Congrès national de la sage-femme libérale – Troyes – 25 novembre 2022

Justine Jeandel et Bleuenn Ridard, sages-femmes libérales, membres de l'association Pour une M.E.U.F. Comment se positionner lorsqu’un·e patient·e témoigne de mauvaises pratiques de la part d’une consœur (ou d’un confrère) ou d’un·e autre professionnel·le de santé ? Que faire face à des témoignages de maltraitance, d’entrave à l’IVG, de violences sexuelles : doit-on signaler ? Comment accueillir et orienter son ou sa patiente ? Telles sont les questions qui nous ont été posées pour une table ronde sur ce sujet d’éthique, organisée au Congrès national de la sage-femme libérale en novembre 2022. Ces questions, très pratiques, sont issues d’interrogations de sages-femmes.

Éthique : entendre les témoignages de mauvaises pratiques, et après ?

1. Présentation de Pour une M.E.U.F.

Pour une M.E.U.F. (Médecine Engagée Unie et Féministe) est une association loi 1901 qui regroupe des soignant·es engagé·es dans la lutte contre le sexisme dans le domaine de la santé et du soin. Nos membres sont des soignant·es issu·es de différentes professions : infirmier·ères, psychologues, médecins généralistes et spécialistes, sages-femmes, psychomotricien·nes, orthophonistes, pharmacien·nes, étudiant·es en santé…

À Pour une M.E.U.F, nous souhaitons promouvoir la santé de toutes les femmes, ainsi que de toutes les personnes minorisées de genre. Nous luttons pour le développement d’une médecine et d’un enseignement en santé dénués de sexisme envers les patient·es, mais aussi envers les professionnel·les. Nous pensons que le féminisme ne se limite pas aux droits des femmes cisgenres, mais concerne aussi les personnes non binaires et transgenres. Le féminisme que nous incarnons ne se dissocie pas des luttes contre les autres discriminations systémiques : luttes contre le racisme, l’âgisme, le validisme, la grossophobie, la précarophobie, la psychophobie, la LGBTQI-phobie, etc.

Parmi nos axes de réflexion variés, les violences obstétricales et gynécologiques (VOG) occupent une place importante dans le paysage du sexisme médical. Nous pensons qu’en tant que spécialité qui prend pour objet le corps des femmes, au sein d’une société fondée sur la domination masculine et au sein d’un système médical profondément patriarcal, la nature même de la relation gynécologique est l’expression d’une hiérarchie sociale oppressive. Face à la multiplication des témoignages de VOG, allant de la négligence aux maltraitances, en passant par des violences physiques ou sexuelles, Pour une M.E.U.F propose aux professionnel·les de santé de se former à l’occasion d’un atelier intitulé “Bientraitance en gynécologie”.

2. Accueillir la parole des patientes

Nous pensons qu’il est essentiel de permettre aux personnes soignées de témoigner des mauvaises pratiques médicales qu’elles ont subies. La condition sine qua non à l’accueil bienveillant de ces témoignages est de « croire » les patient·es qui se confient. La banalisation ou la minimisation des pratiques inacceptables est courante et fait partie intégrante du problème.

Ensuite, différentes options concrètes sont à envisager et à proposer aux personnes qui témoignent : information sur les droits des patient·es, information sur les textes de loi, discours visant à restaurer les bonnes pratiques, rappel des recommandations étayées scientifiquement, dénonciations aux établissements ou aux institutions. Il sera également opportun de proposer un accompagnement psychologique de qualité à ces personnes. Aussi, on peut questionner la légitimité, dans le cas d’un témoignage ciblé, de prendre contact avec le·a soignant·e maltraitant·e, ou encore de ne plus recommander cet·te soignant·e à sa patientèle.

Enfin, il nous paraît essentiel, en tant que collectif, de rappeler la ressource primordiale que constitue le monde associatif dans les situations de violences médicales. Parmi les associations à retenir, nous citons : le Ciane, le site « gynandco.wordpress.com », Stop VOG, le Planning familial, le collectif #NousToutes, etc.

Le Ciane (Collectif interassociatif autour de la naissance) a fourni un travail étayé, détaillé et circonstancié, concernant les situations de mauvaises pratiques médicales : les différents parcours, recours et actions à mener par les patient·es et/ou les professionnel·les sont recensés sur leur site internet. Nous pensons que ces parcours constituent une réponse essentielle à la question qui nous intéresse autour de cette table ronde. Nous pouvons également renvoyer vers le blog de la juriste et autrice Marie-Hélène Lahaye, qui fournit de nombreux conseils pratiques à destination des victimes de VOG. En outre, La Fondation des Femmes a publié un travail juridique sous forme de livret à destination directe de la patientèle : Accouchement, mes droits, mes choix (https://fondationdesfemmes.org/actualites/accouchement-mes-droits-mes-choix/). Pour résumer, s’il est envisageable de tenter d’abord une médiation à l’amiable, il est aussi possible d’avoir recours aux instances ordinales, par le biais d’une plainte ou d’une doléance. Enfin, en cas de préjudice physique ou psychologique et de souhait d’indemnisation, c’est vers la justice civile qu’il faut se tourner, tandis que le pénal traite des cas de faute médicale grave (ex. : agression avérée, avec coups).

