L’étude Arrive de William Grobmann, parue en 2018 dans le New England Journal of Medecine, a fait l’effet d’une bombe. L’essai s’interrogeait sur le déclenchement électif à 39 SA pour les femmes à bas risque, cherchant à vérifier s’il réduisait les complications néonatales et augmentait le taux de césarienne. Il n’a été concluant que sur ce dernier point, mais les pratiques américaines en ont déjà été affectées. En France, les médecins ne tirent pas tous les mêmes conclusions pratiques de cet essai. Pour comprendre les débats tels que posés par les obstétriciens, un retour historique est nécessaire.
LE CONTEXTE AMÉRICAIN
« Aux États-Unis, depuis les années 2010, l’accent a été mis sur la limitation des morts fœtales in utero (MFIU), en raison de l’importance prise par les spécialistes de la médecine maternofœtale, témoigne Eugène Declercq, professeur de sciences de la santé communautaire à l’École de santé publique de l’Université de Boston. Avant, de 2009 à 2014, l’accent était mis sur la réduction de la prématurité dite tardive (entre 34 et 36 SA). L’association March of Dimes avait mené des campagnes en faveur de la “règle des 39 SA” pour prévenir les interventions sans indication médicale. »
En 2013, l’étude d’Alicia Mandujano, qui a comparé le risque de mort fœtale entre 34 et 41 SA avec le taux de mortalité néonatale pour évaluer le meilleur moment pour accoucher, témoigne de cette nouvelle préoccupation concernant les MFIU. Elle a étudié des grossesses uniques entre 2003 et 2005, classifiées entre bas et haut risque. Son article « The risk of fœtal death : current concepts of best gestational age for delivery », publié dans l’American Journal of Obstetrics and Gynecology, conclut que « le nombre de morts fœtales qui pourraient être évitées par un accouchement est supérieur aux taux de décès néonatal entre 37 et 38 SA chez les grossesses à bas risque ». L’étude retient ainsi un nadir, soit un point où les courbes de risque se croisent et s’inversent, à 38-39 SA. « Les décisions concernant la période optimale de l’accouchement doivent inclure le risque de ne pas avoir accouché (à tel terme, NDLR) », indique l’article tout en admettant que « l’étude ne répond pas à la question du terme optimal pour accoucher ». En admettant sa méthodologie, les calculs des taux de mort fœtale et de décès néonatals à chaque semaine de grossesse, reposant sur des données des années 2003 et 2005, devraient être tout de même rafraîchis et adaptés à chaque pays. L’étude a cependant marqué l’esprit de certains obstétriciens.
« Des publications ont démontré que la bonne comparaison doit être menée en intention de traiter pour évaluer les risques du déclenchement, explique aussi Loïc Sentilhes, chef du service de gynécologie-obstétrique au CHU de Bordeaux. Il faut donc évaluer la politique de déclenchement à celle de l’expectative, et non au travail spontané, comme ce qui a été fait jusque là. Cette méthode a été employée pour étudier le déclenchement dans des situations à risque : rupture des membranes, hypertension artérielle, restriction de croissance. Les essais manquaient de puissance, mais le déclenchement n’était pas associé à davantage de césariennes. Les Américains ont donc été pragmatiques, en s’interrogeant sur la pertinence du déclenchement à 39 SA pour réduire la mort in utero sans risquer d’augmenter la morbidité maternelle. D’où l’essai Arrive. »
L’essai de William Grobmann a donc été considéré comme la première étude avec un aussi fort niveau de preuve. Dans l’essai, 3062 femmes ont été inclues dans le groupe déclenchement et 3044 dans le groupe expectative. Mais les résultats ne montrent qu’une différence à la limite de la significativité en matière de décès périnataux et de complications néonatales – le premier critère de jugement – entre les deux groupes. Les données mentionnent 2 décès périnataux dans le groupe déclenché et 3 dans le groupe expectative, sans distinguer les MFIU des décès néonataux et sans commenter les circonstances de décès. En revanche, le taux de césarienne – soit le deuxième critère de jugement – est réduit de façon significative de 4 % dans le groupe déclenchement par rapport au groupe expectative (18,6 % contre 22,2 %).
