« Allaiter des jumeaux est plus facile que d’allaiter un seul enfant »

En matière de conseil et de soutien à l’allaitement, les outils de communication permettant d’instaurer un rapport de confiance avec la patiente et de la faire cheminer dans sa prise de décisions sont précieux. L’outil VISA (Valorisation, Information, Soutien, Authenticité) est l’un d’eux.

EXPOSÉ

Alexandra* me contacte afin d’organiser son suivi à la sortie de maternité, suite à son deuxième accouchement. Elle a donné naissance à des jumeaux à 38 SA, sous péridurale. L’allaitement semble avoir « bien démarré ». Elle a souffert d’un engorgement important à la maternité. Elle souhaite ardemment un soutien à l’allaitement car l’un des deux enfants a perdu plus de 10 % de son poids de naissance et semble avoir des difficultés à recevoir tout le lait dont il aurait besoin. Il reçoit des compléments à l’aide de préparations pour nourrissons (PPNRS). Il s’endort très vite au sein, alors que son frère semble plus vigoureux et a déjà repris 20 grammes à J4.

Je rencontre donc Alexandra à J6, le lendemain de sa sortie de maternité. Les deux enfants ont repris du poids mais l’un des deux doit être complété et réveillé toutes les trois heures pour être alimenté. Alexandra m’indique sa grande inquiétude quant à sa possibilité d’allaiter exclusivement des jumeaux car elle n’a pas eu suffisamment de lait pour son ainé, deux ans auparavant. Elle l’avait sevré au cours du deuxième mois car sa production lactée semblait très insuffisante et son bébé recevait des compléments depuis la maternité. Son pédiatre lui avait alors signifié une production insuffisante et elle n’a jamais réussi à augmenter sa production malgré des tétées « fréquentes » toutes les 3 à 4 heures.

Alexandra ne présente aucun antécédent médical particulier ; l’examen clinique et l’examen mammaire semblent normaux. Compte tenu de l’inquiétude d’Alexandra, persuadée qu’elle est incapable de fournir assez de lait à deux enfants alors qu’il ne lui pas été possible d’allaiter un singleton, j’aborde le sujet en utilisant des outils de communication visant à rendre la maman actrice des décisions d’action (« empowerment »), sans lui apporter des solutions sous la forme de conduite à tenir. En effet, les études ont montré que le modèle « conduite à tenir prescrite » est associé à une moindre compliance.

LA STRATÉGIE « VISA »

Je débute donc l’entretien en pratiquant l’écoute active de ce qu’Alexandra m’expose, à la suite de quoi je mets en œuvre la stratégie dite « VISA ».

La première étape du « VISA » étant la Valorisation : je félicite Alexandra d’avoir tenu pendant deux mois d’allaitement mixte pour son premier enfant. Je lui indique qu’elle est une « super maman », et qu’elle semble très attentive au bien-être de ses enfants et que je comprends son inquiétude (reformulation des émotions). L’objectif de cette étape est de mettre en place une relation de confiance propice à l’écoute des informations qui vont suivre. Ensuite, nous revenons sur sa première expérience d’allaitement lui indiquant qu’il est difficile de juger ce qui s’est passé à postériori et que les professionnels qui l’ont suivie à cette époque-là ont sans aucun doute fait de leur mieux pour l’aider, en fonction de leur expérience et de leurs connaissances. Valoriser l’entourage d’une maman que nous accompagnons permet de se positionner dans son « système » et de pouvoir composer avec l’ensemble des personnes qui sont importantes pour cette maman, sans devoir la mettre face au fait de devoir choisir entre un discours ou un autre. 

La deuxième étape du « VISA » est l’Information. Cette information doit être généralisée et scientifiquement validée. Cela permet à la maman de réfléchir et de s’approprier elle-même ces informations afin d’en conclure sa propre conduite à tenir, qui sera plus aisément mise en place dans la mesure où elle vient d’elle. Nous revenons donc sur les informations à propos de la physiologie de lactation afin qu’Alexandra comprenne l’intérêt de favoriser une vidange maximale et fréquente de la glande mammaire. Les besoins et rythmes physiologiques d’un nouveau-né et l’intérêt d’un contact corporel étroit sont aussi abordés, afin de reconnaître tous les signes de sommeil agité, notamment pour les nouveau-nés qui ont tendance à s’endormir rapidement au sein. Nous nous intéressons à la notion de « sommeil refuge », à l’intérêt du « peau-à-peau » ou du maternage de type Biological Nurturing de Susan Colson [1]. Nous évoquons également le fait que certaines mères de jumeaux choisissent d’allaiter les deux enfants en même temps, en constatant que l’enfant le plus faible profite souvent dans ce cas-là du réflexe d’éjection généré par l’enfant le plus vigoureux. Nous voyons ensemble ce qu’est la compression mammaire et comment l’alternance des seins (qui consiste à ne pas attribuer un sein à un enfant, mais à alterner le sein donné à chacun des enfants) peut permettre de
favoriser un meilleur drainage des deux seins. Nous discutons enfin des recommandations concernant les compléments de PPNRS et notamment de l’intérêt démontré de fractionner ces compléments afin de compléter les tétées avec de petites quantités, fréquentes [2]. Nous voyons finalement comment exprimer du lait manuellement et à l’aide d’un tire-lait afin de remplacer progressivement les PPNRS par du lait maternel (LM).