3. En finir avec le corporatisme et l’omerta

Face à l’absence de solutions claires à disposition des victimes, nous affirmons que les violences médicales sont, au même titre que les violences sexistes et sexuelles, partie intégrante d’une culture sociétale et médicale, inscrites toutes deux dans la domination patriarcale. Nous pensons que cette culture, dans laquelle les viols et les VOG restent largement impunis, se perpétue aussi à cause du corporatisme de l’institution médicale.

La médecine corporatiste est celle qui, grâce à ses institutions, se perpétue, se légitime, se préserve, se protège. Nous ne manquons pas d’exemples pour affirmer que les instances à la tête de la médecine française sont complices des médecins auteurs d’agressions. Nous pourrons citer l’affaire Joël-Le Scouarnec (médecin pédocriminel) ou encore l’affaire Émile-Daraï (médecin multi-agresseur), qui sont deux situations exemplaires de l’inactivité protectrice du CNOM (Conseil national de l’Ordre des médecins). À ce sujet, nous avons mené une enquête de terrain en 2021 au sein de Pour une M.E.U.F, disponible sur notre site internet et qui s’intitule Lutte contre les médecins agresseurs : l’impossible enquête. Elle révèle la difficulté à dénoncer des actes d’agression sexuelle quand ils sont commis par des médecins, alors même qu’ils sont graves et punis par la loi.

Les obstacles sont pluriels et se retrouvent dans l’arsenal déontologique qui existe pour encadrer les professions médicales. On peut discuter alors des notions suivantes : secret professionnel, confraternité, devoir de retenue, calomnie, violation de la vie privée. Face à ces inepties, notre association assume une position anticonfraternelle face aux témoignages des victimes de mauvaises pratiques. Nous pensons que la confraternité est très souvent vécue comme une imposition au silence, voire comme une menace pour les professionnel·les de santé qui voudraient dénoncer des actes maltraitants de la part de certain·es collègues. La confraternité n’est donc pas seulement un frein aux dénonciations, mais aussi une condition morale qui rend possibles les comportements abusifs. Nous citerons à ce sujet l’affaire d’Eugénie Izard, pédopsychiatre interdite d’exercer pendant trois mois après avoir signalé à la justice des maltraitances commises par le père d’une de ses patientes, lui-même médecin, qui s’est « retourné » contre elle via l’Ordre.

Tant que les instances censées réguler et encadrer les professions ne servent pas les intérêts, la sécurité, l’intégrité et les vécus des patient·es, nous militerons pour la dissolution de telles instances, complices et corporatistes. Nous sommes persuadé·es que la loyauté envers sa patientèle doit primer sur la prétendue confraternité envers ses collègues. Cette dernière faisant par ailleurs défaut à de nombreuses reprises dans d’autres situations sans que cela ne soit remis en question (médisances de médecins envers les conduites à tenir de sages-femmes, harcèlement au travail, hiérarchie abusive, maltraitance des étudiant·es…).

Il est donc urgent, à nos yeux, de revoir profondément les codes déontologiques des professions de santé : nous plaidons pour la suppression des freins à la dénonciation des mauvaises pratiques et pour l’intégration d’une section sans équivoque traitant des violences médicales (définitions, recours pour les patient·es, procédures simplifiées, sanctions). L’impunité est insupportable et constitue une violence supplémentaire pour les victimes.

Les VOG représentent l’une des malheureuses facettes de la culture du viol dans laquelle nous évoluons. Elles sont réelles, et courantes : selon le rapport Les actes sexistes durant le suivi gynécologique et obstétrical : des remarques aux violences, la nécessité de reconnaître, prévenir et condamner le sexisme du Haut Conseil à l’Égalité remis en 2018 à Marlène Schiappa :

« • 1 accouchement sur 5 donne lieu à une épisiotomie : 1 femme sur 2 sur laquelle une épisiotomie a été réalisée déplore un manque ou l’absence totale d’explication sur le motif de l’épisiotomie.

• Les taux d’épisiotomie – toutes grossesses confondues – sont très variables d’une maternité à l’autre : de 0,3 % à 45 %.