DÉRIVES DES PRATIQUES
L’effet d’Arrive a été immédiat, puisque le jour même de sa publication, en août 2018, l’American College of Obstetricians and Gynecologists estimait qu’il était raisonnable de proposer ou d’accepter un déclenchement sans indication médicale à 39 SA, tout en respectant le choix des femmes. Pour sa part, l’American College of Nurse-Midwives a d’emblée interrogé le coût d’une politique de déclenchement électif à 39 SA et alerté sur les risques de dérives. Des sages-femmes australiennes se sont aussi exprimées dans la foulée, jugeant la portée d’Arrive limitée. « La plupart des femmes ont refusé de participer à l’étude, le taux de césarienne y est élevé concernant des femmes à bas risque, le déclenchement ne sauve pas plus de bébés », écrivait ainsi Hannah Dahlen, professeur de maïeutique à la Western Sydney University, sur le site pédagogique All4Maternity.com. De son côté, en 2019, l’Organisation mondiale de la santé continuait de ne pas recommander le déclenchement sans indication médicale avant 41 SA. Mais les États-Unis ont connu des dérives depuis l’essai Arrive.
De nombreuses études avant/après Arrive, de plus ou moins grande envergure, ont été publiées et ne sont pas concordantes en matière de baisse du taux de césarienne ou de réduction des risques néonataux. « Le nombre de déclenchements, en augmentation depuis 2014, a progressé plus vite depuis l’essai Arrive, témoigne Eugène Declercq, qui alimente le site birthbythenumbers.org. L’augmentation concerne les déclenchements à tous les termes de la grossesse, augmentant les taux de prématurité ! On est passé de “pas de déclenchement électif avant 39 SA” à “pourquoi plus de femmes ne pourraient pas être déclenchées à 39 SA ?”. Pourtant, nos études avaient montré le rôle des interventions médicales dans l’augmentation importante de cette prématurité tardive entre 1991 et 2006. Et les campagnes de March of Dimes avaient contribué à faire baisser le taux de prématurité, qui avait connu un pic en 2006 avant de décliner jusqu’en 2014. » De nouveau, en mars 2022, l’expert a publié avec Marian MacDorman un article sur la relation entre les interventions médicales et l’augmentation de la prématurité aux États-Unis entre 2014 et 2019. L’étude parue dans PlosOne conclut que les risques maternels ne sont qu’en partie responsables de cette progression, autant que la culture médicale très interventionniste. Eugène Declercq note que 34,4 % des accouchements à 39 SA avaient été déclenchés en 2021, contre 24,8 % en 2016. De même, les déclenchements avant 39 SA représentaient 10,2 % de toutes les naissances en 2021, contre 6,4 % cinq ans auparavant.
Ces constats sont corroborés par une étude avant/après menée par Laura Gilroy, obstétricienne au Maimonides Medical Center de New York. Publié en janvier 2023 dans l’American Journal of Obstetrics and Gynecology, l’essai « Trends in early term induction and delivery among low-risk nulliparas after the ARRIVE publication » indique que les obstétriciens ont extrapolé les résultats de l’essai de Willian Grobmann : « Malgré l’absence de preuve de bénéfice du déclenchement avant 39 SA chez les femmes à bas risque, le taux de déclenchement entre 37 et 39 SA a augmenté après la publication d’Arrive ».
