EXPOSÉ
Marion* consulte avec son fils, Antoine*, âgé de 7,5 mois. Elle est très triste, car elle avait le projet d’allaiter au moins un an. Or, depuis trois jours, Antoine refuse catégoriquement le sein. L’entourage de Marion lui dit qu’il faut qu’elle accepte que son fils ait décidé de ne plus téter. Pour les personnes qui entourent Marion, Antoine s’est sevré spontanément et elles trouvent Marion égoïste de vouloir « forcer son fils à téter ».
Marion essaie depuis 3 jours de maintenir sa production lactée, sachant qu’Antoine tétait encore 6 fois par 24 heures jusque-là.
Lors de la consultation, Marion pleure. Elle est très triste et ne comprend pas pourquoi son bébé la « rejette » ainsi. Il s’agit de son second enfant. Marion a allaité son aînée pendant treize mois et le sevrage s’était passé sans encombre, progressivement, au rythme de la mère et de l’enfant. L’allaitement de son second enfant s’est mis en place sans difficulté notable, la diversification a débuté aux alentours de 6 mois, au rythme de l’enfant. Avant cette grève de la tétée, Antoine mangeait à midi et au goûter en plus des tétées qu’il recevait avec plaisir.
Soudainement, Antoine s’est mis à s’énerver à l’approche du sein, se mettant en colère et repoussant sa mère à chaque tentative de mise au sein. Il parvient cependant à téter sereinement à deux reprises la nuit, en dormant. À priori, aucun changement d’habitude n’est survenu à ce moment-là, ni au niveau alimentaire du côté de Marion ni au niveau des produits d’hygiène utilisés ou autre.
J’accueille Marion sans jugement, en lui indiquant qu’elle a bien fait de venir en consultation pour parler de cela. Je lui indique que beaucoup de mères dans cette situation sont très attristées et sont souvent frustrées du comportement de rejet de leur bébé. Certaines mères peuvent même se sentir en colère contre leur bébé qui ne veut plus téter. Marion éclate alors en sanglots, m’indiquant qu’effectivement elle est très en colère et ne comprend pas son bébé. Elle ne se sent même « plus aimée » et souffre terriblement de cette situation, d’autant que tout son entourage lui renvoie une image négative d’elle-même, la décrivant comme égoïste et injuste de « forcer » son bébé. D’autre part, Marion décrit qu’Antoine est très agité depuis qu’il a arrêté de téter. Il pleure beaucoup, il est « grognon », il « dort mal », il bave beaucoup et mord sans cesse.
Nous discutons alors de ce qu’est une « grève de la tétée » et de la différence avec un « sevrage spontané », ce qui conforte Marion dans l’idée d’une grève plutôt que d’un sevrage. Je lui indique alors que la plupart des mères dans ce cas tirent leur lait afin d’entretenir la lactation. Je lui indique également l’intérêt d’essayer de rétablir du bon temps avec son bébé, sans chercher à le faire téter : bain ou douche partagée, câlins, massages… et de privilégier un maximum de tétées nocturnes puisqu’Antoine parvient à téter spontanément aisément durant la nuit. D’autre part, nous discutons ensemble du comportement d’Antoine qui semble indiquer un inconfort qui pourrait être lié à une poussée dentaire. Ceci pourrait d’ailleurs être une hypothèse expliquant le fait qu’Antoine refuse le sein. Il arrive parfois, en effet, que l’inconfort de la poussée dentaire agace les bébés au point qu’ils ne parviennent plus à téter ou même qu’ils mordent le sein.
Marion a mis en place tout ce dont nous avions parlé : elle n’a plus essayé de mettre Antoine au sein la journée et tirait son lait à la place des tétées. Elle a pris des bains avec Antoine et a favorisé les câlins et les massages aussi souvent que possible. Elle lui parlait tendrement en lui disant qu’il pourrait téter quand il le souhaiterait et n’a plus parlé de ses difficultés avec son entourage afin de ne plus se sentir jugée.
Une semaine plus tard, elle m’a rappelée en m’indiquant qu’elle était heureuse, car Antoine – qui « avait sorti deux dents » – acceptait de nouveau de téter la journée depuis quelques jours et qu’il était beaucoup plus serein.
DISCUSSION
Le refus soudain de téter chez un bébé de moins de 1 an est appelé « grève de la tétée » [1]. En effet, il est rare qu’un bébé se sèvre de lui-même pendant sa première année de vie. Généralement, un enfant qui se sèvre spontanément le fait graduellement sur plusieurs semaines ou plusieurs mois. La différence entre la grève de la tétée et le sevrage naturel est que, contrairement à l’enfant qui se sèvre naturellement, le bébé qui fait la grève de la tétée ne semble pas heureux de cette situation [2].
La grève de la tétée peut survenir à n’importe quel âge de l’enfant et pour des raisons diverses [1] :
• Facteurs liés à l’enfant : obstruction nasale, poussée dentaire, reflux [3], douleurs liées à la vaccination, séparation mère-enfant (reprise du travail) [4], enfant distrait ou douloureux [5], infection orale [6], otite, congestion nasale, infection à herpes simplex, blessures faciales [7] début d’alimentation à l’aide d’un biberon [8] ;
• Facteurs en lien avec la mère : stress, changement d’odeur corporelle (savon ou parfum), changement d’habitudes alimentaires, changement lié au cycle menstruel [3], mastite, changement d’habitudes concernant les soins à l’enfant, usage de drogues ou médicaments, mamelons plats, engorgement, réaction forte – bien que compréhensible – d’une mère lors d’une douleur au sein (morsure, candidose, etc.), ou encore changement de nounou ;
• Facteurs en lien avec la production lactée : insuffisance de production lactée [4] ou hyperlactation et réflexe d’éjection fort [9].
