Le Crying Plan, un outil de prévention du SBS testé à Lille

Pour prévenir le syndrome du bébé secoué, la maternité Jeanne-de-Flandre, à Lille, expérimente depuis 2017 le Crying Plan. Cette action de prévention, inspirée de méthodes québécoise et américaine, vise non seulement à informer les parents des risques du secouement, mais aussi à modifier leur comportement.

« La colère est depuis longtemps identifiée comme une composante de l’abus physique, mais nous n’y portons pas attention. » C’est ce que soulignait Jean-Yves Frappier, pédiatre et responsable des sections de médecine de l’adolescence et de pédiatrie sociale du CHU Sainte-Justine de Montréal, lors d’un colloque organisé par l’association Les Maux – Les Mots pour le dire, le 18 mars dernier, à Lille. Alors que l’Académie américaine de pédiatrie a affirmé dès 2001 que « le syndrome du bébé secoué se prévient à 100 % », l’expert est l’un des concepteurs d’un programme de prévention du syndrome du bébé secoué (SBS), lancé en 2002 au CHU de Sainte-Justine, puis généralisé à tout le Québec en 2008. Les outils de prévention développés par ses équipes ont inspiré le programme de prévention du bébé secoué de la maternité du CHRU de Lille, baptisé Crying Plan, mis en place en 2017.


Ce graphique permet aux parents de mieux comprendre la période de pleurs du nouveau-né. © Réseau sécurité naissance

CIBLER LA COLÈRE

L’équipe de l’hôpital de Sainte-Justine a identifié l’émotion de la colère en interrogeant des parents confrontés aux pleurs persistants d’un nourrisson et des personnes responsables de secouement. « Les pleurs du bébé et autres stresseurs engendrent de la colère et de la frustration chez les parents ou les personnes prenant soin de l’enfant, explique Jean-Yves Frappier. Cette colère peut être à l’origine d’une violence incontrôlée et représente le lien entre les pleurs et le secouement. » Le plan périnatal québécois de 2008-2018 note que «  pour l’agresseur, le facteur de stress peut renforcer un sentiment d’incompétence, notamment au regard des gestes répétitifs – nourrir l’enfant, le laver, le langer – accomplis dans un état d’épuisement, d’exaspération ou de profond désarroi, états dont personne n’est à l’abri ». « Je ne pouvais pas imaginer qu’un bébé pleure autant », « Cela nous fait nous sentir coupables », « C’est tellement décourageant », ont par exemple témoigné des parents. 

« L’équipe du CHU a compris qu’il y avait une progression dans les émotions et qu’il y avait plusieurs étapes à franchir avant d’en arriver à la violence. La colère est dès lors devenue un angle de prévention universel. L’emphase est davantage mise sur la frustration parentale que sur le comportement de l’enfant et ses pleurs », témoigne Jean-Yves Frappier. S’inspirant des célèbres recherches de Raymond Novaco, qui a mis au point une échelle de la colère dès 1994 et créé une méthode de gestion de cette émotion, l’équipe de Sainte-Justine a construit son plan de prévention. 

Ce dernier a donc été repris à Lille en 2017. « Entre 2001 et 2017, entre 15 et 20 vingt bébés secoués ont été hospitalisés au CHRU, témoigne Thameur Rakza, chef de la pédiatrie à la maternité Jeanne-de-Flandre. Il était nécessaire de bâtir un plan de prévention. » 

Le programme québécois cible en premier lieu les parents. Une intervention éducative est proposée par des soignants – infirmière puéricultrice, sage-femme ou auxiliaire de puériculture –  auprès des parents lors de leur séjour en maternité. Trois fiches d’information leur sont alors remises : sur les pleurs, la colère et le SBS. À Lille, tous les personnels de la maternité volontaires ont été formés à cette intervention éducative, de façon théorique d’abord, puis en se testant en situation tout en étant filmés, afin de visualiser les ajustements nécessaires à faire.

