Sages-femmes, un film écrit à plusieurs mains 

Après une diffusion sur Arte le 21 avril, le film Sages-femmes, de Léa Fehner, sort en salle le 30 août. Proche du documentaire, cette fiction a été co-construite par la réalisatrice, des sages-femmes et de jeunes acteurs. Son making-off unique permet de retranscrire au plus près la réalité et les interrogations actuelles de la profession.

Deux ans de travail intense, plusieurs immersions des scénaristes et des acteurs en maternité, dix sages-femmes accompagnatrices du projet : Sages-femmes est une fiction proche du documentaire. Au départ, il y a une commande de la chaine Arte à Léa Fehner, jeune réalisatrice avec déjà deux longs métrages à son actif. « Je savais que mon film serait produit et j’ai choisi de mélanger deux processus de travail auxquels j’avais eu recours pour mes films précédents, en alliant documentation, immersion personnelle et des acteurs », explique la réalisatrice. Contrairement aux films classiques, le scénario et les dialogues ne sont pas ficelés d’avance. Tout au long du processus, tous les intervenants ont contribué à l’écriture.


Tarik Kariouh et Héloïse Janjaud incarnent Réda et Louise dans le film de Léa Fehner.
© Geko Films

DÉCRIRE L’UNIVERS HOSPITALIER

Mère d’un premier enfant ayant connu de gros soucis de santé, Léa Fehner a été confrontée à l’univers hospitalier avec son compagnon. « Nous avons été souvent victimes d’un déficit d’écoute, de réactions abusives, de moments de solitude intense et par plusieurs fois nous nous sommes sentis maltraités, infantilisés, abandonnés… Pour comprendre cette expérience, j’ai voulu me plonger dans ce monde avec mes armes de cinéaste et tenter de regarder les soignants à la hauteur de ce qu’ils sont : des hommes et des femmes, confrontés à la détresse, à la douleur, à la mort et à la vie, à l’incurie de l’hôpital, aux dégradations des conditions de travail, à la pression permanente de leur direction. » Très vite, le métier de sage-femme s’impose : les professionnelles alertaient déjà sur leurs conditions de travail. Avec sa coscénariste Catherine Paillé, elles imaginent d’abord une histoire d’amitié abimée par les contraintes de l’hôpital. « J’ai décidé de raconter l’histoire de deux jeunes sages-femmes, Louise et Sofia, deux gamines courageuses qui commencent leur vie active dans un bateau qui fait naufrage et qui pourtant conservent une féroce envie de vivre, de rire, de s’engager, raconte la réalisatrice. Comment vivre avec la violence que l’autre traverse quand soi-même on a encore si peu vécu ? Comment devenir guerrière sans devenir peau de vache ? » 

Léa Fehner interroge des professionnelles et passe du temps en observation dans plusieurs maternités. « Une sage-femme m’a parlé de cette famille qu’elle avait laissée 4 heures sans soutien avec leur bébé mort après une interruption médicale de grossesse, une autre de cette femme que le compagnon avait quittée et qu’elle avait dû laisser souffrir sans péridurale parce qu’il y avait des urgences vitales, détaille-t-elle. Toutes m’ont raconté leurs débuts dramatiques, avec des supervisions aléatoires, les péridurales qu’on pose parce qu’on n’a pas le temps d’accompagner réellement les patientes dans leur travail, le manque de dialogue faute de temps, la sensation profonde de courir sans cesse au détriment de l’humain qui fait le cœur de leur métier. »

Lors de ses immersions, elle se rapproche d’une dizaine de sages-femmes, qui deviennent centrales à la fois dans le processus d’écriture, de tournage et de montage du film. « Les sages-femmes ont été d’une générosité folle, donnant de leur temps, de leur expérience, cherchant avec nous à retranscrire au plus juste la réalité de leur métier. J’ai noué des relations amicales avec certaines d’entre elles. Une sage-femme m’a même envoyé des messages de soutien pour me donner confiance en moi lors de la préparation du film ! C’est dans leur ADN d’accompagner les femmes pour qu’elles trouvent les solutions en elles. », raconte Léa Fehner.