La grève de la tétée peut être particulièrement stressante pour la mère qui peut se sentir rejetée par son enfant. Elle peut aussi remettre en question la qualité ou la quantité de lait produite. La plupart du temps, une grève de la tétée se résout spontanément, à condition que la mère puisse être rassurée notamment en trouvant une explication à la cause de cette grève. Aider les mères à comprendre la situation et à temporiser en aidant le bébé à retrouver le chemin vers le sein permet souvent de passer ce cap difficile en renouant la relation avec Bébé [1-4]
La durée moyenne d’une grève de la tétée est de 2 à 4 jours. En attendant que le bébé reprenne le sein, le maintien de la production lactée pourra nécessiter l’expression du lait au moins aussi souvent que le bébé aurait tété [10]. Il est habituellement recommandé aux mères d’essayer d’être disponibles pour le bébé pendant quelques jours, en déléguant un maximum de tâches et de favoriser le rapprochement corporel entre la mère et l’enfant : bains partagés, massages, contact peau à peau avec Bébé… Concernant les tentatives d’allaitement, il pourrait être intéressant d’essayer différentes positions d’allaitement, d’allaiter en berçant le bébé ou en marchant ; de proposer le sein à l’enfant pour l’endormissement ou juste au réveil, ou encore pendant le sommeil.
Dans tous les cas, il s’agit pour la mère de pouvoir rester calme, de garder confiance et surtout de ne pas forcer le bébé à téter. Le soutien d’un professionnel à même de renseigner la mère sur ce qu’elle vit semble indispensable dans ce genre de situation très déstabilisante.
En effet, il est fréquent que l’entourage des mères en difficulté avec l’allaitement recommande le sevrage comme unique solution.
CONCLUSION
Soutenir les mères en cas de difficulté d’allaitement s’avère souvent complexe dans la mesure où la plupart des gens de l’entourage des mères et, parfois, même des professionnels de santé consultés par ailleurs envisagent le sevrage comme une solution au problème, et ce d’autant plus lorsque l’enfant semble ne plus vouloir téter. Les mères se retrouvent la plupart du temps très seules dans cette situation, démunies et en grande souffrance, partagées entre l’idée que leur bébé les rejette et le fait qu’en essayant de remettre leur bébé au sein, elles sont de mauvaises mères, ne respectant pas les besoins de leur bébé. La méconnaissance de l’existence de ces épisodes de « grève de la tétée » entraine donc la plupart du temps des sevrages brutaux pouvant avoir des retentissements à court, moyen et long terme : engorgement, mastite, abcès ainsi que des troubles de la relation mère-enfant sur le long terme, voire dépression du post-partum. Aussi est-il particulièrement important d’accueillir les émotions vécues par ces femmes avec empathie, d’être ouvert et d’avoir une bonne connaissance de la physiologie de l’allaitement et des nourrissons afin de pouvoir proposer un soutien adéquat permettant aux mères et à leur bébé de prendre le temps nécessaire, sereinement, afin de laisser bébé retrouver le chemin du sein sans forçage qui risquerait d’aggraver la situation.
*Les prénoms ont été modifiés.
Céline Dalla Lana, sage-femme, consultante en lactation IBCLC, formatrice, autrice.
L’autrice ne déclare aucun conflit d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique, industrielle ou agroalimentaire.
Références bibliographiques
[1] Schanler : Breastfeeding handbook for physicians. – Google Scholar [Internet]. [cité 16 oct 2022]. Disponible sur :
https://scholar.google.com/scholar_lookup?title=Breastfeeding+Handbook+for+Physicians,+American+Academy+of+Pediatrics&author=RJ+Schnler&publication_year=2006&
[2] Le sevrage du temps des fêtes [Internet]. Ligue La Leche. [cité 16 oct 2022]. Disponible sur: https://allaitement.ca/allaitement/le-sevrage-du-temps-des-fetes/
[3] Szucs KA. American Academy of Pediatrics Section on Breastfeeding. J Hum Lact. nov 2011;27(4):378‑9.
[4] Nayyeri F, Raji F, Haghnazarian E, Shariat M, Dalili H. Frequency of “Nursing Strike” among 6-Month-Old Infants, at East Tehran Health Center and Contributing Factors. J Family Reprod Health. sept 2015;9(3):137‑40.
[5] Abbott MB, Vlasses CH. Nelson Textbook of Pediatrics. JAMA. 7 déc 2011;306(21):2387‑8.
[6] Wambach K, Riordan J. The cultural context of breastfeeding. In: Breastfeeding and Human Lactation. Boston and London: Jones and Bartlett; 2010. 245 pp.
[7] Winchell K. Nursing strike: misunderstood feelings. 1992;4(8):217-9.
[8] Khayyati F. An investigation into the reasons of terminating breastfeeding before the age of two. J Qazvin Univ Med Sci. 2007;3(11):25‑30.
[9] Jalali F, Kamiab Z, Khademalhosseini M, Daeizadeh F, Bazmandegan G. Nursing strikes among infants and its affecting factors in Rafsanjan city. J Med Life. 2021;14(1):56‑60.
[10] Christelle. AA 68 : Refus du sein, grèves de la tétée [Internet]. [cité 16 oct 2022]. Disponible sur: https://www.lllfrance.org/vous-informer/fonds-documentaire/allaiter-aujourd-hui-extraits/1157-68-refus-du-sein-greves-de-la-tetee