« Le modèle même des grossesses a été modifié : les accouchements se déroulent en moyenne à 39 SA en 2020, alors qu’ils avaient lieu en moyenne à 40 SA et plus dans les années 1990 aux États-Unis », souligne Eugène Declercq, qui vient de publier « The natural pattern of birth timing and gestational age in the U.S. compared to England, and the Netherlands » en janvier 2023 dans PlosOne. L’étude cherchait à vérifier si ce changement était dû à des modifications de la physiologie des femmes ou plutôt aux interventions médicales, comme le déclenchement. Elle a comparé l’âge gestationnel et l’heure d’accouchement dans des cohortes de femmes ayant donné naissance à l’hôpital et à domicile aux États-Unis, en Angleterre et aux Pays-Bas. Ces pays ont été choisis pour leur modèle de soins spécifique. Alors qu’aux États-Unis les obstétriciens sont les professionnels de premier recours, les sages-femmes anglaises et néerlandaises sont en première ligne. L’analyse des données américaines montre que le terme moyen auquel les femmes ont accouché se situe entre 38 et 39 SA, quel que soit leur IMC, confirmant bien l’effet des interventions à elles seules. En Angleterre, aux Pays-Bas et dans les naissances à domicile, la majorité des grossesses allaient jusqu’à 40 SA. Eugène Declercq estime ainsi que « des priorités organisationnelles sont à même de perturber le schéma naturel des grossesses et des naissances aux États-Unis ».
De tels glissements ont-ils déjà eu lieu en France ? La dernière Enquête nationale périnatale (ENP) de 2021 note bien une augmentation du taux de déclenchement entre 2016 et 2021, passé de 22 % à 25,8 %. Elle relève aussi une augmentation du taux à chaque semaine d’âge gestationnel dès 37 SA, suggérant une dérive à l’américaine possible. « Nous sommes en train d’étudier les résultats de l’ENP 2021 pour voir un éventuel effet d’Arrive chez les nullipares à bas risque en France, explique Camille Le Ray, gynécologue-obstétricienne au CHU de Port-Royal et coordinatrice de l’ENP menée par l’Inserm. Mais cet effet n’est pas certain. Il semble plutôt que les études récentes et rassurantes sur le déclenchement pour siège, hypertension ou macrosomie ont contribué à l’augmentation du taux national. Par exemple, avant, nous incitions davantage à l’expectative. Désormais, quand l’hypertension est labile par exemple, sans être franche, nous avons tendance à proposer un déclenchement à 39 SA à Port-Royal. » De nombreux obstétriciens français affirment être vigilants concernant les conclusions à tirer de l’étude Arrive. Ils attendent les résultats de l’étude French Arrive, lancée en mars 2021 par Loïc Sentilhes et Hugo Madar, obstétriciens au CHU de Bordeaux.
UN ESSAI FRANÇAIS
Ce programme hospitalier de recherche clinique (PHRC) mené dans 34 maternités a obtenu 1,8 million d’euros de financements du ministère de la Santé pour reproduire l’essai randomisé Arrive. « Dans Arrive, la population étudiée avait un IMC élevé, ce qui plaide en faveur du déclenchement », note par exemple Loïc Sentilhes. L’organisation des soins et les pratiques en obstétrique sont aussi particulières outre-Atlantique. « En France, le taux d’extraction instrumentale est de 12 % tandis qu’il est de 3 % aux États-Unis : la pratique du déclenchement doit être contextualisée, en fonction du profil des femmes et des obstétriciens », souligne Nicolas Mottet, responsable de la maternité du CHU de Besançon. Dans l’essai Arrive, 94 % des femmes étaient accompagnées par un médecin à leur admission à l’accouchement et 6 % par des sages-femmes. De plus, la moitié des participantes étaient au chômage ou Afro-américaines et plus de 40 % ne disposaient pas d’une assurance santé pour le suivi prénatal. Ces données interrogent sur le profil des femmes prêtes à accepter de participer à un tel essai. Quel est leur degré de littéracie en santé ? Se sentent-elles en mesure de refuser de participer à un tel essai présenté comme positif ?
