Enfin, la société commence à prendre la mesure des dangers du dérèglement climatique. Tous les pans sont affectés, y compris le domaine de la santé. Le bilan carbone des hôpitaux est obligatoire depuis plusieurs années. Mais il est rarement réalisé, ou alors fort mal, oubliant la majeure partie des émissions de gaz à effet de serre (GES). Quelques établissements se sont cependant penchés sur leur estimation, envisageant même de les réduire. Les maternités sont bien positionnées. En effet, au sein d’un établissement de santé, la maternité est souvent le service le moins consommateur de carbone. Et sur ce chemin vers la décarbonation, qui va de pair avec celui de la santé environnementale, les pionniers sont souvent sages-femmes. Les dernières Journées de l’Association nationale des sages-femmes coordinatrices (ANSFC) ont d’ailleurs consacré plusieurs conférences à ce sujet.
Des millions de tonnes de gaz à effet de serre
En France, les émissions de gaz à effet de serre du secteur de la santé représentent plus de 46 millions de tonnes de dioxyde de carbone (MtCO2), soit près de 8 % du total national. « Ce chiffre est le résultat d’un travail inédit en France, réalisé principalement à partir de données physiques : nous trouvons, avec un périmètre très légèrement incomplet et des hypothèses parfois conservatrices, plus de 46 MtCO2, soit probablement près de 50 MtCO2 en réalité », écrivent les auteurs d’un rapport publié en novembre 2021 par le Shift Project, un groupe de réflexion européen qui travaille sur notre dépendance aux énergies fossiles. Selon un autre rapport, international cette fois, l’empreinte carbone des soins de santé compte pour 4,4 % des émissions mondiales de CO2. « Si le secteur de la santé était un pays, il serait le cinquième pays le plus émetteur », résumait Maï Shafei, du collectif Health Care without Harm (HCWH), au congrès de l’ANSFC. Pour nous aider à situer ces chiffres fous, Matthias Didier, directeur des projets de développement durable à l’AP-HP (Assistance publique – Hôpitaux de Paris), rappelait que, d’après une base de données de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), nouvellement rebaptisée Agence de la transition écologique, une seule tonne de CO2 équivaut aux émissions de gaz à effet de serre dispersés lors de 578 035 km effectués à bord d’un TGV ou de 5 181 km parcourus en voiture. C’est également l’équivalent de 138 repas contenant de la viande de bœuf et de 1961 repas végétariens.
Dans son rapport sur la santé, le Shift Project a montré que les achats de médicaments et de dispositifs médicaux comptent à eux seuls pour plus de la moitié (54 %) des émissions de GES du secteur (voir tableau page 24). Voilà pourquoi les maternités sont bien positionnées. « Nos patientes ne sont pas malades, souligne avec évidence Dominique Licaud, sage-femme coordonnatrice en maïeutique au pôle Femme, Mère, Enfant du centre hospitalier d’Angoulême. Au niveau national, le taux de césariennes se situe aux environs de 20 %. C’est cette population qui va utiliser une salle d’accouchement puis passer au bloc opératoire. Les équipes vont alors utiliser des produits anesthésiques, des produits de suture, des champs opératoires… Tout cela a une charge carbone énorme. En outre, la maternité est un service où il y a moins de zones d’isolement. Hormis pendant la période liée au Covid, on utilise moins d’équipements de protection individuels et moins de produits chimiques pour se débarrasser de contaminants divers. Cela va forcément vers une moindre carbonation : on utilise moins de pétrole, moins de dérivés de pétrole et moins d’eau. Pour favoriser l’allaitement au sein, on utilise aussi beaucoup moins de médicaments. Cela diminue forcément l’impact carbone de la maternité. »
La force des sages-femmes
