En quoi consiste le projet Bip ?
L’objectif global de Bip est d’essayer de comprendre les mécanismes des inégalités sociales de santé entre femmes migrantes et femmes natives. Il s’agit de voir si, à côté des mécanismes déjà documentés, un phénomène de discriminations inconscientes serait à l’œuvre, participant à ces inégalités de santé.
Un premier volet épidémiologique consistait à vérifier l’existence de soins différenciés en périnatalité entre femmes migrantes et femmes natives, en particulier les femmes venant d’Afrique subsaharienne dont nous savons qu’elles présentent les taux de morbidité et mortalité les plus élevés. Nous avons étudié, au travers d’analyse de bases de données, cet aspect dans le cas de la césarienne, du dépistage de la trisomie 21 et de l’analgésie péridurale pendant le travail. Ces volets sont achevés et ont fait l’objet de publications. Nos résultats montrent l’existence de soins différenciés en matière de césarienne, notamment en cours de travail, et de dépistage de la trisomie 21. En revanche, aucune différence dans les soins n’a été retrouvée concernant l’administration de la péridurale et les délais dans lesquels elle était pratiquée.
Le deuxième volet consistait à étudier les préjugés implicites et inconscients chez les professionnels de santé en périnatalité : obstétriciens, anesthésistes et sages-femmes. Car, comme n’importe qui, les professionnels de santé peuvent être porteurs de préjugés ethno-raciaux, susceptibles de déterminer des pratiques de soins différentes selon les catégories sociales et sans que ces différences ne reposent sur des bases médicales pertinentes. L’analyse est achevée, a fait l’objet d’une communication orale et nous préparons la publication des résultats.
Nous avons adapté des outils mis au point par des psychologues sociaux de l’université d’Harvard. Lorsqu’on teste les biais implicites, il faut s’assurer au préalable de l’existence de préférences explicites, c’est-à-dire d’un affichage ouvertement raciste. Nos résultats en retrouvent très peu. Comme nous nous intéressons en particulier à la catégorie des femmes d’origine subsaharienne, nous avons construit des tests d’associations implicites basés sur cette catégorie. Nous testions la valence, soit la préférence implicite des professionnels entre les femmes catégorisées comme africaines ou françaises. L’autre test portait sur la force et la capacité de résistance attribuées par les professionnels aux femmes dites africaines ou considérées comme françaises. Avec près de 900 répondants, les résultats sont clairs : une grosse majorité de soignants, quelle que soit leur profession, ont des préférences ou biais implicites. Sur les tests de valence, la préférence était nette en faveur des femmes dites françaises. En revanche, les femmes étiquetées africaines étaient souvent considérées comme plus résistantes.
Une fois ces biais identifiés, il s’agissait de vérifier s’ils étaient associés à des soins différenciés. Nous avons donc soumis six vignettes cliniques à chaque professionnel, trois laissant supposer qu’il s’agissait d’une patiente africaine et trois autres d’une patiente française. Les répondants devaient indiquer leur degré d’accord avec la réponse proposée. Nous n’avons pas trouvé de différences entre les groupes ou de lien entre les biais implicites et des pratiques différenciées avec cette méthodologie. Cela ne permet donc pas d’appuyer notre hypothèse selon laquelle des préjugés pourraient générer des différences dans les soins.
Étudier le lien entre biais implicites et soins différenciés est délicat et complexe. Quelle méthodologie adopter pour dépasser ces freins ?
Notre étude comporte en effet des limites. Il est possible que les résultats des tests concernant les biais implicites soient davantage le reflet d’un climat et de perceptions sociales que d’attitudes individuelles. Quant aux vignettes cliniques, elles ne reflètent pas les pratiques réelles, mais des intentions comportementales. C’est pourquoi nous avons complété l’étude par un volet socio-antrhopologique, conduit par la sage-femme et sociologue Priscille Sauvegrain, dont les résultats sont en cours d’analyse. Elle a mené des observations in situ des comportements en consultation dans trois maternités, pour aller au-delà du déclaratif des professionnels de santé.