UN TRAVAIL DE COÉCRITURE

Marie-Aude Cuq, sage-femme depuis 2010 à la maternité Paule de Viguier, à Toulouse, est l’une des conseillères du film. À plusieurs mois d’intervalle, elle échange avec Léa Fehner, rencontre certains comédiens, assiste à leurs séances de travail dans des théâtres, les aide à affiner les scénettes qu’ils proposent, les accompagne lors de gardes, avant d’être présente lors du tournage pour guider leurs gestes techniques. « Léa Fehner nous a beaucoup demandé notre avis en amont du tournage, témoigne la sage-femme. L’objectif était un rendu réaliste, même si nous avions été prévenues que Léa prendrait quelques libertés par rapport à la réalité, pour les exigences du film. La scène de la réanimation néonatale, par exemple, qui est très parlante dans le film, ne pouvait correspondre totalement au timing réel. »

Du côté des comédiens, une grande partie du casting est portée par des étudiants du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris. Les deux scénaristes les ont rencontrés un par un, pour mieux les connaître, sans leur attribuer un rôle dès le départ. Après un travail d’écriture de plateau avec les sages-femmes, les comédiens ont entamé à leur tour une immersion à l’hôpital, tenant un carnet de bord. Héloïse Janjaud, Louise dans le film, a effectué plusieurs gardes à la maternité Paule de Viguier de type 3, à Toulouse, et aux Diaconesses, de type 1, à Paris. « J’ai enchaîné les gardes en ayant l’impression de prendre le rythme, témoigne l’actrice. J’ai été parachutée en maternité comme mon personnage dans le film. J’ai d’abord eu le sentiment de gêner avant de trouver ma place, faisant parfois le lien entre les sages-femmes et les parturientes. Comme j’étais en tenue, les gens oubliaient qui j’étais, comme si la blouse faisait « autorité » auprès des femmes. Sans cette immersion, je n’aurais pu rendre compte de l’osmose des sages-femmes avec les femmes, quand elles parviennent à trouver les bons mots dans les moments difficiles. » 

La jeune comédienne assiste à des accouchements compliqués, des IVG, des césariennes et à l’accompagnement d’une mort fœtale in utero, qui a inspiré une scène du film. « Cette expérience m’a marquée, je garderai l’image de ce couple à vie, poursuite Héloïse Janjaud. Le père s’est effondré en larmes dès son arrivée car l’accouchement devait se dérouler dans une salle classique, au milieu des autres naissances. Je me suis retrouvée avec le père dans les bras. Ce couple en était à dix années d’essai pour avoir un enfant. J’ai vu une femme guerrière qui a tenu pendant l’accouchement, s’écroulant après. Nous allions les voir toutes les demi-heures avec la sage-femme, la femme me prenait la main, on échangeait quelques mots. J’ai aussi assisté à la présentation de l’enfant décédé aux parents. » La comédienne a eu à cœur que ce couple soit représenté dans le film, même avec des adaptations. Avec les autres comédiens, elle a donc participé activement à l’écriture.

« L’immersion des comédiens a dépassé mes attentes, note Léa Fehner. Par exemple, un comédien a assisté à la naissance joyeuse de triplés, une autre à une réanimation anxiogène, Héloïse a accompagné avec beaucoup de tendresse et d’empathie un couple qui venait de perdre leur enfant in utéro… En étant plongés dans ce monde, chacun a touché du doigt ses limites, ses peurs, son sang-froid, ses forces. Évidemment, ils ne sont pas soignants mais ils ont chacun fait l’expérience dans leur chair de ce que peuvent être les défis de ce métier. À titre plus personnel, cette expérience d’écriture collective a transformé mon rapport à l’hôpital et a été un espace de réconciliation. » 


Sofia, jeune sage-femme diplômée jouée par Khadija Kouyaté, perd de l’assurance dans son métier suite à un accouchement à l’issue dramatique. © Geko Films

ENTRE DOC ET FICTION

Ce n’est que trois mois avant le tournage, alors que le scénario est quasi finalisé, que les acteurs ont su quel rôle ils allaient tenir. Pour composer son personnage, Héloïse Janjaud s’est inspirée des deux sages-femmes qui l’ont accompagnée durant son immersion. Dans le film, Louise est au début maladroite avant de parvenir à être très juste dans l’accompagnement des femmes.