À l’issue de ces échanges, Alexandra m’indique alors souhaiter mettre en œuvre la stratégie suivante :

  • Tétées dès les signes de sommeil agité de l’un ou l’autre des enfants et si possible les deux enfants en même temps.
  • Compression mammaire pour le bébé le plus faible et compléments systématiques de 10 à 30 ml de PPNRS toutes les 45 à 90 minutes.
  • Peau-à-peau pendant minimum trois heures continues avec l’enfant le plus faible et si possible les deux (papa pourra faire du « peau-à-peau » également). Le père était présent lors de l’entretien et il était tout à fait favorable à tout ce qui a été proposé par Alexandra.
  • Expression manuelle du lait en fin de tétée afin d’essayer de remplacer les compléments de PPNRS par du LM.

Une fois cette stratégie formulée par Alexandra, elle est mise par écrit afin qu’elle ait un support pour s’y référer en cas de nécessité et une visite est proposée le lendemain afin de lui apporter ton mon soutien et d’évaluer la situation après 24 heures. Le document écrit comme la visite représentent le « S », pour Soutien, du « VISA ». 

Quant au « A », il est présent à chaque étape de la discussion : « Authenticité ». Il s’agit d’être en totale congruence entre ce qui est dit et ce qui est pensé afin de ne pas être trahie par son langage non-verbal. Ce dernier précède toujours le verbal. De plus, d’après Merhabian [3], lorsque l’on est en train de parler d’un état d’esprit ou de sentiment – ce qui est le cas pour la maman que j’ai en face de moi – le langage non-verbal représente 93 % de ce que notre interlocuteur retient ou perçoit, alors que cela ne représente que 53 % dans une communication courante.Or, dans ce cas, le professionnel de santé est dans une communication courante, contrairement à la maman, d’où l’importance de cette « Authenticité ».

J’ai soutenu cette famille de manière rapprochée pendant plusieurs semaines. En moins d’une semaine, les compléments de PPNRS ont pu être remplacés par du LM exclusivement. En deux semaines, les compléments de LM ont pu également être stoppés. L’allaitement exclusif s’est poursuivi jusqu’à six mois et les enfants ont été allaités en complément de la diversification alimentaire jusqu’à deux ans et demi. Le sevrage a été à l’initiative des enfants.

CONCLUSION

J’ai revu Alexandra pour sa troisième grossesse, neuf ans plus tard. En préparation à la naissance, elle a eu cette remarque qui m’a beaucoup émue, en parlant de l’allaitement avec les autres mamans du groupe : « Avec Céline, il est plus facile d’allaiter des jumeaux qu’un seul enfant ! ». Mais il faut garder à l’esprit que c’est uniquement grâce à ce qui a été mis en place par cette famille que ce « succès » a pu avoir lieu ! La sage-femme n’est finalement qu’un relai de l’information juste, suffisante, nécessaire… 

Les techniques « d’empowerment » sont des techniques de communication de plus en plus utilisées en médecine car ce sont celles permettant aux « patients » de s’approprier l’information, ce qui est associé à une plus grande compliance, augmentant ainsi les chances de mettre en œuvre le changement comportemental le plus adapté à la situation. Dans le cadre de l’allaitement maternel, les troubles de la production lactée sont dans la majorité des cas liés à des erreurs de conduite de l’allaitement. Les outils d’empowerment tel que le « VISA » sont donc des outils tout à fait adaptés à la situation, rendant les femmes ou les couples acteurs de leur choix de conduite de l’allaitement, sans jugement et dans le plus grand respect de ce qu’ils se sentent de faire ou non !


*Les prénoms ont été modifiés.

Céline Dalla Lana, sage-femme, consultante en lactation IBCLC, formatrice, autrice.

L’autrice ne déclare aucun conflit d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique, industrielle ou agro-alimentaire.

Références bibliographiques

[1] Susan Colson. L’allaitement instinctif. Biological nurturing. Edition Ressources Primordiales, 2021

[2] Eyla G. Boies, Yvonne E. Vaucher, and the Academy of Breastfeeding Medicine. ABM Clinical protocol #10 : Breastfeeding the late preterm infant (340/7-366/7 weeks of gestation) and early term infants (37-386/7 weeks of gestation). Breastfeed Med 2016 ; 11(10) : 494-500.

[3] https://ere-libre.com/communication-orale-regle-3-v-mehrabian/