« À l’AP-HP, des sages-femmes ont été moteurs pour entamer une démarche d’audit en santé environnementale et arriver aujourd’hui à des substitutions, avec par exemple un retour à la porcelaine pour l’alimentation, expliquait Matthias Didier. C’est un travail de longue haleine. La communauté des sages-femmes était très engagée sur le projet. » La santé environnementale est en effet la face d’une pièce, l’autre face étant la décarbonation. L’une ne va pas sans l’autre. La santé environnementale vise à prévenir les facteurs environnementaux qui pourraient affecter la santé future, quand le développement durable – autrement dit la décarbonation –, vise à subvenir aux besoins des générations actuelles sans compromettre ceux des générations futures. « La force de la sage-femme, c’est d’être au contact permanent des futures générations, note la sage-femme chercheuse Chloé Barasinski, qui exerce au centre hospitalier de Clermont-Ferrand. De très nombreuses personnes, y compris des professionnels de santé, ont perdu ce lien avec la future génération et n’en ont pas grand-chose à faire. Alors que pour nous, c’est notre quotidien. Grâce à cette force, nous trouvons l’énergie pour donner un sens à notre quotidien et ne pas le lâcher. Ainsi, nous pouvons raccrocher les autres à notre combat. »
Le cœur de métier des sages-femmes, l’accompagnement de la physiologie, réunit des pratiques vertueuses en termes de décarbonation. Réduire le recours aux déclenchements, aux épisiotomies et aux analgésies péridurales, favoriser le retour précoce à domicile, encourager et soutenir l’allaitement maternel… La maïeutique permet d’économiser des soins qui présentent une lourde charge carbone et, par là même, d’éviter nombre d’émissions de GES. « Les recommandations rédigées par le Collège national des sages-femmes (CNSF) sur les interventions en période périnatale, qui portent sur l’adaptation des comportements maternels autour de la grossesse, l’alimentation, l’exposition domestique aux agents toxiques pour la grossesse et le développement, la promotion de la santé de l’enfant, ne cherchaient pas à décarboner la santé, rappelle Chloé Barasinski, qui les a encadrées (voir Profession Sage-Femme n° 271, mai 2021). Elles portaient sur le spectre de la santé maternelle et de l’enfant. » Elles n’en sont pas moins utiles dans un objectif de décarbonation.
Le CNSF recommande par exemple de diminuer le nombre, la fréquence d’utilisation et la quantité appliquée de nombreux cosmétiques et divers produits d’hygiène, en privilégiant des produits simples, élaborés avec peu d’ingrédients, rinçables. L’arrêt de l’utilisation de parfums et lingettes industrielles a aussi un gros impact sur la santé de l’enfant… et sur le bilan carbone. Pour réduire l’influence sur la santé des parabens, phtalates et autres perturbateurs endocriniens, les experts sages-femmes recommandent également d’encourager la consommation de produits frais non transformés, en préférant des contenants en verre ou en carton, plutôt qu’en plastique. « On peut avoir le tournis dans nos maternités avec tous ces repas servis dans des contenants en plastique, notait Chloé Barasinski. C’est pourquoi le centre hospitalier de Clermont-Ferrand a le projet de rétablir le service à l’assiette. Mais quid des préparations pour nourrissons distribués dans des contenants en plastique ? Nous pourrions envisager que les parents apportent leur biberon personnel en verre. C’est déjà le cas dans notre service de néonatalogie. Cela permet d’éviter de consommer des biberons en plastique et de les jeter. En plus, quand les parents consomment des biberons en plastique à l’hôpital, ils ont beaucoup plus de mal à comprendre pourquoi nous leur recommandons l’usage de biberons en verre. Cette pratique pourrait être généralisée à la maternité. Et si l’on arrivait à se passer des nourettes, il y aurait peut-être moins de compléments alimentaires qui ne sont pas toujours donnés pour de bonnes raisons. Sans parler de la composition des laits, qui posent parfois des problèmes de contamination. Mais ce choix implique un gros changement de pratiques. »
Nourettes en verre
Sans aller aussi loin, de nombreuses maternités de Nouvelle-Aquitaine sont passées au nourettes en verre. « En 2017, nous avons travaillé avec les laboratoires de lait sur le recyclage du plastique, raconte Dominique Licaud, du centre hospitalier d’Angoulême.