MODIFIER LE COMPORTEMENT TOXIQUE

Similaire au programme baptisé Purple Crying élaboré aux États-Unis par le Centre national sur le SBS, la prévention auprès des parents vise d’abord à normaliser les pleurs du nourrisson. Conceptualisé par Ronald Barr, un pédiatre américain, le Purple Crying définit la période de pleurs intenses et inexpliqués du bébé. Elle débute en général quand le bébé a
2 semaines et se poursuit pendant 3 à 4 mois, avec une durée de pleurs variable selon les enfants (voir courbe). « Il est perturbant et préoccupant d’entendre que son bébé “souffre de coliques”, car cela implique qu’il s’agit d’une maladie ou d’une situation anormale. Quand le bébé reçoit un traitement pour coliques, cela renforce l’idée que quelque chose va mal, alors que l’enfant traverse une phase de développement normale », indique le site purplecrying.info. L’information des parents insiste sur le fait que, bien que rien n’apaise les pleurs, l’enfant va bien.

Le programme québécois, comme le Crying Plan ou le Purple Crying, invite ensuite les parents à inventer leur propre méthode de gestion de la colère. Il leur est demandé d’envisager ce qui leur ferait du bien s’ils se sentent excédés par les pleurs. « Savoir que la colère peut entrainer un dérapage ne suffit pas pour changer de comportement, explique Jean-Yves Frappier. Nous avons travaillé sur les plans physiologiques et comportementaux pour imaginer une boucle de prévention vertueuse. » Au Québec et à Lille, les parents sont invités à noter leurs remarques sur la fiche qui leur a été remise, et à y ajouter le contact d’une personne ressource qui pourrait les aider de façon réactive.

Ainsi, la colère est introduite comme une émotion normale à canaliser pour éviter qu’elle ne dégénère. De son côté, le Purple Crying comprend des informations destinées spécifiquement aux pères, qui représentent la plus grande proportion des secoueurs agresseurs (voir encadré).

Lors du colloque organisé par l’association Les Maux – Les Mots pour le dire à Lille, Thomas Seillier, un jeune père formé en novembre 2017 au Crying Planà la maternité Jeanne-de-Flandre a pu témoigner. « Nous avons échangé avec une puéricultrice et reçu les trois fiches au lendemain d’une nuit difficile en suites de couches à la maternité, relate-t-il. Cela nous a appris à lâcher prise, alors qu’on pense qu’on va réussir à tout faire pour notre bébé. La puéricultrice nous a prévenus que nous risquions d’atteindre nos limites face aux pleurs. Il s’agissait donc déjà d’imaginer quelles sont nos limites. Nous avons aussi pensé à solliciter notre voisine dans ce cas, pour qu’elle prenne le relai et que nous puissions ne pas entendre les cris pendant dix minutes de répit au moins. En sachant que les pleurs peuvent atteindre des pics d’intensité à 3 semaines ou 3 mois, nous étions davantage préparés. » 

Le programme de prévention québécois prévoit que l’intervention éducative soit répétée en ville, que ce soit lors de visites à domicile par des puéricultrices, à l’occasion de la vaccination du bébé par un généraliste ou autre. Le thermomètre de la colère©, un outil mis au point par Sylvie Fortin, infirmière et chercheuse de l’hôpital Sainte-Justine, destiné à la prise de conscience de son état émotionnel, est aussi utilisé comme un support de rappel, à distance de la première intervention.Il propose des parades en cas d’exaspération importante, comme de poser l’enfant en sécurité dans son lit et de quitter la pièce. « De multiples études ont montré que, pour être efficaces, les actions de prévention doivent passer par différentes sources, comme les brochures, les vidéos, ou par différents supports, comme la radio, les réseaux sociaux, les SMS ou des applications, rappelle aussi Jean-Yves Frappier. Comme pour la vaccination, où une seule dose ne suffit pas, la prévention doit être répétée. » 

Un deuxième axe du programme vise à former et outiller les professionnels de la santé, des services sociaux, de la justice et de la sécurité publique pour leur donner les moyens de repérer le syndrome du bébé secoué. Le troisième axe a pour objectif la population générale, à travers des campagnes d’information. Il a été insuffisamment déployé au Québec. En revanche, en France, une
campagne nationale de prévention du SBS a été lancée le 17 janvier dernier (lire p. 19). Enfin, pour renforcer les connaissances sur le SBS et la prévention, le quatrième axe vise à coordonner les projets de recherche sur le sujet.

