En Australie, en l’espace de dix ans, entre 2006 et 2016, les frénotomies des nouveau-nés ou nourrissons, interventions qui consistent à sectionner le frein de langue, ont augmenté de 420 %. En milieu urbain et éduqué, comme dans la région de Sydney, sur la même période, le chiffre a carrément grimpé jusqu’à 3710 %. Aux États-Unis, entre 2003 et 2012, le nombre de telles interventions a été multiplié par 5, comme l’a montré une étude réalisée auprès de nourrissons hospitalisés. Les résultats d’autres travaux, menés en Nouvelle-Zélande ou au Canada, vont dans le même sens. C’est une pandémie. La France ne semble pas faire exception, même si l’on n’a pas de données chiffrées sur la pratique chez les tout-petits. Mais la situation dans notre pays est si préoccupante qu’une tribune, publiée en début d’année à l’initiative de la Société française de pédiatrie ambulatoire, a réuni pas moins de 22 organisations – et ce n’était pas une mince affaire – pour alerter sur ces pratiques abusives (voir encadré page 39).
POUR LA MÈRE
Chez les bébés, l’unique motif de l’intervention réside dans une problématique d’allaitement qui concerne la mère. Elle déclare avoir mal aux seins, présente parfois des crevasses. Généralement, le bébé tète bien, prend du poids. L’objectif principal de l’intervention vise donc à répondre à une plainte douloureuse de la mère. Inquiets de l’épidémie de frénotomies, certains médecins acceptent tout de même de réaliser le geste au prétexte d’éviter le découragement de la mère et de prolonger l’allaitement au sein. C’est le cas de Cécile Boscher, pédiatre à la maternité du CHU de Nantes et vice-présidente de l’Association des lactariums de France. Chaque semaine, elle en réalise trois ou quatre dans une maternité de 4200 naissances par an. « La décision de couper le frein de langue est prise sur plusieurs critères, explique-t-elle. Cliniquement, on regarde comment est le frein de langue. Ensuite, on observe l’allaitement. Les plaintes de la mère entrent aussi en jeu. Quand on coupe, cela part presque toujours d’une plainte des parents. La mère a des douleurs aux mamelons et présente souvent des crevasses. Dans un certain nombre de cas, si l’on ne faisait rien, avec des changements dans les techniques d’allaitement, en adaptant les positions, les crevasses finiraient par se résorber. Je propose parfois de réévaluer la situation plus tard. Mais quand une mère revient quinze jours plus tard et présente toujours des crevasses, qui se sont aggravées, elle se décourage et risque d’abandonner. Le geste de frénotomie peut permettre de gagner du temps. »
La frénotomie est généralement indiquée en présence d’une ankyloglossie. Normalement, cette dernière se caractérise par l’impossibilité de tirer la langue au-delà du bord inférieur de la lèvre inférieure. Selon la littérature scientifique, le phénomène concernerait entre 5 % et 10 % des bébés. Mais la définition est tellement floue et subjective que ces statistiques ne sont pas considérées comme représentatives de la réalité. L’ankyloglossie est d’autant plus subjective que le frein de langue n’est pas figé dans le temps. Il évolue avec la bouche du bébé. Souvent court chez le nouveau-né, il se détend assez rapidement et tout au long de la croissance. La fine membrane peut même se déchirer spontanément. Au fil des jours, la langue devient plus mobile et le bébé apprend à mieux s’en servir. « Parfois, on voit des bébés avec un frein qui retient vraiment la langue, témoigne Cécile Boscher. Elle est attachée au plancher buccal ou aux gencives. Malgré cela, la mère allaite et ne se plaint absolument pas. Si la mère se positionne bien, a des mamelons qui ressortent bien, a déjà allaité, c’est plus simple pour elle. » Les études qui ont associé une potentielle ankyloglossie à des difficultés d’allaitement sont aujourd’hui remises en question. La plupart comptent de nombreux biais méthodologiques qui ne permettent aucunement de conclure aux bienfaits de l’intervention. Publiée en 2017, une revue de la Cochrane, qui reposait sur cinq essais contrôlés randomisés ayant « une qualité de preuve faible à modérée », conclut que chez un enfant présentant un frein de langue court et des difficultés d’allaitement, la section du frein de langue peut améliorer les douleurs maternelles à court terme, mais n’a pas toujours d’effet positif sur l’alimentation de l’enfant.
