Face à la prostitution des mineures

Sans même s’en rendre compte ou le reconnaître, des jeunes filles de tous milieux sociaux basculent dans la prostitution. Le phénomène engendre des troubles et des difficultés majeures qui mettent leur santé en grand danger. Comment en arrivent-elles là ?

Les jeunes filles peuvent basculer dans la prostitution par l'intermédiaire d'un loverboy. Il s'agit d'un jeune proxénète qui piège sa victime dans une relation qu'elle pense sentimentale. © Mikala Drazdou@adobestock.com

« Il ne suffit plus de dénoncer, il faut agir ! », invective l’Association contre la prostitution des enfants (ACPE). Lassée de dresser études et constats, l’association aurait-elle enfin été entendue ? Certains spécialistes veulent le croire. Après avoir commandé un rapport sur la question à un groupe de travail, remis en juin dernier, le secrétaire d’État à l’Enfance Adrien Taquet a annoncé en fin d’année dernière le premier plan national de lutte contre la prostitution des mineurs, doté d’une enveloppe de quatorze millions d’euros, dont une partie sera orientée vers la répression des auteurs. Plusieurs développements du plan, comme une campagne de communication ou le déploiement d’une plateforme d’écoute unique, étaient annoncés pour ce mois de mars. Près de 10 000 jeunes, essentiellement des filles, seraient concernés. Souvent repris, ce chiffre oscille entre 7000 et 15 000. C’est à la fois peu et beaucoup trop. Surtout, la donnée est invérifiable. Ce n’est peut-être que la partie émergée de l’iceberg. Pour ces dernières années, certains observateurs soulignent une augmentation du phénomène, qui concernerait des filles de plus en plus jeunes. En parallèle, d’autres évoquent un meilleur repérage. Car si tous les professionnels du monde psychoéducatif et de la santé doivent encore être formés, certains commencent à être mieux armés pour repérer, orienter, accompagner. Les sages-femmes ne sont pas en reste (lire page 22).

LE BASCULEMENT

Sous-terraine et protéiforme, la prostitution des mineurs concerne surtout des filles, à 90 % au moins selon les quelques études sur le sujet. Les plus jeunes peuvent avoir 12 ou 13 ans, même si les plus nombreuses ont entre 15 et 17 ans. Les associations spécialisées comme ACPE ou Oppelia Charonne prennent les jeunes filles en charge jusqu’à 21 ans, âge jusqu’auquel l’Aide sociale à l’enfance est censée protéger les mineurs et très jeunes majeurs. Le phénomène peut être difficile à repérer et commence souvent l’air de rien. Les jeunes sont invitées à une soirée, reçoivent des cadeaux. Au départ, seule leur présence peut être valorisée. Les rapports sexuels tarifés ou contre des cadeaux (sacs de marque, baskets, bijoux, vêtements de luxe…) arrivent plus tard.

Toutes ne tombent pas d’emblée dans les griffes de réseaux organisés. Nombreux sont les microréseaux. Une copine ou un copain assure quelques missions de proxénète en herbe, avant d’acquérir un peu d’expérience. En faisant croire à de l’argent facile – « J’ai un super plan, c’est pas compliqué, t’as pas grand-chose à faire » -, qui se révèlera surtout être de l’argent rapide, la « copine », souvent elle-même victime, s’attache à tout organiser, empochant quelques billets en contrepartie. Sous couvert de séduction, les garçons se font « loverboys ». Le loverboy entretient le flou. D’abord perçu comme un petit ami, il mettra vite sa victime sous son emprise et n’hésitera pas, plus tard, à recourir aux menaces, voire à la violence, tout en fournissant des stupéfiants. Même à petite échelle, la traite des humains rapporte plus que le trafic de drogue. C’est surtout moins risqué. Impossible en effet de nier les faits avec trois kilos de cocaïne dans les bagages. Le proxénétisme sera plus difficile à démontrer. Et les loverboys prennent d’autant moins de risques que les jeunes filles, terrorisées, annonceront le plus souvent avoir été consentantes.

