Pourquoi vous êtes-vous intéressée aux étudiants hommes, qui font exception dans les écoles de sages-femmes ?
Je viens de la sociologie de l’éducation et du genre. Je m’intéressais aux orientations atypiques au niveau du genre. De nombreuses recherches ont montré que les femmes et les hommes font des choix d’orientation différents. D’autres travaux avaient été menés sur l’orientation des femmes vers des professions très masculinisées, mais peu l’inverse. C’est pourquoi j’ai souhaité enquêter sur les hommes au sein de filières très féminisées. La maïeutique représente bien un métier associé aux femmes, d’autant que la profession était fermée aux hommes jusqu’en 1982.
L’assistance sociale a aussi une histoire et des caractéristiques associées aux femmes. Mon hypothèse était que ces formations seraient une bonne loupe pour mettre à jour des dynamiques de genre. C’est seulement par la suite que je me suis rendu compte que les médias s’intéressaient souvent aux hommes sages-femmes et que cet intérêt interrogeait les sages-femmes.
Qu’avez-vous observé lors de votre enquête ?
Un résultat important est mis en avant dans le titre du livre : dans les formations très féminisées, les hommes se distinguent des femmes. Cette idée de distinction renvoie d’abord à leur rareté, qui les rend visibles. Se distinguer implique aussi de se différencier et d’être valorisé. J’ai constaté que les étudiants tirent des bénéfices de leur genre au sein de la formation. Par exemple, au sein des promotions, ils adoptent souvent le rôle de porte-parole. Ils sont surreprésentés dans les associations étudiantes, ou lorsqu’il s’agit de négocier des choses avec les enseignantes. Cela fait écho à ce que l’on retrouve plus tard sur le marché du travail, où les hommes sont plus nombreux dans les rôles de représentation. Ils prennent des rôles visibles.
Autre exemple : plusieurs étudiants ont eu une proposition d’emploi avant la fin de leur formation. C’est moins systématique pour les étudiantes. Pourtant, les hommes ne sont pas meilleurs étudiants : ils redoublent proportionnellement plus et obtiennent moins souvent le diplôme d’État. Mais ils bénéficient généralement d’a priori positifs, lié aux stéréotypes de genre : ils seraient plus professionnels, plus drôles, garderaient mieux la bonne distance avec les patientes, etc.
La bienveillance dont les étudiants bénéficient et les privilèges tirés de leur rareté et de leur genre leur donnent confiance.
Ce qui est intéressant, c’est que les femmes dans des métiers très masculinisés n’ont pas du tout les mêmes privilèges que les hommes dans les métiers très féminisés.
En fait, les logiques de genre qu’on trouve ailleurs dans la société sont exacerbées.
Pour nuancer, il faut quand même souligner que la volonté d’égalité entre les genres est forte dans les formations féminisées que j’ai étudiées. Un étudiant ouvertement machiste sera rabroué par exemple. Les hommes qui s’en sortent le mieux sont alors ceux qui savent jongler entre différentes postures. Par exemple, ils se mettent parfois en retrait lors des échanges informels entre étudiantes, et, à d’autres moments, ils prennent des rôles de représentation.
On entend souvent que les hommes choisissent la maïeutique par défaut, depuis la mutualisation de la première année avec celle d’autres études de santé…
Entre 2002 et 2003, quand la première année de sage-femme a été mutualisée avec celle d’autres filières de santé, la proportion des hommes dans la formation a été multipliée par six. La réforme leur a ouvert la possibilité de continuer dans cette filière, souvent après avoir échoué à intégrer médecine. Mais si les études de sages-femmes sont rarement le premier choix des hommes, c’est aussi le cas pour les femmes.
Il n’y a pas de profil typique pour les hommes en écoles de sages-femmes. Leurs origines sociales et leur socialisation de genre sont variées. Généralement ils n’ont pas reçu une éducation à l’inverse des stéréotypes de genre, contrairement aux femmes dans les métiers dits masculins pour qui c’est plus souvent le cas. Ce qui caractérise quand même les étudiants sages-femmes, c’est un goût pour le travail du care, qu’on associe plus souvent aux femmes. Mais c’est sans doute commun à la plupart des étudiants en santé, et ce n’est pas incompatible avec des postures conformes aux normes de genre.
Le bénéfice de genre existe-t-il aussi en stage ?
En général, les hommes sont appréciés en stage, et ils bénéficient là aussi de stéréotypes de genre favorables. Parfois, ils vivent des situations moins agréables.
Par exemple, ils parlent d’anciennes sages-femmes qui auraient des a priori envers les hommes dans la profession. Il peut y avoir une part de mythe dans cette affirmation. Et en réalité, cela ne se vérifie pas sur le terrain. Il y a des réticences, mais c’est très marginal. Cela tient sans doute à un renouvellement des générations au sein des hôpitaux.
En revanche, les hommes évoquent beaucoup la difficulté du refus de soin de certaines patientes, parce qu’ils sont hommes. Là encore, il faut nuancer. Ils y sont surtout confrontés en début de formation, et ces refus s’atténuent lorsqu’ils acquièrent des compétences. Par ailleurs, certains étudiants développent des stratégies pour être acceptés par les patientes, en se montrant plus doux ou en mettant en avant leurs compétences. Les refus existent et ne sont pas confortables mais cela reste marginal par rapport à tous les moments où les étudiants hommes sont valorisés. Ce n’est généralement pas ce qui caractérise le plus leur expérience lors des études. Certains retournent même cela à leur avantage, en arguant que leur genre les pousse à être plus délicats que les femmes, à demander davantage le consentement des patientes, comme si le fait d’être homme les obligeait à être plus professionnels. Cela participe encore de leur distinction.
Comment les femmes étudiantes vivent-elles cette distinction des hommes ?
Les femmes apprécient la présence d’hommes dans les promotions. Elles perçoivent souvent les groupes de femmes comme conflictuels et disent que les hommes peuvent arbitrer les conflits. Elles les incitent parfois inconsciemment à être délégués ou à se mettre en avant. On retrouve là encore des stéréotypes de genre : les hommes seraient plus entendus ou sauraient mieux taper du poing sur la table. En parallèle, les étudiantes apprécient être dans des groupes de femmes, où elles peuvent parler plus facilement de certains sujets comme le harcèlement de rue, la contraception, la maternité, etc. Elles donnent une place à part aux hommes de la promotion, mais elles ne veulent pas non plus qu’ils prennent toute la place.
Votre enquête s’est achevée juste avant le mouvement #Metoo. Les rapports de genre ont-ils depuis évolué au sein des écoles de sages-femmes et de la profession ?
En effet, la réflexion sur les questions de genre a beaucoup évolué ces dernières années, et on pourrait penser que ce j’ai observé appartient à une époque révolue. Mais ce n’est pas l’hypothèse que je fais. Des recherches dans d’autres champs montrent que les inégalités de genre demeurent puissantes aujourd’hui, même si elles sont davantage dénoncées. Par ailleurs, dans les formations que j’ai étudiées, l’idéal d’égalité était déjà très affirmé. Malgré cela, les inégalités de genre perdurent et les hommes qui s’adaptent avec souplesse maintiennent leurs privilèges. Je pense ainsi que mon enquête peut participer à éclairer la période actuelle, en montrant comment les inégalités de genre demeurent malgré leur dénonciation.
■ Propos recueillis par Nour Richard-Guerroudj