Alors que les inégalités de santé, l’accès aux soins et les discriminations en santé sont criantes aux États-Unis, fallait-il quand même reproduire l’essai Arrive en France ? D’autres pays, aux pratiques plus proches et avec de meilleurs indicateurs de santé en périnatalité ne devraient-ils pas servir d’aiguillons ? Les obstétriciens de CHU -interrogés répondent qu’il serait impossible d’infirmer ou de confirmer les conclusions d’Arrive sans étude française. « Les États-Unis peuvent influer fortement sur le monde en obstétrique, car ils ont les moyens financiers de mener des études d’envergure et très coûteuses et disposent de nombreux journaux parmi les plus prestigieux, estime Paul Berveiller, chef de la maternité du CHI de Poissy-Saint-Germain-en-Laye et secrétaire général du Groupe de recherche en gynécologie obstétrique (GROG), qui a soutenu French Arrive. L’essai de Grobmann a le potentiel de changer la définition du terme de la grossesse et d’inciter ou non à une plus grande médicalisation de la fin de grossesse. Il est nécessaire de vérifier cela et de s’autonomiser par rapport aux résultats américains. » Camille Le Ray rappelle que des études françaises ont déjà permis de s’affranchir des résultats américains : : « Nous avons été échaudés par le débat sur la voie d’accouchement en cas de siège. L’étude Premoda publiée en 2006 par François Goffinet a montré, contrairement au Term Breech Trial de Mary Hannah de 2013, que les complications néonatales n’étaient pas plus importantes en cas de naissance par le siège par les voies naturelles. »
French Arrive sera quelque peu différent de l’essai américain. Le taux de césarienne sera le critère de jugement principal, même si les issues néonatales seront aussi étudiées. Par ailleurs, alors que 73 % des femmes sollicitées ont refusé de participer à l’étude de William Grobmann, sans plus de précisions, l’essai French Arrive prévoit d’analyser les résultats de femmes ayant refusé de participer. La satisfaction maternelle, négligée dans l’essai américain, sera étudiée dans l’ensemble des groupes en France. Aucun résultat ne sera publié avant 2026, au mieux.
INTERPRÉTATIONS DIVERGENTES
Pour l’instant, une sage-femme française a publiquement critiqué les essais Arrive et French Arrive, dans un essai publié en octobre dernier chez l’Harmattan. Claudine Schalck et sa consœur québécoise Raymonde Gagnon, y analysent, à travers l’approche de la psychologie du travail, la tendance à une médicalisation toujours plus poussée du corps de femmes, considéré comme à risque, y compris lorsqu’elles sont en bonne santé (lire p. 24). Mais les sages-femmes françaises ne se sont pas encore emparées du débat. Les obstétriciens français discutent donc entre eux lors de congrès ou initient des politiques d’établissement qui leur sont propres. Car que ce soit concernant l’essai américain ou l’essai français en cours, ils s’opposent déjà sur les conclusions à en tirer.
Les tenants de la promotion de la physiologie de la grossesse se montrent prudents. « French Arrive ne va pas étudier les résultats de toutes les femmes refusant de participer, mais seulement ceux d’une cohorte réduite, analyse François Goffinet. Les résultats ne seront pas extrapolables. Alors qu’Arrive n’est pas concluant sur l’amélioration de la santé fœtale et néonatale, est-ce que la baisse du taux de césarienne doit être un objectif ? Le plus important est d’avoir des enfants et des femmes en bonne santé et que les femmes soient satisfaites de leur accouchement. Je crains fort que, sous couvert d’absence d’effet délétère du déclenchement, ce dernier soit proposé à toutes. French Arrive pourrait en revanche permettre d’être plus ouvert face à une demande de déclenchement de convenance. À Port-Royal, nous proposons le déclenchement à toutes les femmes à 41 SA + 5 jours, mais depuis l’essai Arrive nous sommes prêts à discuter et à accepter si les femmes le demandent avant. »
D’autres services se disent aussi plus rassurés pour pouvoir accéder aux demandes maternelles. « Après avoir fait un point de la littérature en 2017, nous avons adopté une politique plus libérale de déclenchement sur demande maternelle, témoigne Olivier Morel, chef de la maternité du CHU de Nancy. Nous proposons le déclenchement, sans insister et sans dire que cela présenterait tel ou tel avantage, pour éviter tout message culpabilisant. » Denis Gallot, chef de la maternité de Clermont-Ferrand, témoigne « attendre gentiment » les conclusions de French Arrive, sans rien changer à la politique du service. « Quand bien même il y aurait un bénéfice à déclencher une nullipare à 39 SA, il ne s’agira pas d’en arriver à l’expectative de convenance, dit-il. Il ne s’agira que d’offrir le déclenchement aux femmes qui le souhaitent. Et il n’est pas certain que la population s’engouffre en masse dans cette démarche. »