Aller vers les pères


L’acronyme « Purple » recouvre plusieurs notions concernant la période de pleurs du nourrisson : pic de pleurs, inattendus, difficiles à calmer, expression douloureuse du visage, durables, en soirée. © D.R.

Aux États-Unis, le programme Purple Crying (voir illustration de l’acronyme) informe sur le triptyque pleurs du bébé/colère/risque de maltraitance. Une page entière du site internet purplecrying.info s’adresse directement aux pères. De nombreuses formulations, sélectionnées ci-dessous, peuvent servir d’exemple au discours des accompagnants à la parentalité. 

  • « Les pères apprécient en général de résoudre un problème et trouver des solutions pour se sentir mieux. Cependant, il n’existe pas de mode d’emploi pour les bébés. »
  • « Tous les enfants passent par une période, normale, de pleurs plus intenses, qui débute autour de 2 semaines, atteint son summum autour de 2 ou 3 mois et diminue en général autour du cinquième mois. Si votre bébé semble être dans cette période, ne dépensez pas votre énergie à comprendre pourquoi votre bébé pleure, vous n’y parviendrez pas. Utilisez votre temps à trouver des manières de vous apaiser et des soutiens, pour vous et votre compagne, en requérant de l’aide le soir auprès d’amis ou de la famille et prenez soin de vous. Lorsqu’on parle de période de pleurs, cela signifie que cela a un début, mais aussi une fin. »
  • « Ces pleurs intenses peuvent être particulièrement stressants pour de jeunes pères. En plus de vos nombreuses responsabilités, vous devez désormais prendre soin et assurer l’avenir de votre enfant. Lorsque vous avez l’impression que votre enfant ne veux pas de vous ou n’est pas heureux de vous voir, cela peut ajouter du stress et de la frustration que vous ressentez déjà par ailleurs dans votre vie. »
  • « Vous devez savoir que cette période de pleurs intenses que votre bébé traverse n’est pas de votre fait. Il s’agit d’une phase de développement normale et la recherche a démontré qu’elle se produit en général en fin d’après-midi et le soir, très proche de l’heure à laquelle vous avez l’habitude de rentrer du travail. Vous risquez donc d’attribuer les pleurs de votre bébé à vous ou à vos actions, mais soyez sûr que cela n’a rien à voir. »
  • « S’il vous arrive de vous demander pourquoi votre enfant pleure pile à l’heure où vous rentrez du travail, de penser que votre bébé pleure parce qu’il ne vous aime pas ou de vous sentir incompétent parce que vous n’arrivez pas à faire cesser les pleurs de votre enfant, prenez du répit et assurez vous de ne pas rester seul. »

UN PROGRAMME COMPLET

À Lille, un enseignement spécifique a été mis en place une fois par an pour les étudiants en médecine. À destination du grand public, des alertes ont aussi été conçues à travers la presse, les réseaux sociaux et un spot vidéo tourné avec l’association Les Maux – Les Mots pour le dire. La maternité Jeanne-de-Flandre a aussi proposé des conférences et échanges en direct sur Facebook sur le thème « Docteur, mon bébé pleure ».

À présent, l’objectif de la maternité est que le Crying Plan soit déployé dans les autres maternités de la région, avec le soutien de l’ARS des Hauts-de-France. « Nous souhaitons à terme que les professionnels de ville soient formés, indique Thameur Rakza. Près de 30 % des sorties de la maternité Jeanne-de-Flandre ont lieu à 48 heures de vie et nous travaillons avec 120 sages-femmes libérales qui prennent le relai de ces sorties précoces en intervenant à domicile. Elles seraient en première ligne pour renforcer la prévention du SBS. »

Comme l’ont rappelé les représentants de plusieurs professions lors du colloque organisé en mars à Lille, tous les professionnels de santé ont un rôle à jouer. Les intervenants de la PMI, les infirmières puéricultrices de même que les sages-femmes sont aux premières loges tout comme les pharmaciens, acteurs de proximité accessibles sans rendez-vous. Tous pourraient être formés au Crying Plan.

