix dans un sens ou un autre. Il s’agit de permettre aux mères de cheminer à leur rythme et avec un soutien inconditionnel, condition sine qua non d‘un vécu positif dans une atmosphère bienveillante.
*Les prénoms ont été modifiés.
Céline Dalla Lana, sage-femme, consultante en lactation IBCLC, formatrice, autrice.
L’autrice ne déclare aucun conflit d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique, industrielle ou agro-alimentaire.
Références bibliographiques
[1] Allouchery B. Entre allaitement maternel et alimentation artificielle, l’allaitement indéterminé est une autre voie pour les mères non allaitantes. Mémoire en vue de l’obtention du certificat IBCLC. https://www.alloucherybeatrice-sagefemme.fr/documents/MEMOIRE-2me-pdf.pdf
[2] Allouchery B. Entre allaitement maternel exclusif et alimentation artificielle, l’allaitement indéterminé et une autre voie pour les mères non allaitantes. Les Dossiers de l’allaitement. LLL n° 105 octobre-
novembre-décembre 2015
[3] OMS. Données scientifiques relatives aux Dix Conditions Pour le Succès de l’Allaitement ; http://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/65956/WHO_CHD_98.9_fre.pdf;jsessionid=914478057396A973DB9C0AFD3905C8C8?sequence=1