• 6 % des femmes se déclarent “pas du tout” ou “plutôt pas” satisfaites du suivi de leur grossesse ou de leur accouchement, ce qui représente environ 50 000 femmes pour l’année 2016.

• 3,4 % des plaintes déposées auprès des instances disciplinaires de l’Ordre des médecins en 2016 concernent des agressions sexuelles et des viols commis par des médecins. »

La remise en question de l’existence des VOG, telle qu’on peut l’entendre de la part de certains porte-paroles du CNGOF (le Collège national des gynécologues et obstétriciens français, soit la plus haute instance de gynécologie du pays) est ubuesque. L’acte de pénétration, lors d’un examen vaginal, s’il n’est pas consenti explicitement, et a fortiori s’il est brutal, douloureux ou prolongé, constitue une violence sexuelle caractérisée en droit commun comme étant un viol. Dans la pratique, la justice recherche en général l’intentionnalité sexuelle de la pénétration. C’est pourquoi il existe actuellement un débat sur la qualification de « viol gynécologique », notion que ­certaines ­associations militantes et des juristes souhaitent voir reconnaître. En effet, un examen gynécologique non consenti est un viol, et le nier de par le caractère médical de l’examen illustre bien à quel point les médecins qui le revendiquent se considèrent au-dessus des lois. Nous sommes opposé·es à une légifération spéciale qui concernerait la classe soignante comme une espèce de professionnel·les à part, bienveillant·es et bien intentionné·es par nature. Au contraire, nous pensons que la relation asymétrique qui caractérise la relation médicale engendre une domination intrinsèque (du sachant sur le profane) qui favorise les dérives et les abus d’autorité. Cet état de fait est encore plus criant lorsque d’autres oppressions structurelles existent : dans une perspective intersectionnelle, nous savons que les personnes précaires, racisées, déviantes à la normativité ou handicapées, sont plus à risque encore de subir des maltraitances médicales.

Cette nature de la relation médicale, comme les inégalités sociales de santé, devrait pousser chaque professionnel·le de santé à être plus vigilant·e et à remettre constamment en question ses pratiques.

Il est essentiel de déboulonner les édifices sur lesquels repose les soins médicaux aujourd’hui : culture du viol, esprit carabin, harcèlement en milieu professionnel, corporatisme, confraternité et complicité, new management public, mauvaise foi, prétendue neutralité et universalisme (liste non exhaustive).

L’éthique médicale, prônant une attitude réflexive adaptée à chaque nouvelle situation, et une constante remise en question des carcans moraux qui nous entourent, est une voie d’abord essentielle à notre pratique en tant que soignant·es féministes. L’éthique, c’est la responsabilisation autonome, là où la déontologie n’est que morale, devoir, et règles imposées par des tiers.

En tant que membres d’un collectif, nous sommes convaincu·es de la pertinence de la réflexion constante, collaborative et coopérante. L’une des missions prévalentes de notre association est la formation continue, qui n’a de cesse d’agrémenter nos réflexions de nouvelles connaissances. Faire partie d’un groupe de pairs, c’est cheminer vers des pensées riches, actualisées, argumentées ainsi que vers des pratiques exemptes d’absolutisme.

Pour conclure, nous tenons à rappeler quelques recommandations de bonnes pratiques en consultation gynécologique ou médicale : ne jamais présumer (de tout ce que dira, vivra, ressentira ou voudra la·e patient·e), prendre le temps de donner une information loyale, en vue d’un consentement libre et éclairé (et ce pour chaque examen, acte ou traitement, même quand cela nous paraît banal), redonner de l’autonomie aux personnes qui consultent (les intégrer dans le processus de choix des soins, proposer l’auto-insertion du spéculum, ne pas faire de rétention d’informations, accepter de ne pas faire un acte en cas de refus).

Tant que les violences sexistes, sexuelles, gynécologiques, obstétricales, conjugales ou médicales seront un problème de société, nous lutterons aux côtés des victimes pour faire entendre leurs voix, sanctionner les coupables et faire advenir une médecine plus juste. Anticonfraternel·les et féministes, tant qu’il le faudra.

Sources

1. Associations et sites internet

Ciane / Collectif interassociatif autour de la naissance https://ciane.net/associations/trouver/ Onglet “vous avez vécu une expérience difficile”

Le Blog de Marie-Hélène Lahaye, juriste spécialisée dans les VOG http://marieaccouchela.net/index.php/2020/09/30/comment-porter-plainte-pour- violences-obstetricales/

IRASF – Institut de recherche et d’action pour la santé des femmes (association loi 1901 crée en mars 2017) / https://www.helloasso.com/associations/irasf-institut-de-recherche-et-d- action-pour-la-sante-des-femmes