Que ce soit au Canada ou aux États-Unis, l’évaluation des actions de prévention a donné des résultats contrastés. Ils ont même pu être jugés décevants, comme le décrit le professeur Matthieu Vinchon, neurologue pédiatrique au CHRU de Lille, dans son guide du bébé secoué, disponible en ligne. « Il faut toutefois observer que la prise de conscience de l’ampleur du phénomène du SBS a permis dans le même temps un diagnostic plus exhaustif, et donc une augmentation apparente du nombre d’enfants secoués, écrit Matthieu Vinchon. Ainsi, dans notre centre, la moindre mortalité du SBS par rapport aux autres séries nous paraît résulter, plus que d’une prise en charge adaptée, d’un diagnostic exhaustif incluant les cas les moins graves. » En réalité, les actions de prévention, parfois inégales dans le temps, sont encore récentes pour produire des changements massifs de comportements. 

Le coût de la prévention

Les coûts humain et financier du SBS sont importants. La mortalité est en moyenne de 20 % tandis que la proportion de bébés survivants avec des séquelles est estimée à 75 %. Dans ces situations, l’enfant nécessite des soins hospitaliers d’urgence, une rééducation, des aides pour ses apprentissages, et des soins durant la vie entière, voire l’aide d’une tierce personne en cas de handicaps modérés-sévères. Une étude néozélandaise menée en 2012 a évalué les coûts directs du SBS pour la société, en incluant les frais judiciaires d’enquête et de protection de l’enfant, la punition des coupables. La somme totale, qui ne tient pas compte de la perte de productivité du sujet à l’âge adulte, est supérieure à 700 000 euros par enfant. Deux études ont été menées au Canada et aux États-Unis en 2018 et estiment le coût du handicap lié au SBS entre 1,4 et 6 millions d’euros selon la sévérité des atteintes.

Lors du colloque du 18 mars 2022 organisé par l’association Les Maux – Les Mots pour le dire, à Lille, sur les outils de prévention du SBS, le docteur Jean-Yves Frappier, pédiatre et responsable des sections de médecine de l’adolescence et de pédiatrie sociale du CHU Sainte-Justine de Montréal, s’est livré à un petit calcul sur le coût de la prévention en France. Il a estimé le coût à un million d’euros sur la vie entière pour un enfant atteint de SBS, et a tablé sur 600 enfants touchés chaque année en France. En parallèle, il a estimé le coût de l’intervention de prévention en maternité à 200 euros par naissance, pour des frais de formation, de matériel et de personnel. Cela représenterait ainsi 148 millions d’euros investis dans la prévention. « En ne retenant que ces données très conservatrices, la prévention permet 30 % d’économies », estime Jean-Yves Frappier. L’expert rappelle cependant que la prévention a des limites et qu’elle n’est efficace que répétée dans le temps, en multipliant les supports, les outils et les évaluations. « Une prévention très technique et coûteuse à travers la vaccination et les campagnes de tests, comme pour le Covid-19, ne prévient pas 100 % des infections, plaide Jean-Yves Frappier. Elle nécessite aussi des actions répétées, comme des rappels d’injection. Elle a pourtant été menée à coup de millions d’euros. En matière de prévention psychosociale et cognitive, comme pour le SBS, on ne peut pas s’attendre non plus à des résultats miraculeux. Il est illusoire de penser, ce qui est pourtant souvent attendu, que cette prévention soit moins coûteuse. Mais investir dans ces actions de prévention est nécessaire. Or il reste plus facile de construire un hôpital que de faire de la prévention. »

■ Nour Richard-Guerroudj