LE PIÈGE

« Par exemple, l’une me racontait qu’elle était allée à une soirée où elle pensait rencontrer des footeux, raconte Claude
Giordanella, qui reçoit des jeunes filles dans le cadre de plusieurs consultations dédiées en région parisienne. Son copain conduisait un Uber. Il l’a emmenée à la soirée. Tout s’est bien passé, il n’y a eu aucun souci. Sauf que pour la ramener, il fallait payer le prix de la soirée. Sinon, il la plantait au milieu de nulle part. Que fait-on quand on se retrouve dans un lieu éloigné, sans argent, sans transport et qu’on a dit à ses parents qu’on était chez une copine ou qu’on a fait le mur ? Voilà comment la jeune fille a accepté le premier rapport sexuel. Et comme la soirée était quand même sympa, elle a recommencé. Le gars est devenu son loverboy. De son côté, il a pu trouver des compensations au fait d’amener une super nana en soirée. Cela lui a peut-être permis de rentrer dans cette soirée. Il peut même avoir été payé pour ça. Il peut aussi faire penser aux copains qu’il trouve facilement des jolies filles. Cela lui rapporte donc aussi des bénéfices, même si, au départ, ils ne sont pas forcément financiers. Le phénomène est très sournois. C’est aussi la raison pour laquelle les filles ne pensent pas être en situation de prostitution. » De nombreux scénarios sont possibles. Par exemple, une collégienne peut être missionnée pour livrer une petite quantité de résine de cannabis (du « shit »), au prétexte que les filles seraient moins contrôlées que les garçons. Mais en coulisses, tout est organisé pour qu’on lui vole ce butin. Elle échoue donc dans sa mission. Sa dette est créée et l’engrenage peut commencer.

Le personnel de l’Éducation nationale repère de nombreuses jeunes en situation de prostitution. Leurs résultats scolaires sont en chute, elles décrochent. Elles affichent aussi quelques biens de consommation luxueux. Des vêtements de rechange, très sexualisés, peuvent être cachés dans leur sac.
© eyecrave- istockphoto.com

LA JET-SET SUR TIKTOK

D’après les associations, les jeunes filles qui « travaillent » seules sont très rares. Il y a presque toujours l’intervention d’un tiers. Ce tiers peut aussi passer par les réseaux sociaux comme Instagram, TikTok ou autres. Certaines jeunes filles y sont directement recrutées. Avant même de tomber sous l’emprise d’un loverboy, elles peuvent être sous celle des « influenceuses », qui étalent leur vie miraculeuse à Dubaï où elles gagent des sommes folles soi-disant en ne faisant rien ou presque, comme dans un conte de fées moderne. Les réseaux sociaux constituent d’ailleurs une arme de choix pour les futurs proxénètes et leurs alliés, qui harcèlent leurs victimes avec des rumeurs ou des photos. Pour Arthur Melon, de l’ACPE, le numérique permet aux mineurs « de s’initier à des comportements préprostitutionnels, n’impliquant pas des contacts physiques avec les clients. Il arrive ensuite que des photos intimes détenues par les prédateurs sexuels servent de moyen de chantage pour contraindre les victimes à prodiguer leurs faveurs ». Les vidéos alimentent aussi le piège. « Par exemple, il peut y avoir des garçons qui sollicitent une jeune fille pour une fellation, parce que c’est l’anniversaire d’un jeune homme, détaille Claude Giordanella. Ce sera son cadeau. Il y en a un autre, caché, qui filme et diffuse cela ensuite sur les réseaux, pour montrer aux copains qu’on l’a fait, qu’on est un gaillard un peu sympa, qu’on est en groupe. Les images circulent de manière très rapide et les jeunes filles se sentent complètement prises au piège. » Les sites internet comme Sexemodel, OnlyFans ou Wannonce, où des jeunes filles commencent par vendre leurs photos érotiques (les « nudes »), sont d’autres lieux d’accès aux clients. Ensuite, il est facile de réserver une voiture Uber et de louer une chambre sur AirBnB ou
Booking. Les chambres d’hôtel de plusieurs grandes chaînes, où l’on ne croise aucun personnel, excentrées en périphérie, sont également très prisées. Dans une enquête récente, le journal Libération évoque une « ubérisation » de la prostitution, phénomène en place depuis quelques années, mais renforcé par la crise sanitaire et ses mesures de confinement et de couvre-feu. Tout ce travail d’organisation est en général fait par le réseau de proxénètes ou le loverboy.

Au début de leur parcours, les jeunes filles ne se reconnaissent pas comme victimes. Au contraire, elles se sentent valorisées et estiment gagner en pouvoir. Elles revendiquent même ce choix. En outre, elles peuvent très vite gagner beaucoup d’argent. Certaines ont facilement entre 10 000 et 15 000 euros de revenus chaque mois, qui leur apportent une grande autonomie. Dans les foyers de l’Aide sociale à l’enfance, où la prostitution des mineures est assez répandue, les jeunes filles cumulant tous les facteurs de risque (lire page 22), le pécule d’une centaine d’euros mensuels fourni par l’administration pèse bien peu. Et les éducateurs, qui voient des filles métamorphosées et hypersexualisées sortir des foyers pour rejoindre les voitures qui les attendent devant, se sentent bien démunis. 

