Vous avez enquêté auprès des associations de défense des droits des pères séparés. Pourquoi ce sujet de recherche ?
Je n’ai pas d’enfant et mes parents n’ont pas divorcé, mais ce sujet d’étude m’anime. J’aime comprendre comment les rapports sociaux fonctionnent : c’est un des moteurs de ma recherche. Avec une focale : comment les groupes dominants agissent pour conserver leurs privilèges, pour continuer à exercer leur pouvoir. Avant ce livre, j’avais travaillé sur la mise en scène discursive : comment, dans le discours, les hommes mettent en scène leur détresse alors que dans le fond, ils veulent surtout garder le contrôle.
En dehors des actions spectaculaires comme dérouler une banderole depuis le sommet d’une grue ou faire du lobby auprès d’élus locaux, ces associations se présentent comme des lieux de parole, de soutien et d’échange. Le mouvement de ces hommes prône dans le discours la défense du droit des enfants, mais les questions d’éducation n’y sont pas souvent discutées, pas plus qu’une revendication d’avoir plus de temps à partager ensemble. Ils revendiquent dans les faits un temps supérieur de responsabilité légale.
Si vous aviez informé les associations de votre hypothèse de travail, peut-être ne vous auraient-elles pas reçu. Quel a été votre mode d’investigation ?
En France, pour mener des études sociologiques, il n’y a pas besoin de préciser le thème exact de la recherche menée. Il n’y a pas de demande d’autorisation pour la recherche universitaire. Dans d’autres pays, comme au Québec par exemple, la recherche en sociologie s’apparente aux essais cliniques : il est nécessaire de préciser l’objet exact de l’étude et chaque personne questionnée doit signer un consentement éclairé.
Ma recherche a été présentée de la manière suivante : « pratique et représentation de la paternité pendant et après la séparation » ; un travail basé sur une analyse de terrain. J’ai utilisé le même cadre d’analyse dans plusieurs associations de défense des droits des pères. Mes synthèses suivent des méthodes qualitatives. Il n’y a pas d’enjeu de représentativité statistique.
J’ai rencontré sept associations de défense des droits des pères et mené des entretiens avec leurs adhérents, observé des séances et participé à leurs permanences. En tout, 32 observations, dont 28 durant des permanences d’accueil. À cela se sont ajoutés 24 entretiens approfondis avec des pères, dont 14 militants. Ces échanges duraient en moyenne 45 minutes, même si certains ont duré entre 1 heure 30 et 2 heures et jusqu’à 2 heures 48 pour le plus long. Les questions étaient d’abord d’ordre chronologique, puis s’ouvraient sur des thèmes plus englobants : leur enfance, le rapport aux parents, la vie affective, l’histoire partagée avec la mère de leur(s) enfant(s), comment ils étaient engagés dans la vie de la famille, la vie matérielle, le partage des tâches, etc.
Les pères sont globalement sincères dans le récit qu’ils font de « leur vie d’avant », mais ce qui est ressorti des entretiens, c’est qu’ils n’ont aucune idée de ce que cela représente de prendre en charge leur(s) enfant(s) sur une semaine complète. Ils ont une vision enchantée de ce qu’ils font, ne savent pas, ne voient pas, survalorisent leur action passée au sein du couple. Ils sont plusieurs à avoir indiqué librement dans la conversation comment ils ont été « sur les genoux ou dépassés », durant leur première semaine de garde totale. Ils ont évoqué « la charge mentale, la deuxième journée du père » !
Vous avez observé des pères davantage animés par le souhait de garder un rôle de contrôle, d’échapper au paiement de la pension alimentaire. Comment expliquez-vous cela ?
Il existe une petite quinzaine d’associations présentes sur tout le territoire, dont les plus connues sont SOS Papas ou Jamais sans Papa. Dans mon ouvrage, les noms sont volontairement anonymisés. Elles ne sont pas très présentes sur les réseaux sociaux. Pourtant, leur objectif est de neutraliser les mouvements récents comme #MeToo ou de combattre les accusations de violences sexuelles.