Ils vantaient leur filière, mais le plastique vient de loin, est mis en boîte, envoyé à l’hôpital, stocké, puis renvoyé par camion à l’autre bout de la France ou de l’Europe pour être recyclé… Cela n’a guère de sens. En 2017, nous avons pu contraindre ces labos à travailler avec une agence de recyclage située à 30 km de notre hôpital. Mais désormais, nous utilisons des nourettes en verre, avec un bien meilleur rapport bénéfices/risques que le plastique. Avant, nous avions quatre fournisseurs de nourettes. En janvier 2020, j’ai appris que des Espagnols utilisaient des nourettes exclusivement en verre. J’en ai donc parlé à nos fournisseurs et leur ai donné deux ans pour trouver une solution. Sur les quatre groupes, un seul, qui avait une usine en Espagne, a entendu. Depuis janvier 2022, ce groupe a l’exclusivité pour notre maternité. Un certain nombre d’autres maternités, comme La Rochelle ou Arcachon ont aussi fait ce choix. Les autres laboratoires perdent donc des parts de marché sur la vente de lait artificiel. Ce sont des grands groupes. Ils ne peuvent pas continuer comme ça. Mais c’est leur problème. En outre, nous sommes passées à des nourettes de 50 ml plutôt que 70 ml. Cela évite du gaspillage. »
La fin du jetable
La maternité d’Angoulême a aussi abandonné les couches jetables pour passer aux lavables. Fabriquées localement en coton plus respectueux de l’environnement par une association de régie urbaine impliquée dans la réinsertion par le travail, elles ont un impact carbone beaucoup plus faible. « Et l’économie réalisée sur les couches nous permet de payer plus cher un savon biologique », souligne Dominique Licaud. Ce savon liquide, fabriqué localement et constitué de seulement trois ingrédients, a remplacé la Biseptine pour les soins du cordon. « On utilise la Biseptine que pour les accouchements inopinés qui surviennent par exemple dans la voiture ou à domicile, lorsqu’ils ne sont pas accompagnés par une sage-femme », ajoute la coordonnatrice de la maternité d’Angoulême. À Clermont-Ferrand, comme dans de nombreux autres lieux, les instruments d’un pack d’accouchement – pinces, spéculum, etc. – sont passés de l’inox au plastique jetable. Aujourd’hui, les équipes de la maternité envisagent de revenir à de l’instrumentation entièrement réutilisable au bloc obstétrical. « Au niveau financier, on ne va rien gagner », souligne Chloé Barasinski. Mais rien perdre non plus. « De plus en plus d’études scientifiques tendent à montrer que l’usage unique perd le combat, même si la reconstruction d’une ligne logistique avec du personnel pour la stérilisation peut être coûteuse », ajoute Matthias Didier. Servir à manger dans de la porcelaine ou du verre, stériliser les instruments, laver les tissus et les couches… Ces pratiques signeraient-elles un retour en arrière ? « Peut-être, mais cela a été le cas pour de nombreuses pratiques professionnelles. L’épisiotomie en est un exemple », répond Chloé Barasinski.
Dans la version moderne, plutôt que d’un retour en arrière, on évoque l’écoconception des soins et la lutte contre le gaspillage opérationnel, qui permettent aux maternités d’aller plus loin sur le chemin de la décarbonation. Ces objectifs favorisent la pertinence des soins. Selon la Direction générale de l’offre de soins (DGOS), environ 20 % des dépenses de santé seraient dilapidées. Il faut donc lutter contre une surutilisation du soin, comme les soins inutiles ou réalisés en doublons. Ils sont légion en maternité, avec l’exemple des bilans réalisés en ville puis refaits à l’hôpital. À l’inverse, une sous-utilisation peut diminuer l’impact carbone, mais induire un surrisque de pathologies, donc entraîner une prise en charge plus lourde et augmenter le bilan carbone. Le gaspillage opérationnel concerne quant à lui des soins appropriés, mais qui peuvent être dispensés à moindre coût, que ce soit un coût financier ou un coût carbone. Même si sa réflexion sur la décarbonation de la santé est balbutiante, la DGOS a bien identifié le carbone comme un élément important de la pertinence des soins. « Des années 1980 jusqu’à la fin des années 2010, nous avons été dans une consommation à l’extrême. Désormais, nous cherchons à diminuer notre consommation et à moins exposer les enfants et les femmes enceintes. Pour les anciennes comme moi, c’est un changement total de paradigme », commente Dominique Licaud.