Pour Loïc Sentilhes, qui coordonne l’étude française, les résultats seront nécessaires pour mieux informer les femmes. Mais il va plus loin, en retenant la notion de risque fœtal et en avançant des implications médico-légales : « Imaginons une femme à qui un déclenchement n’aurait pas été proposé à 39 SA, mais dont le bébé décèderait 4 jours plus tard. Elle sera fondée à nous reprocher de ne pas l’avoir pleinement informée. »
À l’Hôpital américain de Paris, le chef de la maternité Patrick Rozenberg est convaincu que French Arrive parviendra aux mêmes conclusions qu’Arrive, tout en estimant qu’« il faut au moins deux essais randomisés de forte puissance pour changer les pratiques ». Seul Yves Ville, chef du service de gynécologie-obstétrique à l’hôpital Necker-Enfants malades à Paris, pense que dupliquer l’étude américaine est inutile : « L’essai de Grobmann confirme dix années d’études concordantes et le degré de preuve est suffisant. Refaire un essai randomisé est un sport académique sans fondement. Avec autant de protocoles de déclenchement que d’établissements, il sera dur de faire le tri. »
Selon Patrick Rozenberg et Yves Ville, le fait que l’essai Arrive soit à la limite de la significativité concernant les bénéfices néonataux du déclenchement suffit : les études antérieures font foi. « Ce n’est pas le déclenchement qui réduit les risques, mais l’expectative qui les augmente, argue le professeur Rozenberg. J’informe les femmes que, dès 39 SA, le risque de mort fœtale est supérieur à celui de mort néonatale, mais que ce risque est rare. Affirmer qu’il faut déclencher systématiquement à 39 SA ou au contraire, qu’il ne faut pas déclencher, sont des positions dogmatiques, paternalistes ou maternalistes. En termes d’information, je suis pour un comportement délibératif et non pas simplement informatif. L’idéal est d’aborder tôt cette question, pour laisser le temps de la réflexion. »
Yves Ville se montre tranchant pour disqualifier le discours en faveur de l’expectative à 39 SA : « Affirmer qu’il faut attendre que le bébé arrive spontanément est très judéo-chrétien, marqué par le “mystère de la nativité”. C’est lourdingue et archaïque en 2023 ! Le phénotype des femmes change. Les femmes de plus de 40 ans sont en augmentation. Entre 10 à 15 % souffrent d’endométriose ou du syndrome des ovaires polykystiques, 20 % sont en surpoids ou recourent à l’AMP. Le terme médian des accouchements spontanés se situe entre 39 et 40 SA. Après 39 SA, le risque de mort in utero ou de morbidité grave avec séquelles est de 3 pour 1000. Il est donc éthique d’en informer les femmes et de les laisser choisir. Dans notre service, le terme de convenance est banni et nous parlons de déclenchement par choix maternel. L’autre paramètre pour que le déclenchement sans indication médicale à 39 SA soit acceptable est qu’il doit être bien conduit. Laisser un déclenchement perdurer trois jours est une aberration. »
À Necker, qui certes accueille une population particulière de fœtus avec malformations, le taux de déclenchement atteint désormais 40 %. Pour les femmes à bas risque, la proposition est faite dès la première échographie, à 12 SA. « Faire la proposition à 39 SA est déloyal », estime le professeur Ville. Il présente aux femmes deux arguments : « Nous leur expliquons que le placenta vieillit plus vite que le fœtus avec des conséquences rares, mais possibles, et que le fœtus a besoin d’oxygène en fin de grossesse, mais pas de nutriments, car il ne prend que 300 grammes entre 39 et 41 SA. »
Au CHI de Poissy Saint-Germain-en-Laye, Paul Berveiller témoigne de sa démarche personnelle : « Alors que tous les obstétriciens n’adoptent pas forcément cette option dans l’établissement, j’ai une politique plus -“ouverte” concernant les déclenchements à 39 SA, pour les nullipares comme les multipares. Une mort fœtale à terme m’est devenue tout à fait insupportable. Même s’il s’agit de minimiser un risque très marginal, je leur expose la possibilité d’un déclenchement à 39 SA tout en restant dans une démarche délibérative. C’est un choix cornélien pour les femmes, mais la majorité ne veut plus d’une médecine paternaliste qui leur dit quoi faire. »
Si les maternités de type 3 n’accueillent pas les mêmes populations, expliquant en partie des taux de déclenchement différents, il n’est pas exclu que les choix des équipes soient aussi impliqués dans les différences de taux. En 2022, le taux de déclenchement s’élevait à 18 % dans les CHU de Grenoble ou de Besançon, à 20 % à la maternité régionale de Nancy, à près de 26 % à Port-Royal à Paris ou à 30 % à l’hôpital Jeanne-de-Flandre à Lille, par exemple. Une vraie loterie du code postal pour les femmes.