Nos résultats sont en tout cas marquants: nous ne nous attendions pas à retrouver un niveau de préjugés aussi important que celui observé dans les études nord-américaines. La plupart des études conduites au moyen de vignettes cliniques n’établissent pas de lien entre biais implicites et soins différenciés, mais cela ne signifie pas que ce lien n’existe pas. Nous devons donc affiner nos méthodes d’investigation et multiplier les observations de terrain dans plusieurs lieux, comme en salle de naissance, en cours de préparation ou en suites de couche.
Parler de biais implicites relève-t-il du politiquement correct ou peut-on parler de discriminations raciales dans les soins ?
Concernant le vocabulaire, le racisme dans les soins et les discriminations inconscientes ne sont pas identiques. Bien sûr, ces dernières et une certaine organisation des soins concourent à un racisme structurel qui ne relève pas du racisme individuel, mais qui a pour effet des soins différenciés non justifiables médicalement. Les travaux de recherche sur les parcours de soins ou sur le refus par les professionnels libéraux des patients bénéficiaires de la CMU montrent clairement des différences de traitement et une ségrégation dans les soins. Notre analyse de la cohorte PreCare avait démontré que les ratios de femmes ne bénéficiant pas du dépistage de la trisomie 21 étaient plus importants chez les femmes d’Afrique subsaharienne, puis d’Afrique du Nord, par rapport à ceux des femmes natives. Or ces différences ne sont pas uniquement liées à des problématiques de perception culturelle du suivi prénatal. Elles sont davantage liées à des barrières d’accès aux soins de certains groupes sociaux. Quand on voit la difficulté à prendre un rendez-vous à l’hôpital, au degré de littératie en santé requis pour parvenir à se repérer dans un système complexe, cela génère des barrières à l’accès aux soins et donc des soins différenciés.
C’est en cela que le racisme systémique existe dans le domaine du soins, sans que cela ne soit lié au racisme individuel.
Lorsque nous travaillons sur les inégalités de santé, l’objectif est de travailler sur les facteurs intermédiaires modifiables à une échelle que l’on maîtrise. On peut sans doute penser que le racisme est modifiable, mais cela nécessite des interventions structurelles plus profondes, qui relèvent de plusieurs ministères et demandent un temps très long. Notre approche est plus pragmatique.
Quels sont les leviers d’action possibles pour modifier les préjugés et les pratiques différenciées ?
Si nous parvenons à mettre en évidence ces phénomènes, nous pouvons mener des interventions pédagogiques pour désactiver ces biais inconscients. Cela pourrait avoir un vrai impact sur les soins différenciés et, peut-être, sur les issues de santé.
Nous sommes par exemple en train de finaliser une analyse sur les données de la cohorte PreCare sur la problématique de la compétence linguistique, dans lequel on montre l’association entre la barrière linguistique et le suivi prénatal sous-optimal. Il s’agit donc d’un plaidoyer pour la mise en œuvre de services d’interprétariat professionnels, pour sortir des bricolages actuels qui ne sont pas satisfaisants et qui ne permettent pas des interventions en urgence.
