
Pourquoi s’intéresser aux femmes à bas risque obstétrical ?
On s’intéresse beaucoup aux femmes et aux enfants qui ne vont pas bien, qui vont présenter des complications. En 2014, une série présentée dans le Lancet a montré qu’il y a très peu de recherches sur les femmes à bas risque. Elles représentent pourtant plus de 70 % des femmes enceintes en France et dans le monde. S’intéresser à ces femmes permettra de les prendre en charge le mieux possible, avec les dernières données de la science disponibles. Nous avons lancé toute une série de recherches. Je travaille avec des étudiants, ainsi qu’en collaboration avec d’autres chercheurs. Nous voulons explorer ce qu’il se passe sur le bas risque en France : définition, spécificités par rapport à l’international, particularités du suivi, etc.

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Comment définissez-vous le bas risque obstétrical ?
Cette définition est un enjeu de recherche. Nous menons ce travail avec Isabelle Monnier, également chercheuse à l’Inserm. Il n’existe pas de définition consensuelle dans le monde sur le bas risque. Selon les pays, les définitions ne retiennent pas les mêmes critères. Par exemple, la définition française est issue des recommandations de la HAS, révisées en 2016, qui se basent sur une petite centaine de critères. Cette définition sert à identifier les femmes pour les orienter vers le professionnel le plus adapté pour leur prise en charge anténatale. Donc cette définition est posée au début de la grossesse, même si elle peut évoluer au cours de la grossesse, si des complications se présentent. Les femmes à bas risque peuvent voir le professionnel de leur choix : une sage-femme, un médecin généraliste ou un obstétricien. En Angleterre, le bas risque est défini très différemment. Les recommandations ne servent pas à orienter les femmes vers le bon professionnel selon leur niveau de risque pour le suivi de grossesse, mais vers le lieu d’accouchement le plus adapté. On n’applique donc pas les définitions au même moment. En France, la définition est très liée à l’organisation des soins. Des visions sont aussi confrontées. En France, une femme est à risque jusqu’à preuve du contraire. La vision est donc très médicale, avec une recherche de la maîtrise du risque. À l’international, dans certains pays à hauts revenus, une femme est à bas risque jusqu’à preuve du contraire.
La vision est donc davantage basée sur la salutogenèse ou comment maintenir les femmes à bas risque dans le bas risque. Le système est d’abord organisé pour les femmes qui vont bien.
Dans notre étude, nous avons par exemple repéré que certaines femmes n’étaient pas classées dans le bon groupe. Actuellement, certains critères sont trop stricts quand d’autres sont inexistants. Par exemple, certains critères inclus dans les recommandations anglaises correspondent à des situations à risque non identifiées dans les recommandations françaises. À partir de l’Enquête nationale périnatale de 2021 (ENP) portant sur 12 000 femmes majeures avec une grossesse unique, nous avons estimé la prévalence des femmes à bas risque pour le suivi prénatal selon les recommandations françaises à 71,7 %, versus 55 % pour l’accouchement selon les recommandations anglaises.
Il faudrait rediscuter les recommandations de la HAS à la lumière de la littérature scientifique. Il faut aussi que la France se mette au diapason des systèmes de santé internationaux. Face à la diversification des lieux de naissance – plateaux techniques, filières physiologiques, maisons de naissance -, il faut une définition du bas risque pour l’orientation vers des filières dédiées aux femmes à bas risque obstétrical. Aujourd’hui, la définition française porte uniquement sur le suivi de grossesse. Donc, si l’on applique les recommandations de la HAS et la loi sur les maisons de naissance, une femme avec un antécédent de césarienne peut accoucher en maison de naissance ou en plateau technique, alors que l’on sait que ces femmes sont bien plus à risque d’hémorragie du post-partum. D’ailleurs, de nombreuses sages-femmes de maison de naissance ont spontanément ajouté ce critère. Ces femmes avec un utérus cicatriciel peuvent tout à fait être suivies par une sage-femme en anténatal. En revanche, pour le lieu de naissance, elles me paraissent sortir du bas risque.