ESCORTING

Si elles ne se perçoivent pas comme des prostituées, dont l’image est celle d’une femme plus âgée, très abimée par sa vie, les jeunes filles revendiquent plus souvent le terme d’escort, associé au luxe, qui a aussi l’avantage de laisser planer un léger doute sur la réalité des activités sexuelles. Le mot michetonnage, un temps usité, semble être tombé en désuétude, ou plutôt passé dans un langage plus familier. D’après une enquête effectuée en 2012 par l’association Mouvement du Nid, conduite auprès de 5500 jeunes âgés de 14 à 25 ans, 60 % d’entre eux considéraient que le commerce du corps en échange d’objets ou de services n’était pas de la prostitution. En outre, 80 % d’entre eux estimaient qu’on ne pouvait pas parler de prostitution si celle-ci était occasionnelle. 

Tous les milieux sociaux sont concernés. Loin des images d’Épinal, les cités où règne la précarité ainsi que les foyers d’accueil des enfants maltraités ou des mineurs isolés étrangers (appelés mineurs non accompagnés, chez lesquels les prédateurs recrutent surtout des garçons) ne sont pas les seuls concernés. « Je connais des jeunes filles qui vivent dans les beaux quartiers parisiens, font de la harpe, jouent au tennis, témoigne Claude Giordanella. Ces jeunes filles sont très lisses, mais vides à l’intérieur. Dans ces milieux aisés, il n’y a pas forcément de violences particulières, mais il règne une espèce d’invisibilité. Parfois, les parents travaillent beaucoup, donnent de l’argent pour compenser leur absence et le manque de lien affectif. Ces jeunes filles sont vulnérables et se mettent très vite en danger. » L’argent gagné avec la prostitution permettra d’acheter la cinquantième paire de baskets, dont la jeune fille, au final, se contrefout. La prostitution lui permet surtout d’exister, d’être regardée. Comme pour toutes les victimes, la récompense est une valorisation de soi. Elle vient aussi atténuer la douleur liée à l’activité sexuelle. 

VIOLENCES PASSÉES

Selon Gilles Charbonnier, avocat général près de la cour d’appel de Paris, entre 50 % et 70 % des mineures concernées ont subi des violences à un plus jeune âge. Pour Mathieu Scott, chargé d’études à l’Observatoire des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis, qui a mené une étude à partir de dossiers fournis par l’Aide sociale à l’enfance, près de 100 % des jeunes concernés avaient un vécu antérieur de violences. Pour 90 %, ces violences avaient eu lieu au sein de la famille, par les parents ou les beaux-parents. Pour 70 % des filles, il s’agissait de violences sexuelles. Repérées par
l’Éducation nationale, les services de protection de l’enfance ou la protection judiciaire de la jeunesse, qui se mobilisent après un signalement ou une information préoccupante, les jeunes filles peuvent également l’être après des conduites de délinquance, qui accompagnent parfois les fugues plus longues. Dans le premier cas, elles sont repérées au collège ou au lycée. Les stratégies prostitutionnelles ne sont alors pas toujours très en place. À l’inverse, quand le signalement vient des services de police ou de la protection de l’enfance, la prostitution est souvent bien installée. La première urgence est alors d’orienter les enfants vers des professionnels de santé. La plupart d’entre eux souffrent de troubles physiques et mentaux. Mais pour leur accompagnement et leur prise en charge, le chemin va être long. Les professionnels de diverses cultures doivent se former, collaborer, se structurer, s’organiser. Les quatorze millions d’euros promis par le Gouvernement suffiront-ils ? 

Plan de lutte nationale

L’ensemble des mesures envisagées dans le cadre du plan de lutte nationale doit se déployer au cours de cette année. Il sera piloté par une task-force interministérielle, qui regroupe les ministères de la Santé, de l’Éducation nationale, de l’Intérieur, de la Justice, de la Ville, de l’Égalité entre les femmes et les hommes et du Numérique. Pour mieux connaître le sujet, plusieurs actions de recherche sont envisagées et doivent être financées. Afin de répondre aux jeunes et à leurs familles, une plateforme d’écoute unique doit être mise en œuvre. Le repérage sera renforcé. Le deuxième trimestre 2022 devrait ainsi voir la mise en place de formations croisées entre professionnels, dont ceux de la santé, dans chaque département. L’accompagnement et l’hébergement des mineurs en danger devraient être développés. Dès ce trimestre, le Gouvernement promet aussi de structurer l’offre de soins, tout en garantissant à chaque enfant concerné un parcours de soins personnalisé dans le cadre du déploiement du réseau des Unités d’accueil pédiatrique – Enfance en danger.

Pour aller plus loin, documents téléchargeables en ligne :

• Rapport du groupe de travail sur la prostitution des mineurs, 28 juin 2021. 

• « Exploitation et agression sexuelles des mineurs en France », édition 2020-2021, ACPE (Agir contre la prostitution des enfants). 

• « Mineurs en situation ou à risque prostitutionnel, Guide pratique à l’usage des professionnels », ACPE (Agir contre la prostitution des enfants). 

• Michetomètre. Téléchargeable sur www.acpe-asso.org

■ Géraldine Magnan