FREIN FANTÔME
Parfois, la frénotomie, qui consiste à inciser le frein de langue, va jusqu’à la frénectomie, qui revient à une ablation complète de la membrane. Le nombre de telles interventions s’est aggravé depuis l’apparition du concept de « frein de langue postérieur », qui ne repose sur aucune connaissance scientifique. « À Nantes, j’ai commencé à appeler ça le frein de langue fantôme, dit Cécile Boscher. On ne voit pas de quoi on nous parle ! Cela fait déjà quelques années qu’à la maternité, une sage-femme, consultante à la Leche League, m’envoyait chaque jour des “freins de langue postérieurs” à voir. Quand j’examinais l’enfant, je ne voyais pas de quoi on parlait. Du coup, forcément, je ne coupais rien. Les médecins et les pédiatres ne savent pas de quoi il s’agit. » Certains vont même plus loin, coupant des freins de joues ou de lèvres, y compris supérieures. « On ne peut pas faire n’importe quoi sur un nouveau-né sous prétexte d’améliorer l’allaitement, s’insurge Cécile Boscher. Dans les années passées, on a vu augmenter les gestes sur les freins de langue des bébés, voire sur les freins de bouche. C’est devenu une réponse systématique à un problème d’allaitement. »
COMPLICATIONS
Or, de telles pratiques ne sont pas sans danger. Si un frein de langue un peu court ou un peu épais n’entraîne aucun trouble de l’oralité, en termes de développement du langage comme en termes d’orthodontie, l’inverse n’est pas vrai. Des bébés peuvent développer des troubles de l’oralité après une intervention censée les prévenir. « Il n’y a aucune complication lorsque la frénotomie est réalisée aux ciseaux par des gens qui savent faire, explique Cécile Boscher. Ce n’est pas un geste chirurgical. C’est une simple incision. Le frein se déchirera tout seul ensuite. Ce n’est pas sans douleur pour l’enfant. C’est surtout désagréable, car on les coince, enroulés dans une serviette, pour qu’ils ne mettent pas leurs mains à la bouche. Cela peut saigner un tout petit peu, mais ce n’est pas systématique. Il n’y a pas de système veineux ou artériel développé dans cette membrane. En pratiquant la frénotomie aux ciseaux juste avant une tétée, tout se passe bien. Chez un nouveau-né, on ne fait pas ça au scalpel ni au laser. » Plus profonde, l’intervention au laser va entraîner l’apparition de tissu cicatriciel, qui peut alors agir comme le frein de langue précédemment coupé. Voilà pourquoi certains parents recommencent l’opération plusieurs fois, les mères ayant toujours mal aux seins. Pour les spécialistes reconnus, les interventions au scalpel ou au laser doivent être contre-indiquées chez les nouveau-nés et les nourrissons. « Sur Nantes, on s’est alerté, car des enfants tout petits, à 15 jours ou 3 semaines de vie, étaient hospitalisés quelques jours après le geste, raconte Cécile Boscher. S’ils n’avaient pas de souci avant, ils en avaient après l’intervention. Ces enfants ont fait des refus de tétée, et même des malaises au moment de la tétée d’un biberon parce que c’était douloureux. En parallèle, l’allaitement n’était pas soutenu. La mère n’avait donc plus de lait. Les enfants étaient nourris au lait artificiel. Vraiment, on avait tout gagné ! » Sandrine Boudault, pédiatre au service de médecine néonatale du CHU de Nantes, acquiesce : « Dans la plupart des cas, [l’intervention]n’apporte aucune amélioration. On voit trop souvent des bébés dont le frein de langue a été sectionné et qui ne reprendront jamais l’allaitement, car la lactation s’est effondrée. »
Les exercices, souvent préconisés par des orthophonistes en période postopératoire, parfois avant ou en remplacement de l’intervention, sont également contre-indiqués. Pour Cécile Boscher, « ils sont abominables ! Ces étirements de la langue ou massages de la cicatrice sont forcément douloureux. Et eux aussi peuvent potentiellement donner des troubles de l’oralité, que l’on cherchait justement à éviter. Ce type de prise en charge n’est pas du tout adapté. » Pratiqué après l’intervention, l’étirement de la langue, donc de la plaie, augmente les risques d’infection, les délais de cicatrisation et la formation de brides cicatricielles, qui peuvent, au final, se révéler plus épaisses que le frein initialement coupé.
Les recommandations des sociétés savantes
La grosse vingtaine de sociétés savantes et d’associations professionnelles signataires de l’appel à la vigilance face à l’épidémie de frénotomies a formulé cinq recommandations :
- Qu’en l’absence de difficultés, la présence d’un frein de langue court et/ou épais ne soit pas une indication chirurgicale. Elles rappellent qu’il s’agit d’un geste agressif et potentiellement dangereux pour des nourrissons.
- Qu’en présence de difficultés, quelles qu’elles soient, la démarche diagnostique scientifique soit réalisée par des professionnels de formation universitaire, ou ayant une formation agréée officiellement en allaitement, respectant une médecine basée sur des preuves, prenant en compte l’état général global de l’enfant complétée d’une évaluation rigoureuse anatomique et surtout fonctionnelle de la succion/déglutition de l’enfant. La sanction chirurgicale, restant exceptionnelle, devra se prendre en lien avec le médecin traitant.