Aujourd’hui, comment les femmes à bas risque sont-elles suivies ?
Avec Morgane Maillard, sage-femme en master de santé publique, en appliquant la définition française actuelle aux données de l’ENP 2021, nous avons découvert que les femmes à bas risque sont majoritairement suivies par des gynécologues-obstétriciens. Nous nous attendions pourtant à ce qu’elles soient suivies par des sages-femmes. Ce devrait être le cas dans un système efficace, qui vise à donner les bons soins, à la bonne patiente, par les bonnes personnes. Notre système présente donc des limites. Nous avons travaillé à partir des données de 7268 femmes sur les 12 000 femmes de l’ENP : celles pour qui nous pouvions identifier le bas risque obstétrical et le professionnel qui avait suivi leur grossesse. Au total, seuls 43 % des femmes à bas risque sont suivis par une sage-femme, 52 % par un gynécologue-obstétricien et 4,8 % par un médecin généraliste. Les gynécologues-obstétriciens suivent les grossesses à bas risque principalement en cabinet de ville ou en maternité privée. Pour les sages-femmes, la répartition est plus équilibrée entre les libérales et les hospitalières (45 % versus 55 %). Les déterminants du non-recours à une sage-femme sont l’âge – les femmes plus âgées sont plus nombreuses à se diriger vers un gynécologue-obstétricien pour leur suivi prénatal -, des antécédents de césarienne, des antécédents de bilan d’infertilité, et un niveau de ressources plus élevé. Les sages-femmes reçoivent quant à elles en priorité des femmes célibataires, des femmes qui présentent un indice de défavorisation sociale plus important, des fumeuses, des femmes plus jeunes. Les femmes qui présentent des facteurs de risques obstétricaux s’orientent donc plutôt vers un gynécologue. Mais les sages-femmes reçoivent celles qui présentent davantage de facteurs de risques sociaux. Les femmes les plus précaires sont davantage suivies par des sages-femmes hospitalières.
Ces résultats montrent qu’on est dans un système où les femmes choisissent à priori leur praticien. Ce n’est pas le cas partout. En Hollande par exemple, les femmes à bas risque sont automatiquement suivies par une sage-femme. Il est très difficile de sortir de cette filière. De plus, chez nous, dans les régions où il y a beaucoup de sages-femmes, les femmes à bas risque sont plus suivies par des sages-femmes. Quand les femmes ont le choix, elles vont davantage voir un obstétricien. Ce choix est-il réellement éclairé ? Il faut des analyses plus qualitatives pour le dire. Mais aujourd’hui, notre système de santé est contraint en termes de budget, de finances et de démographie médicale et les ressources ne sont pas très bien réparties. À priori, il faudrait que les femmes à bas risque soient suivies par les professionnels les plus spécialisés du bas risque, c’est-à-dire les sages-femmes. Ces données montrent que l’allocation des ressources n’est pas optimale. Nous avons de gros progrès à faire pour améliorer la situation. Il manque peut-être en France une vraie politique de santé périnatale qui s’intéresse au suivi prénatal et à l’allocation des ressources et des compétences au bon endroit. Aujourd’hui, la politique prénatale fonctionne bien pour orienter les femmes à haut risque.
Ce suivi répond-il aux besoins de ces femmes ?