Les pères impliqués dans ces associations y sont entrés du fait d’une séparation très conflictuelle avec des enjeux de droit de visite et d’hébergement. Ce motif personnel les pousse à s’engager pour les autres, certains militant depuis plus de quinze ans. Aider les autres et passer du temps : comme dans tout mouvement, c’est la reconnaissance qui est recherchée. Cet engagement repose sur le principe que « les hommes sont discriminés », qu’on les éloigne de leurs enfants, car la justice favorise les mères.
Dans les faits, effectivement – selon les statistiques du ministère de la Justice -, seulement 12 % des enfants de couples séparés sont en garde alternée. C’est l’argument principal des pères qui mettent en avant un souhait d’égalité dans le contexte actuel où, justement, les femmes la demandent plus que jamais. Cependant, ces mêmes statistiques indiquent que, dans la majorité des cas, la résidence alternée n’est pas demandée, pas plus qu’un droit de visite plus étendu que le temps classique : 1 week-end sur 2 et la moitié des vacances scolaires.
De surcroît, les chiffres montrent que lorsqu’une demande est faite, elle est la plupart du temps acceptée, y compris en cas de dépôt de plainte pour inceste ou violence, et ce que le juge soit homme ou femme ; il n’y a aucune différence de traitement dans la nature des jugements rendus. Ce qu’a démontré le Collectif 11 dans l’ouvrage Au tribunal des couples.
Il s’avère que leur vision est masculiniste et antiféministe en particulier. Pendant les permanences, le conseil sera toujours donné aux pères séparés de demander la résidence alternée, même s’ils ne peuvent pas l’assumer du fait, par exemple, d’horaires de travail compliqués. Il leur est suggéré qu’ils trouveront toujours un proche : sœur, mère, voisine, etc., pour prendre en charge les enfants.
La loi de 2002 indique que la résidence alternée est le mode idéal qui garantit la coparentalité. D’ailleurs, en cas de désaccord, le juge aux affaires familiales statuera sur ce mode de garde en première intention sur une durée donnée, le temps pour les parties de s’entendre sur le meilleur pour les enfants (Code civil, Article 373-2-9). Cette même loi de 2002 a défini le droit de visite (du père) de telle sorte qu’il n’y ait pas de contrainte qui lui soit imposée. S’il ne se présente pas, il n’y a pas de recours pour la mère.
Dans les faits, 97 % des pensions (les « contributions à l’entretien et l’éducation des enfants », CEEE) fixées par les juges sont effectivement reçues par les mères à destination des enfants. Du point de vue des classes sociales, les pères de ces mouvements sont plutôt issus de catégories socioprofessionnelles moyennes à supérieures : des hommes hétérosexuels, en âge d’avoir des enfants (entre 30 et 60 ans), plutôt diplômés, avec des postes à responsabilités, d’où l’enjeu de la pension alimentaire à payer dès lors que la résidence des enfants n’est pas alternée.
Vous jetez en quelque sorte « un pavé dans la mare ». Quelles ont été les réactions suite à la sortie de votre livre ?
Je ne suis pas très connecté. Cependant, j’ai reçu quelques mails et un courrier manuscrit de la part d’un militant d’une association que je n’avais pas rencontrée. Ils exprimaient qu’ils n’étaient pas d’accord, que je me trompais, mais sans être agressifs. Avant moi et autour de moi, d’autres chercheurs ont travaillé sur les mêmes sujets et obtiennent les mêmes résultats. Une sociologue, Aurélie Fillod-Chabaud, avait mené en 2013 une comparaison entre le Québec et la France. Ses observations comportent beaucoup de points communs, même si quelques associations au Québec apportent de la nuance : avec des missions proches du travail social et une action associative avec un but de responsabilisation des pères. Un autre sociologue, Pierre-Guillaume Prigent, a mené le travail inverse sur les associations de mères qui œuvrent en soutien aux séparations conflictuelles, Mères “aliénantes ” ou pères violents ? Et ses conclusions rejoignent celles de mon étude.
■ Propos recueillis par Valérie Handweiler