Pour les scènes d’accouchement, des familles ont accepté d’être filmées le jour J, avant de venir « rejouer » l’accouchement avec les comédiens, qui recopiaient les gestes et paroles des sages-femmes. Au montage, les images ont été mixées. « C’est très physique et intense, se souvient Héloïse Janjaud. Nous avons répété plusieurs heures. Les sages-femmes ont une sorte de mélodie pendant un accouchement que nous avons repris. »

Certaines problématiques de l’hôpital et des sages-femmes sont traitées en filigrane, au décours d’un bref dialogue ou d’une scénette, comme les conflits entre sages-femmes et médecins, ou la question des femmes sans solution d’hébergement après leur accouchement. D’autres scènes rapprochent cette fiction du documentaire, comme celles tournées lors de la vraie manifestation des sages-femmes du 7 octobre 2021. « Ce tournage a été fou, s’émeut encore Léa Fehner. J’étais seule avec ma caméra à bord d’un bus de sages-femmes partant de Toulouse vers Paris. Les comédiens nous ont rejoint à la manifestation. C’était puissant, drôle et triste à la fois. Ce fut ma plus forte expérience de manif. J’y ai entendu une voix commune, l’énergie de la solidarité et à la fois de la détresse et de la colère.
Il y avait quasi un tiers de la profession, ce qui donne un sensation de représentativité incroyable. »

La coécriture du film à plusieurs mains épouse donc le point de vue des sages-femmes. Celui des femmes est moins représenté. « Je n’ai pas abordé la question des violences obstétricales et gynécologiques car j’ai vu que les sages-femmes ont introduit le consentement dans leurs relations de soins, témoigne Léa Fehner. J’ai découvert la question « Est-ce que je peux vous examiner ? » avec les sages-femmes. C’est tellement fort ! Par ailleurs, je n’ai pas encore tout à fait décortiqué les leviers qui amènent à la maltraitance dans les soins. Le temps long d’une série permettrait de l’aborder avec plus de finesse. » Pour autant, le scénario conserve des scènes de conflit, où les sages-femmes ne parviennent plus à s’accorder malgré leur objectif commun. Le film montre aussi comment une soignante peut être amenée à réifier une patiente, en parlant d’elle à la troisième personne en sa présence, quand la soignante elle-même a été fragilisée par une expérience difficile. 

CRI D’ALARME

Le scénario initial prévoyait que les conditions de travail abiment davantage les relations amicales entre les deux jeunes sages-femmes, héroïnes du film, mais les scènes qui mettent en avant la force du collectif ont été privilégiées au montage. Au final, l’écriture chorale se ressent à l’écran. « Nous avons voulu insister sur cette promesse du collectif, souligne Léa Fehner. La crise actuelle de l’hôpital nous concerne tous. Intimement. L’endroit du soignant me bouleverse : il donne son énergie, son temps, son psychisme et son corps pour l’autre. C’est ce qu’il y a de plus beau dans notre société et qui devrait infuser dans d’autres domaines. Si on abîme ça, on abîme la vie des gens et la société. Le travail des sages-femmes a une vraie place politique. Il est un des curseurs fondamentaux de la place des femmes dans notre société. Quand, à la fin du film, une sage-femme porte sur son uniforme le slogan : « le monde de demain nait entre nos mains », pour moi, au-delà d’être une vérité incontestable, c’est un cri d’alarme. » 

Le message féministe du film semble avoir été entendu, puisqu’il a reçu le prix du jury œcuménique au Festival de Berlin en 2022, que plusieurs festivals l’ont projeté et qu’il sort désormais en salles. La sage-femme conseillère Marie-Aude Cuq a quelques attentes : « J’espère que cela donnera une visibilité plus grande à notre métier. Même des gens de ma famille ont mieux compris mon activité. Si ce film pouvait participer au débat sur les pertes d’effectifs, la fermeture de maternités… » Construit en pleine période de turbulence pour la profession, le film a aussi permis aux sages-femmes conseillères de prendre du recul. « La demande de Léa est tombée entre deux confinements, raconte Marie-Aude Cuq. C’était un moment de doute professionnel. J’ai une grande gratitude envers Léa et les comédiens, car les moments d’échanges bienveillants et la rencontre entre nos deux mondes très riches m’a permis de réfléchir encore plus à mon métier et m’a procuré une forme d’apaisement. Cette expérience a été une catharsis. Elle m’a amenée à me dire que j’étais à ma place à l’hôpital, malgré tout, encore aujourd’hui. »

■ Nour Richard-Guerroudj