Les femmes à bas risque étant suivies majoritairement par des gynécologues-obstétriciens, dans quelle mesure ce suivi est-il en adéquation avec les recommandations ? Pour le savoir, nous avons regardé 9 critères de jugement en prévention primaire, secondaire et en promotion de la santé, en travaillant sur le même échantillon de 7268 femmes à bas risque. Nous avons repris les questions de l’ENP, posées aux femmes deux jours après leur accouchement. Le professionnel vous a-t-il interrogée sur votre consommation d’alcool, de tabac ? Avez-vous reçu des conseils sur la prévention du CMV ? Sur la vaccination antigrippale ? Pour la prévention secondaire, nous avons regardé les données sur le dépistage de la trisomie 21 et du diabète gestationnel. Pour la promotion de la santé, nous avons étudié les données relatives à l’entretien prénatal précoce, aux séances de préparation à la naissance et à la formulation d’un projet de naissance auprès des professionnels. Les données montrent que les femmes n’ont pas oublié ces informations. L’évaluation de la consommation de tabac est très bonne, quel que soit le professionnel : 92 % des femmes se souviennent avoir été interrogées sur ce sujet. Cependant, les sages-femmes font un peu mieux que les gynécologues-obstétriciens et les médecins généralistes. Il en va de même pour la consommation d’alcool, qui a été dépistée dans plus de 74 % des cas, mais là encore, les sages-femmes font un peu mieux que les autres professionnels. Sur le CMV, l’adéquation est faible : moins de 1 femme sur 7 déclare avoir reçu des conseils d’hygiène en prévention de ce virus. D’ailleurs, on ne voit pas de différence en fonction du professionnel. En revanche, sur la vaccination antigrippale, les femmes reçoivent dans 60 % des cas des conseils. Là encore, les sages-femmes font un peu mieux que les autres professionnels. Pour la prévention secondaire, les soins sont très adéquats : 98 % pour la trisomie 21 et 93 % pour le diabète gestationnel. Il n’y a pas de différence selon les professionnels. Tout le monde fait aussi bien. En revanche, sur la promotion de la santé (entretien prénatal précoce, préparation à la naissance, projet de naissance), les résultats consolident nos hypothèses : tous ces soins sont plus réalisés quand les femmes sont suivies par des sages-femmes. Par exemple, l’EPP est réalisé dans 44 % des cas quand la femme est suivie par une sage-femme, ce qui laisse encore une belle marge de progression, mais il n’est réalisé que dans 34 % des cas quand la femme est suivie par un gynécologue-obstétricien ou un médecin généraliste. Nos résultats appuient l’hypothèse selon laquelle le suivi réalisé par un médecin généraliste ressemble plus à celui proposé par un gynécologue-obstétricien qu’à celui d’une sage-femme.
Globalement, cette analyse montre que la prévention secondaire est vraiment en adéquation avec les recommandations. C’est très rassurant. Pour les soins de prévention primaire, les sages-femmes réalisent plus souvent des soins conformes aux recommandations. Pour la promotion de la santé, c’est-à-dire les soins de salutogenèse, les sages-femmes ont vraiment pris leur place et proposent un suivi qui est plus souvent adéquat. Donc quand les sages-femmes proposent des soins aux femmes à bas risque, elles le font très bien. Cela incite vraiment à réfléchir sur l’orientation des femmes vers le bon professionnel en fonction de leur niveau de risque.
Quelles sont vos premières conclusions ?
Ces analyses montrent qu’on peut améliorer notre système de soins pour les femmes à bas risque, afin qu’il soit plus pertinent et plus efficace. D’autant plus que les sages-femmes réalisent bien le suivi des femmes à bas risque. Cela permet donc une meilleure allocation des ressources.
Le prochain volet de recherche vise à observer comment les femmes à bas risque accouchent dans les maternités de type 1, 2 et 3. Quand ces femmes accouchent dans des maternités de petite taille, prennent-elles davantage de risques, comme l’a suggéré le rapport d’Yves Ville et de l’Académie nationale de médecine ? Paru en mars dernier, ce rapport préconise la fermeture de plus d’une centaine de maternités, jugées trop petites. Il faut donc voir si les femmes sont bien orientées en fonction de leur niveau de risque. Aujourd’hui, on oriente les femmes pour leur suivi de grossesse, pas pour leur accouchement. Pour le lieu de naissance, ce qui fonctionne bien, c’est l’orientation en fonction du risque néonatal, pas du risque maternel. Nous avons montré par le passé que des femmes avec des antécédents d’hémorragie extrêmement sévère accouchaient dans des maternités où il n’y a pas de réserve de sang sur place. Ces femmes présentent pourtant un risque énorme de saigner à nouveau. Les équipes locales essaient parfois de sécuriser l’accouchement de ces dames, en commandant du sang en amont par exemple, mais les recommandations n’aident pas à sécuriser le système. On peut s’améliorer. Mais la remise à plat du système nécessiterait de mettre beaucoup de monde autour de la table. Il faut y aller pas à pas, en commençant par de nouvelles recommandations qui permettent de sécuriser les femmes et les professionnels.