INFORMATIONS MANQUANTES
Mais l’honnêteté n’imposerait-elle pas de présenter aux femmes la balance bénéfice/risque en intention de traiter ? En clair : leur exposer le nombre de déclenchements nécessaires pour éviter un risque. Patrick Rozenberg botte en touche : « Le débat est insoluble, car quel critère prendre entre de nombreux risques maternels et fœtaux rares, comme la rupture utérine ou la mort fœtale ? Il peut y avoir un antagonisme mère-enfant ou encore entre le court et le long terme. » L’estimation du risque néonatal rapportée par Yves Ville impliquerait près de 300 déclenchements pour éviter tout risque à un bébé, voire le double si la moitié des risques étaient évitables.
Éva Rydahl, sage-femme et docteure en santé publique à l’université de Copenhague, au Danemark, s’est intéressée à ces calculs en tant que membre de l’Association des sages-femmes danoises. Depuis un an, cette dernière est impliquée dans les discussions avec les autorités sanitaires qui envisagent de proposer le déclenchement à toutes les femmes à partir de 41 SA, au lieu de 41 SA + 3 jours actuellement. « Nous avons demandé à -l’Autorité danoise de santé de réviser le calcul des risques de MFIU à partir de 41 SA, en tenant compte des femmes en bonne santé, détaille la sage-femme. Le nombre de bébés sauvés serait compris entre 1 et 5 par an seulement, et non entre 6 à 7 comme initialement présenté. L’Association a estimé que cela impliquerait près de 7300 déclenchements supplémentaires au niveau national (le Danemark recense environ 60 000 naissances par an, NDLR). » En retenant un taux de MFIU de 0,62 pour 1000 pour les grossesses se poursuivant à 41 SA au Danemark, il faudrait déclencher 1612 femmes si toutes les MFIU étaient évitables, 2016 femmes si 80 % des MFIU pouvaient être évitées et 3225 femmes pour éviter la moitié des MFIU ! « Or plus on avance la date de déclenchement, plus le nombre de femmes à traiter augmente, alors que l’objectif de réduire de 50 % les MFIU s’avère même optimiste », estime Éva Rydahl. En mars 2021, dans une étude rétrospective publiée avec Eugène Declercq dans Sexual and Reproductive Healthcare, la sage-femme a montré que les recommandations en faveur du déclenchement à partir de 41 SA + 3 jours n’avaient pas permis de réduire les décès périnataux au Danemark. L’étude, basée sur les registres, incluait toutes les nullipares à terme enceintes d’un singleton entre 2000 et 2017 et notait que le taux de déclenchement était passé de 5,1 % en 2001 à 22,8 % en 2017.
« Il faut mettre ces données en balance avec les risques d’hémorragie du post-partum, d’hyperstimulation, de score d’Apgar bas ou d’absence d’allaitement à la suite d’un déclenchement », souligne Éva Rydahl. Aux États-Unis, dans un essai avant/après l’essai Arrive de Laura Gilroy publié dans l’American Journal of Obstetrics and Gynecology en mai 2022, de petites augmentations significatives en matière de complications maternelles et néonatales sont relevées : besoin de transfusion maternelle, admission en unité de soins intensifs, besoin d’assistance respiratoires des nouveau-nés, score d’Apgar bas à 5 minutes de vie.