Quand une étude montre que les femmes migrantes, d’Afrique du Nord ou d’Afrique subsaharienne, ont la capacité de choisir de manière informée de pratiquer un dépistage de la trisomie 21, mais qu’il est trois fois moindre que chez les femmes nées en France, on met en évidence un soin différencié. Sensibiliser les professionnels à ces biais implicites permet de déconstruire nos représentations et d’interroger nos pratiques. Lorsqu’on est dans le temps très restreint de la première consultation de suivi prénatal, qu’on doit ouvrir le dossier, recueillir les antécédents médicaux, informer sur ce que sera le suivi prénatal et qu’on doit expliquer aussi en détail le dépistage de la trisomie 21, c’est chronophage. Or on sait que les biais implicites s’expriment dans les situations de temps contraint, en consultation ou en urgence. Nous avons tous des biais qui nous aident à gagner du temps et à fonctionner. Il est alors facile qu’un biais racial s’exprime face à une femme qui porte un voile et de préjuger qu’elle n’opterait pas pour une interruption médicale de grossesse si une trisomie 21 était mise en évidence par le dépistage. Il peut alors être tentant de gagner du temps sur l’information qui lui est délivrée. C’est très vite fait et ce n’est ni malveillant ni issu de la volonté de priver cette femme d’une information adéquate. Expliquer ces phénomènes aux soignants est simple et peut faire changer les comportements. J’ai beau travailler sur ces questions, je suis moi-même pétri de préjugés raciaux. Je lutte contre ces tendances inconscientes pour faire de mon mieux.
Vous considérez-vous comme militant et pionnier de ces recherches ?
La façon dont la question migratoire est traitée et instrumentalisée par les politiques génère un bruit de fond délétère pour les personnes concernées, à qui on renvoie leur condition de migrant. Le durcissement des conditions d’accès à l’immigration qui sont discutées, ou les conditions d’accès au statut de réfugié ou au droit d’asile sont difficiles. Je vois là des motivations pour continuer la recherche, en m’appuyant sur des faits tangibles et rationnels. Je fais partie du collectif Désinfox migration, porté par l’Institut Convergence Migration, qui rassemble des chercheurs qui tentent de déconstruire les discours mensongers relayés aujourd’hui, en s’appuyant sur des éléments scientifiques.
Aux États-Unis, la question de l’équité en santé est primordiale et il s’agit désormais d’un critère de qualité des soins. L’intérêt est majeur en Amérique du Nord pour ces questions. La recherche et des actions de terrain fleurissent, avec un sentiment d’urgence à agir. Les problématiques raciales s’expriment avec davantage de violence aux États-Unis, c’est pourquoi ces enjeux sont devenus une priorité nationale. La mortalité maternelle remonte à la hausse et est le reflet d’inégalités raciales de santé. Ce problème est documenté et visible aux États-Unis et au Canada et il est traité. Le problème est loin d’être réglé, mais il est pris en compte. Les chercheurs qui traitent de la discriminations dans les soins sont encore peu nombreux en France. Outre la périnatalité, des investigations débutent dans le champ de la santé mentale. En périnatalité, nous continuons de travailler sur les données de l’Enquête nationale périnatale, pour comparer la fréquence des soins sous-optimaux dans le temps et d’autres projets sont en cours.
Pour en savoir plus :
- Élie Azria, Priscille Sauvegrain, Olivia Anselem, Marie-Pierre Bonnet, Catherine Deneux-Tharaux, Anne Rousseau, Juliette Richetin. Implicit biases and differential perinatal care for migrant women: Methodological framework and study protocol of the BiP study part 3. Journal of Gynecology Obstetrics and Human Reproduction, Volume 51, Issue 4, 2022
- Eslier M, Deneux-Tharaux C, Sauvegrain P, Schmitz T, Luton D, Mandelbrot L, Estellat C, Azria E. Severe maternal morbidity among undocumented migrant women in the PreCARE prospective cohort study. BJOG. 2022 Sep;129(10):1762-1771. doi: 10.1111/1471-0528.17124.
- Azria E, Sauvegrain P, Blanc J, Crenn-Hebert C, Fresson J, Gelly M, Gillard P, Gonnaud F, Vigoureux S, Ibanez G, Ngo C, Regnault N, Deneux-Tharaux C; Pour la commission Inégalités sociales et parcours de soins du Collège National des Gynécologues Obstétriciens Français CNGOF. Systemic racism and health inequalities, a sanitary emergency revealed by the COVID-19 pandemic. Gynecol Obstet Fertil Senol. 2020 Dec;48 (12):847-849. doi: 10.1016/j.gofs.2020.09.006.
■ Propos recueillis par Nour Richard-Guerroudj