En France, seule 1 femme sur 5 formule des préférences pour son accouchement
Près de 80 % des femmes ayant accouché dans une maternité française en 2016 n’ont exprimé aucune préférence quant au déroulé souhaité de l’événement. Tel est le principal résultat d’une étude conduite par Anne Chantry et Camille Le Ray, de l’Équipe de recherche en épidémiologie obstétricale, périnatale et pédiatrique (Épopé) de l’Inserm, parue fin juin 2023. Elles ont travaillé à partir des données récoltées auprès de 11 600 femmes au cours de l’Enquête nationale périnatale conduite courant 2016. Moins de 4 % d’entre elles avaient rédigé un projet de naissance et 17 % avaient verbalisé leurs préférences à l’oral, en salle de naissance. Les femmes obèses ou en surpoids, tout comme les femmes originaires d’Afrique, étaient les moins enclines à mentionner leurs préférences, que ce soit par écrit ou à l’oral. À l’inverse, les femmes qui ont le plus mentionné leurs préférences figuraient parmi les plus instruites. Les femmes dont le suivi de grossesse a été assuré par une sage-femme libérale, tout comme celles qui ont assisté à des cours de préparation à la naissance, se sont elles aussi davantage exprimées, à l’écrit comme à l’oral. Dans la cohorte observée, la rédaction d’un projet de naissance était associée à l’existence d’une filière physiologique au sein de la maternité. À l’extrême opposé, les primipares, les femmes qui ont accouché prématurément, ou celles qui ont donné naissance dans une maternité privée n’ont pas exprimé de préférences orales. Ainsi, en parallèle à certaines caractéristiques maternelles, l’organisation des soins semble favoriser, ou pas, l’expression des souhaits des patientes. Les études en population de ce type sont très rares. —
Hormis quelques travaux qui analysent les projets de naissance au sein d’une même maternité, et ne sont donc pas représentatifs, les autrices n’ont trouvé qu’une publication australienne portant sur les données de 130 structures. Cette étude mentionne que 20 % des femmes avaient rédigé un projet de naissance. En comparaison, le taux français de 3,7 % de femmes qui présentent leurs souhaits à l’écrit constitue une proportion très faible. Les chercheuses de l’Inserm l’expliquent par un manque d’information. Dans leur immense majorité, les parturientes ignorent cette possibilité, ce qu’avait déjà montré une étude du Collectif interassociatif autour de la naissance (Ciane). Deuxième explication : les patientes ont peur de s’exprimer. Elles redoutent d’irriter les professionnels ou d’être moquées, ridiculisées, infantilisées. Enfin, les patientes n’ont peut-être pas de préférences, ou des préférences qu’il ne semble pas nécessaire d’exprimer. En effet, de précédentes études, menées à l’étranger, ont montré que la préférence la plus exprimée par les parturientes concerne la prise en charge de la douleur. Ainsi, les 80 % de femmes qui n’expriment aucune préférence au moment de leur accouchement en France sont peut-être à rapprocher du taux français d’accouchement sous péridurale. Il s’élève à 80 %.
Anne Chantry et coll. Preferences for labor and childbirth, expressed orally or as a written birth plan: Prevalence and determinants from a nationwide population-based study. Birth, 29 juin 2023
■ Propos recueillis par Géraldine Magnan