Pour compléter l’information, plusieurs obstétriciennes pointent aussi les conséquences à long terme du déclenchement, encore peu investiguées. « La question du long terme a modifié notre perception des césariennes, par exemple », relèvent Ninon Dupuis, du CHU de Toulouse, et Maela Le Lous, du CHU de Rennes. « Les résultats de l’étude de Laura Gilroy doivent interroger », note Julie Blanc, obstétricienne à l’hôpital Nord de Marseille.
Les études épidémiologiques en population sont à même de relever les effets des interventions médicales, sans démontrer des rapports de causalité directs. « On ne peut noter que des associations dites écologiques », pointe François Goffinet, épidémiologiste à l’Inserm. C’est ce qu’a tenté de faire Hannah Dahlen, de l’école de sages-femmes de la Western Sydney University, en Australie, avec ses collègues anglaises et néerlandaises. Dans une étude publiée dans le British Medical Journal en 2020, elle a étudié une cohorte australienne de femmes à bas risque à terme entre 2001 et 2016. Il en ressort notamment que les enfants nés par déclenchement étaient plus souvent admis à l’hôpital pour des infections de -l’appareil respiratoire jusqu’à seize ans après.
Les multiples positionnements des obstétriciens entrainent donc des stratégies différentes d’information auprès des femmes. Dans une étude sur la perception maternelle du déclenchement, menée à partir de l’enquête fouillée Listening to mothers en Californie, publiée en 2020 dans le British Medical Journal of Pregnancy and Childbirth, Eugène Declercq montre que « quand bien même toutes les options sont évoquées, le soignant a une opinion plus positive dans un sens que dans l’autre et fait pression sur le choix des femmes ».
François Goffinet pointe les dangers d’informer sur les risques rares en cas d’expectative à 39 SA : « Endoctriner ses équipes à être convaincues du bienfait du déclenchement à 39 SA pour toutes influe sur les messages transmis aux femmes. Cela peut être pervers : en cas de problème chez une femme qui n’a pas choisi le déclenchement, quels regrets vont peser ? L’éthique de l’essai Arrive impose seulement d’informer les femmes qui désirent un déclenchement à 39 SA de la possibilité de le faire. » Soo Downe, professeure de maïeutique à l’université du Central Lancashire, en Angleterre, détaille son point de vue : « Pour délivrer une information , il est préférable d’indiquer le risque en nombres absolus, plutôt que de dire qu’il est doublé ou triplé, car cela ne représente rien sur de petits effectifs. Par ailleurs, certains estiment que donner des informations sur les risques est une intervention médicale en soi : car comment refuser une intervention sans risque de le regretter ? Et pour les femmes qui optent pour le déclenchement par peur des risques, comment les rassurer si la date du déclenchement doit être décalée ou reportée, pour des raisons organisationnelles ? »
L’ÉTHIQUE DE L’INFORMATION
Pour Anne Évrard, coprésidente du Collectif interrassociatif autour de la naissance, l’information faite à propos du déclenchement à 39 SA de femmes en bonne santé est aujourd’hui biaisée. « Dans un paysage obstétrical aussi morcelé sur la question, et alors que chacun se pense objectif, chacun fait de l’information auprès des femmes en fonction de ses projections, ses croyances, ses convictions, analyse-t-elle. Aucun n’a de recul sur sa propre subjectivité ou ses propres biais cognitifs. Or, pour aller au bout d’une démarche délibérative, il faudrait informer les femmes de l’absence de consensus, du fait qu’un choix est propre à son équipe ou à ses contraintes organisationnelles. Au lieu de cela, les choses sont présentées comme maîtrisées par la science et on délègue le choix cornélien aux femmes sur des bases peu solides. »
Sur le fond, Éva Rydahl s’interroge : « Une augmentation des déclenchements sans indication médicale à 39 SA absorberait des ressources importantes, financières et humaines, pour un bénéfice néonatal qui n’est pas démontré. Combien de femmes à risque, nécessitant des soins, en pâtiraient alors que nos équipes de soignants sont en souffrance ? »
■ Nour Richard-Guerroudj