Plusieurs petits gestes peuvent être pensés et appliqués. « Nous avons par exemple diminué l’usage des compresses stériles, mentionne Chloé Barasinski. Elles sont conditionnées par paquets de cinq. Avant, on ouvrait un paquet et jetait le reste. En passant à un usage de compresses non stériles, on peut utiliser l’ensemble du paquet. Cela diminue le coût en carbone par compresse. » Les trousses d’accouchement, qui contiennent des compresses, une poche de recueil pour quantifier les pertes de sang, des champs jetables en papier, sont aussi à repenser. « Dans le cadre d’un accouchement classique, on n’a peut-être pas besoin d’avoir un champ sur chaque jambe et sur le ventre de la mère », suggère Dominique Licaud. Dans le même ordre d’idée, son équipe a réfléchi à la méthode de pose de la perfusion préventive de l’hémorragie du post-partum. « On pose systématiquement un cathéter intraveineux. On utilise donc un désinfectant, une compresse ou du coton, un pansement. Or, à partir du moment où l’on utilise de la chimie, on carbone. On connecte ensuite ce cathéter à un tuyau. C’est un dispositif médical stérile qui contient beaucoup de plastique et fait donc encore augmenter le bilan carbone. On relie ensuite le cathéter à une poche de perfusion qui est le plus souvent elle aussi en plastique. Aujourd’hui, nous posons le cathéter sans ajouter la tubulure immédiatement. On le fait seulement au moment où la dame entre en salle de naissance. On retarde donc le plus possible la pose de la tubulure et du flacon. Ainsi, on élimine plusieurs flacons de perfusion. » Le tri des déchets peut aussi changer. Au lieu de jeter tout déchet issu du soin, même lorsqu’il n’est pas contaminé, dans la poubelle jaune réservée aux déchets d’activités de soins à risques infectieux (Dasri), on peut déposer la plupart d’entre eux dans une poubelle classique.
Réduire la natalité ?
Pour cibler les actions les plus efficaces, la réalisation du cycle de vie d’un parcours complet en maternité serait plus efficace. C’est un travail long et fastidieux. En attendant, les diverses structures pourraient mettre en commun leurs multiples expériences. Une instance comme le Collège national des sages-femmes pourrait y réfléchir. De son côté, Seth Wynes, un chercheur canadien, suggère une solution ultime. Il a calculé que, pour chaque adulte d’un pays industrialisé, un enfant supplémentaire coûte en moyenne 58,6 tonnes de CO2-équivalent par an. Tout comme l’arrêt des trajets en avion ou l’adoption d’un régime végétalien, les solutions les plus efficaces ne sont jamais mises en avant par les autorités, souligne-t-il. Pour décarboner les soins en maternité, nombre d’actrices suggèrent de leur côté une solution plus « politiquement correcte » : 1 femme = 1 sage-femme.
Un label écoresponsable
Seul le label THQSE (pour Très Haute Qualité sanitaire, sociale et environnementale) récompense véritablement les efforts de décarbonation. Aujourd’hui, 8 maternités sont labellisées, dont 7 avec le niveau or. Celles d’Angoulême et de Clermont-Ferrand l’ont obtenu respectivement fin 2020 et fin 2021. Une petite cinquantaine d’autres structures ont entamé les démarches. « Même s’il prend beaucoup de temps, le travail pour obtenir la labellisation est très intéressant, raconte Dominique Licaud,
coordonnatrice en maïeutique au centre hospitalier d’Angoulême. Il implique un travail en transversalité avec de très nombreux services : blanchisserie, cuisine, hygiène des locaux, travaux, pharmacie… Ce label fédère les équipes dans une dynamique commune et transversale, très valorisante. La démarche a nettement cassé la morosité de ces dernières années. Avec son impact sur la santé des équipes, l’obtention du label permet aussi à notre maternité de mieux se faire connaître des sages-femmes. »
■ Géraldine Magnan