- Qu’une frénotomie aux ciseaux puisse être indiquée après information aux parents du rapport bénéfice/risque, à condition qu’il existe un frein lingual antérieur court et/ou épais et uniquement après échec des mesures conservatrices non chirurgicales classiquement mises en place. Ce geste est réalisé avec ou sans anesthésie de contact, remise au sein immédiate et antalgique. Après la frénotomie, aucun geste intrabuccal n’est nécessaire les jours suivants
- Que des études méthodologiquement rigoureuses ciblant les indications, l’efficacité et la tolérance de la frénotomie soient menées à terme sans délai.
- D’améliorer la préparation à l’allaitement et la formation des professionnels afin de prévenir et d’accentuer la prise en charge conservatrice et non chirurgicale en cas de difficultés.
PROFESSIONNELS SANS SCRUPULES
Si l’épidémie de frénotomies trouve probablement son origine dans l’intérêt grandissant pour l’allaitement au sein, elle vient aussi de professionnels peu scrupuleux. Aux États-Unis, des experts ont dénoncé la multiplication des praticiens autour de la bouche du bébé, certains n’y connaissant rien en allaitement. En France, certains retours de terrain laissent supposer un problème similaire. L’accroissement du nombre de consultantes en lactation, pas toujours suffisamment formées, n’est peut-être pas anodin. Autour de la bouche du bébé, gravitent également des dentistes, des stomatologues, des ORL, des chiropracteurs, des ostéopathes, des orthophonistes. « Localement, il suffit d’une seule personne qui répond à tout problème d’allaitement en conseillant la frénotomie ou la frénectomie, avec la complaisance d’un chirurgien qui accepte de couper, pour que le taux explose, constate Cécile Boscher. Nous avons vu le cas sur Nantes, avec une consultante en lactation qui n’est ni médecin ni sage-femme et qui adressait à un ORL. Les journées de ce dernier étaient pleines d’enfants avec des problèmes d’allaitement et des freins de langue à couper. Ce phénomène a été constaté un peu partout en France. Selon les lieux, le professionnel prescripteur peut être un orthophoniste, un ostéopathe… En plus de chirurgiens ou d’ORL complaisants, il y a aussi des dentistes. Nous en avons un dans la région de Nantes. Il s’est équipé d’un laser et se dit spécialiste de l’ankyloglossie. Dans la région, nous avons vu une nette augmentation des interventions depuis 5 à 6 ans. » Les bébés constituent donc une nouvelle clientèle pour des dentistes ou des orthophonistes qui ne voyaient jamais ce type de patients auparavant et ne sont probablement pas formés à l’allaitement au sein.
La multiplication des consultations de ces divers « spécialistes », qu’il faut parfois revoir, coûterait jusqu’à 500 euros aux parents. « Heureusement, cette prise en charge “complète”, inutile et dangereuse, ne concerne pas tout le monde. Mais d’après mes collègues pédiatres libéraux, ce ne sont pas forcément des parents qui ont beaucoup de moyens. On les a seulement convaincus que c’est ce qu’il fallait faire. » Une petite partie du coût financier est prise en charge par l’Assurance Maladie, le reste étant parfois remboursé par les mutuelles si les parents en ont. En 2017, en Australie, une étude a montré que des parents dépensent jusqu’à 1000 dollars dans des cliniques dentaires de Brisbane pour des frénotomies complétées de thérapies manuelles.
Ainsi, les mères qui désirent coûte que coûte allaiter leur enfant constituent une manne. Il en va de même sur internet ou les réseaux sociaux, où pullulent les échanges, blogs, articles ou sites web consacrés au sujet.
LA LANGUE, UNE FIGURANTE ?
Pourtant, le rôle de la langue dans l’allaitement est progressivement remis en question. S’il n’a jamais été scientifiquement démontré, des IRM de bébés en train de téter suggèrent que les mouvements de la langue sont sans importance. Selon Gisèle Gremmo-Féger, « les données échographiques couplées à la mesure du vide intrabuccal mettent en évidence que c’est la dépression intrabuccale effectuée par l’enfant combinée à la pression positive de l’éjection qui est le mécanisme essentiel du transfert de lait lors de la tétée au sein. Les canaux se vident de leur lait sous l’effet de la dépression intrabuccale. La langue n’effectue pas de mouvement ondulatoire de stripping du sein. » Une fois encore, la meilleure réponse reste l’accompagnement de la mère dans son allaitement. Mais l’observation des tétées, l’adaptation des positions, de la mise au sein, de la prise en bouche, de la fréquence sont des actes chronophages. Que pèsent-ils face à la frénotomie, vue comme une solution miracle et immédiate ?
■ Géraldine Magnan
Pour en savoir plus :
• La saga des « freins buccaux restrictifs » chez l’enfant allaité. S’appuyer sur les connaissances scientifiques pour éviter des interventions inutiles. Gisèle Gemmo-Féger, Co-naître, janvier 2021
• Frein de langue et nouveau-né : que sait-on en 2021 ? Cécile Boscher et Sandrine Boudault, Médecine et Enfance, septembre-octobre 2021