StopVOG : https://www.facebook.com/StopVOGfr

Créé par Sonia Bisch, après son vécu d’accouchement au cours duquel elle a été victime de VOG ; collectif source d’échanges et de soutien pour les patientes

Le Planning familial https://www.planning-familial.org/fr

Le MIOP – Mouvement d’insoumission aux Ordres professionnels 

Collectif Desordre https://mobile.twitter.com/desordrecoll Collectif #NousToutes engagé contre les violences sexistes et sexuelles https://www.noustoutes.org

Gyn&co, annuaire de soignant·es pratiquant des actes gynécologiques avec une approche plutôt féministe

Site regroupant des témoignages de patient·es sur le défaut de consentement dans les actes médicaux https://jenaipasconsenti.tumblr.com

2. Podcasts

Evrard Anne, invitée. “Anne Evrard, les violences obstétricales et gynécologiques”, Les Femmes Sages, saison 1, épisode 33, Ausha, septembre 2022. https://podcast.ausha.co/les-femmes-sages/33-anne-evrard-les-violences- obstetricales-et-gynecologiques

Rozec Thomas, narrateur. “Le Serment d’Augusta / 2 : Je cultiverai une solidarité bienveillante inclusive”, Programme B, saison 3, épisode 26, Binge Audio, 17 octobre 2022. https://www.binge.audio/podcast/programme-b/le-serment-daugusta-2-je- cultiverai-une-solidarite-bienveillante-et-inclusive

Bienaimé Charlotte, narratrice. “Le gynécologue et la sorcière”, Un podcast à soi, saison 1, épisode 6, Arte Radio, 07 mars

2018. https://www.arteradio.com/son/61659783/le_gynecologue_et_la_sorciere_6

Bouychou Sonia, hôte. “Docteur, vous me faites mal !”, Parentalités – éduquer c’est comprendre, saison 1, épisode 36, Moustic Studio, 20 janvier

2021. https://shows.acast.com/parentalite-s/episodes/docteur-vousmefaitesmal-

3. Vidéos

Faure Nina, “Paye (pas) ton gynéco – Documentaire”, [Vidéo]. YouTube. 27 juin 2018. https://www.youtube.com/watch?v=fsRZ59Urc2I

Ovidie, “Tu enfanteras dans la douleur – enquête sur les violences obstétricales” [Vidéo]. YouTube. 2019. https://www.youtube.com/watch?v=Gof5VKxkQl8

Narre Nina “Faut pas pousser ! Le doc” [Vidéo]. 17 février 2022. En vidéo à la demande sur https://www.ninanarre.com/voir-faut-pas-pousser/

4. Livres, articles et publications

Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes. 2018 « Actes sexistes durant le suivi gynécologique et obstétrical : reconnaître et mettre fin à des violences longtemps ignorées ». https://haut-conseil-egalite.gouv.fr/sante-droits-sexuels-et- reproductifs/actualites/article/actes-sexistes-durant-le-suivi-gynecologique-et- obstetrical-reconnaitre-et

Fondation des Femmes. 2018. « Accouchement, mes droits, mes choix – Petit guide juridique pour connaître vos droits pendant le suivi de grossesse et l’accouchement ». https://fondationdesfemmes.org/fdf- content/uploads/2021/06/guide-juridique-accouchement-mes-droits-mes-choix.pdf

Conseil national de l’Ordre des sages-femmes. 2021. « Code de déontologie ». https://www.ordre-sages-femmes.fr/infos-juridiques/code-de- deontologie/

Conseil national de l’Ordre des médecins. « Le Code de déontologie des médecins ». 2021. https://www.conseil-national.medecin.fr/code-deontologie

De Haas Caroline. 2022. En finir avec les violences sexistes et sexuelles : manuel d’action. Paris : Éditions Robert-Laffont.

Déchalotte Mélanie. 2019. Le livre noir de la gynécologie. Paris : Pocket.

Ehrenreich Barbara et Deirdre English. 2016. Sorcières, sages-femmes et infirmières: une histoire des femmes et de la médecine. Montréal, Québec : Les Éditions du Remue-ménage.

Ehrenreich Barbara, Deirdre English, Marie Valera et Eva Rodriguez. 2016. Fragiles ou contagieuses : le pouvoir médical et le corps des femmes. Paris : Cambourakis.

Koechlin Aurore. 2022. La norme gynécologique : ce que la médecine fait au corps des femmes. Paris : Éditions Amsterdam.

Lahaye Marie-Hélène. 2018. Accouchement : les femmes méritent mieux. Paris : Michalon Éditeur.

Rey-Robert Valérie. 2020. Une culture du viol à la française : du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner ». Nouvelle édition. Montreuil : Libertalia.

Winckler Martin. 2017. Les brutes en blanc : la maltraitance médicale en France. Paris : Éditions Points.